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Le temps du héros.

II. Arthur de La Borderie et la conspiration de Pontcallec.

5. La légitimité d’une résistance armée.

Des conjurés « déridiculisés ».

Les gentilshommes impliqués dans la conspiration avaient donc de réels buts politiques, de fortes revendications, de légitimes intentions. Par le truchement de la lutte légale, La Borderie tend à argumenter contre Lemontey ou Colombel, débarrassant les conjurés du ridicule, montrant, aussi, les préjugés à l’œuvre dans les récits de ceux qu’il qualifie d’« écrivains de l’école dite libérale, qui presque tous, abhorrent les provinces et adorent le despotisme pour peu qu’il ait soin d’écrire sur son étouffoir le mot de centralisation », ces historiens qui, selon lui, « se sont plu souvent à faire au despotisme ministériel des deux derniers siècles un titre d’honneur de sa lutte persévérante contre la liberté provinciale, en se fondant surtout sur la ridicule impéritie des pauvres provinciaux, incapables de rien entendre à leurs propres affaires sans le secours de cette habileté administrative et de ces flots de lumière incomparable dont Paris était le foyer 716».

714 Ibid., ch. IV, p. 111. 715 Ibid., ch. IV, p. 113. 716 Ibid., ch. IV, p.111.

Face aux conceptions de Lemontey, La Borderie s’en prend ainsi à « l’effet ou du parti-pris ou de l’ignorance, et peut-être de tous les deux » qui le font « injurier si durement » les gentilshommes bretons. « [Lemontey], nous dit La Borderie, met vraiment la Bretagne en caricature. Sous l’enveloppe froidement correcte de ses phrases académiques la haine perce, et l’on discerne clairement qu’à ses yeux le premier crime des conjurés de 1720, après celui de leur défaite, c’est leur double qualité de Bretons et de gentilshommes. Aussi serait-il superflu de discuter avec [lui] 717».

Le propos de Colombel, c’est indiscutable, le gêne davantage. C’est que La Borderie, du fait de ses opinions politiques résolument conservatrices, voue une certaine affection pour l’idée centrale qui fait Colombel hostile au complot – le principe d’autorité :

« [Colombel] a […] choisi pour ses batailles un meilleur terrain. […] Il veut que les gouvernements soient défendus, même dans la rigueur où la nécessité les entraîne, même contre les émotions irréfléchies de l’opinion publique. Sentiment louable, s’il en fut. Hommage précieux rendu au principe d’autorité. […] Le sentiment par lui-même est excellent ; mais est-il ici bien à sa place ? 718».

La réponse est non, évidemment ; et c’est à expliciter son propos que s’ingénie ensuite l’historien.

Une résistance armée fondée en droit.

Par le récit de la lutte des états et du Parlement, La Borderie montrait un pouvoir central coupable de provocations et de despotisme face à une Bretagne impuissante à défendre simplement ses droits contractuels, à conserver ses libertés et ses privilèges.

« Les libertés essentielles de la province, consacrées solennellement par l’édit d’Union, avaient été violées avec éclat, les remontrances des trois Ordres méprisées, l’autorité du Parlement méconnue et insultée, l’opposition de la noblesse, quoique parfaitement légale, châtiée comme une sédition 719».

Tout était-il fini alors ? « [Ayant] épuisé sans succès toutes les voies et toutes les formes de la résistance légale 720», les Bretons allaient-ils simplement se résigner ?

717 Ibid., Introduction, p. 2. 718 Ibid., p. 3. 719 Ibid., ch. VI, p. 2. 720 Ibid., ch. VI, p. 2.

« S’arrêter, c’était déserter la constitution bretonne, dont la défense leur semblait un devoir sacré. Continuer, maintenant que toutes les voies légales restaient interdites, c’était se condamner à faire, dans un avenir prochain, appel à la force et au cruel jeu de la guerre civile. Les patriotes bretons en étaient donc arrivés à ce point hasardeux des affaires humaines, où tous les partis à prendre semblent d’un égal péril, où les prudents délibèrent et les mous fléchissent, où les faibles s’effraient et reculent, où les téméraires se précipitent 721

».

Peut-on alors reprocher aux Bretons leur témérité, leur entêtement à reconquérir les libertés dérobées ? Les aurait-on voulu immobiles, souffrant impassible la tyrannie ? Cela eût été faiblesse. D’autant que, théoriquement, le contrat d’Union, synallagmatique, avait été rompu par la France – et n’avait donc plus cours.

« Que les Bretons eussent le droit, au point de vue absolu, de passer de la résistance légale à la résistance armée, cela n’est pas douteux un seul instant. L’édit d’Union […] était un vrai contrat synallagmatique. La Bretagne était soumise à la couronne de France, à condition que la Couronne respecterait inviolablement ses privilèges, et la Couronne avait accepté cette condition. Or, le premier des privilèges de la Bretagne venait d’être violé. Ainsi la condition de l’Union se trouvant détruite, l’Union en droit cessait d’être. La force seule la maintenait, force injuste et oppressive, contre laquelle les Bretons avaient tout droit de protéger leur pays par tels moyens qu’ils voudraient. Ils pouvaient prendre les armes, ils pouvaient pour mieux se défendre recevoir des secours de toute nation qui voudrait leur en donner ; car l’Union étant rompue ils rentraient dans tous les droits et dans le même état d’indépendance qu’ils avaient avant l’Union 722

».

S’en prenant directement à Lemontey et à Colombel La Borderie affirme, clairement : « on ne peut donc sans injustice donner [aux conjurés] les noms odieux de traîtres et de rebelles 723». La résistance armée est légitime, elle n’est nullement trahison nationale mais s’inscrit dans le cadre contractuel de l’alliance à la France. La faute est entièrement sienne si les futurs comploteurs furent amenés à prendre les armes.

721 Ibid., ch. VI, p. 2-3. 722 Ibid., ch.. VI., p. 4. 723

Ibid., ch. VI, p. 4. Plus tard, en 1868, La Borderie dira encore, sur ce même sujet : « Quant au reproche banal d’avoir livré leur pays à l’étranger, il serait bien temps d’en faire grâce aux conjurés bretons ; sans quoi ces déclamations, de simplement ridicules, deviendront odieuses, car sous ce faux vernis de patriotisme, chacun verra aisément percer l’effronté mépris du droit, l’immorale apologie de la force brute ». Arthur DE LA

BORDERIE,. « Lettres bretonnes. M. de Carné et la conspiration de Pontcallec », Revue de Bretagne et de Vendée, troisième série, tome IV, 1868, p. 206.

Réserves et sympathies.

En droit absolu, on l’a compris, les Bretons pouvaient légitimement employer la force ; le devaient-ils pour autant ? La Borderie n’est pas sans réserves – et c’est à ce moment que la critique de Colombel résonne avec le plus d’écho. En effet, écrit-il, « profondes sont les calamités de la guerre civile ». De plus, « une défaite ne manquerait point d’aggraver le sort de la Province ». Pourtant, contrairement à Colombel ou à Lemontey il n’estime pas la conspiration perdue d’avance ; c’est que, nous dit-il, rien n’autorise à penser que les gentilshommes aient rêvé d’une rupture définitive à la France comme il a été dit ici et là ; ce ne sont que pures chimères. Les ambitions des comploteurs, simplement, suggère-t-il, était de gagner quelques places au cœur de la Bretagne, de s’y établir avec sûreté afin d’obtenir des garanties pour faire sortir de la province Montesquiou et Montaran et ainsi retrouver l’usage des libertés. « Le succès à la rigueur était possible, mais certes très-difficile ».

Toutefois, si La Borderie « n’approuve pas, encore bien moins condamn[e-t-il] la conjuration bretonne ». Suivons ici, une fois encore, son propos :

« Voici une remarque qui me semble importante. Bien des fois, depuis soixante ans, nous avons vu dans nos villes l’émeute promener ses enseignes et ses bataillons funestes ; nous avons pu facilement passer en revue son armée : les soldats sont presque tous des recrues de la misère n’ayant rien à perdre, tout à gagner ; les chefs mêmes, pour la plupart, ont bien plus à espérer de la victoire qu’à craindre de la défaite. Rien de pareil dans la conspiration des gentilshommes bretons. Tous tiennent dans la société de leur temps un rang distingué, plusieurs y font grande figure avec grande naissance et grande fortune ; ceux d’entre eux qui se jugent pauvres ont devant eux un chemin aisé de s’enrichir : un peu de complaisance envers M. de Montesquiou leur vaudra croix et pensions ; tous d’ailleurs peuvent vivre paisibles et honorés, au milieu de leurs enfants, de leurs serviteurs et de leurs vassaux, exerçant cette sorte de royauté rustique et patriarcale […] ; tous peuvent vivre joyeux dans leurs vieux manoirs. […] Ils peuvent jouir tranquillement de tous ces biens, et ils y renoncent pour une entreprise dont le succès, fort incertain, leur profitera moins qu’une seule visite chez M. de Montesquiou, dont l’insuccès leur vaudra l’exil, la confiscation, la mort peut-être. Ce n’est donc point l’égoïsme qui les pousse, mais l’amour de la justice et du droit, le culte des vieilles traditions nationales, le désir enfin de ne point léguer à leurs fils une condition pire que celle qu’ils ont héritée de leurs pères. Sentiments nobles et hauts, qui ne sont pas devenus assez communs pour ne plus mériter l’admiration 724

».

724

Toutes les citations de ce paragraphe sont issues de Arthur deLA BORDERIE, « Histoire de la conspiration de Pontcallec », op. cit., ch. VI, p. 5.

La conjuration est le fait d’une élite désintéressée ; voilà qui assure la moralité des acteurs, l’héroïsme de l’acte, loin des ambitions basses et viles de ceux qui se jettent dans l’anarchie de la sédition sans rien n’avoir à perdre. La richesse, le prestige des conspirateurs garantit la grandeur de l’entreprise. Il semblerait que pour La Borderie le processus inverse de celui qu’il reproche à Lemontey fonctionne – c’est sans doute leur double qualité de Bretons et de gentilshommes qui plait tant à l’historien.