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Pontcallec romancé.

III. Les mémoires orales de Pontcallec.

2. Une authenticité du souvenir.

Deux autres gwerzioù publiées présentent, en effet, à l’image de la gwerz du Barzaz-Breiz, un portrait élégiaque du marquis.de Pontcallec. La première fut collectée par un certain J. Le Digabel, publiée dans le premier numéro de la Revue morbihannaise642. Pour ne pas risquer de s’exposer aux mêmes critiques que La Villemarqué, il prit soin d’indiquer ses sources : la

gwerz lui fut transmise par un abbé, Jean-Mathurin Cadic, qui lui-même la reconstitua à partir

de trois variantes dont la principale fut collectée près d’Auray, apportée par des moissonneurs originaires de Guéméné, à deux pas du Faouët et de Pontcallec.

La version présentée par Le Digabel est très proche de celle de La Villemarqué643. Elles sont parcourues, tout au long, du même refrain lancinant ; la même structure générale les anime : la première partie introduit l’homme Pontcallec dont l’éloge est au sein de ce chant plus poussé encore que dans le Barzaz :

« Ecoutez et vous entendrez un chant nouvellement composé.

Il a été composé sur le marquis de Pontcallec, le meilleur homme qui fut au monde. Le meilleur homme qui fut au monde, et pourtant il a eu la tête tranchée !

Ce n’est pas pour avoir commis un crime que Pontcallec a perdu la vie ; C’est pour avoir défendu son pays avec les seigneurs des alentours. »

La même dualité mémorielle du personnage se retrouve ici : martyr et héros des libertés bretonnes. La deuxième partie du chant narre la dénonciation du marquis. Détail d’importance le délateur est ici « un pauvre qui mendiait son pain » rencontré près du château de Pontcallec et non un gueux de la ville comme dans la gwerz de La Villemarqué. Troisième partie les dragons investissent le presbytère de Lignol et arrêtent le marquis, qui en ses derniers instants se fait nostalgique :

« Avant de quitter le pays, je voudrais encore revoir une fois mon manoir, Pour changer d’habits, et prendre ma ceinture toute pleine d’argent,

Pour échanger mon petit chapeau de paille, et mettre mon manteau de velours, Pour prendre mes souliers neufs, et mon petit cheval de trot. »

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Jean-Mathurin CADIC, « Marü er marquiz a Bontcallec », publié par J. LE DIGABEL, Revue morbihannaise, 1891-1892, tome 1, p. 345-352.

643

On pourra en juger par un coup d’œil à l’Annexe 3 où j’ai cru utile de reproduire les différentes versions du chant dont j’ai pu entrer en connaissance.

Pontcallec, plus encore que dans la version du Barzaz, est un noble riche et puissant – trait caractéristique à sa mémoire. Le prestige est ici plus économique que social, moins familial que financier. Enfin, en quatrième partie, vient la mort du héros, martyr, déclenchant les apitoiements tempétueux de la province entière :

« Un cri de douleur se fit entendre de tous côtés, quand le marquis quitta le pays. De toutes parts on accourait pour le voir encore une fois.

Chacun lui disait avec douleur et pitié :

Au revoir, seigneur marquis, peut-être reviendrez-vous encore.

Je reviendrai, si c’est la volonté de Dieu ; priez pour moi, mes enfants. Quand il arriva à Nantes, il fut jeté en prison ;

Il fut jeté dans une sombre prison avec trois de ses compagnons fidèles. Bientôt il fut condamné à mort par des hommes méchants et maudits ; Il fut condamné à mort et décapité par le bourreau.

Quelle affliction et quelle douleur quand son sang coula sur la terre,

Au point que tous les habitants de Nantes disaient : c’était péché de tuer le marquis ! Pleurez, vous tous, Bretons, oui, pleurez, car vous venez de perdre un bon maître ! Vous venez de perdre un bon maître ; vous n’en trouverez plus de semblable ! Vous, gens pauvres et sans fortune, pleurez aussi avec les autres !

Pleurez aussi avec les autres, car vous regretterez le marquis !

Car vous regretterez le marquis : il ne soulagera plus votre pauvreté ! »

Une autre complainte propose un pareil portrait du marquis, héroïsé, canonisé, celle collectée près de Guéméné par un anonyme J. H. et reproduite dans la revue Dihunamb ! en 1906644. La teinte antifrançaise y est fort appuyée ; le marquis de Pontcallec est décrit comme :

« Un homme loyal et courageux.

De meilleur que lui, il n’en fut jamais, – et pourtant il a été décapité. Le Marquis a été décapité, – Non pas à cause d’un crime,

Mais parce qu’il défendit son Pays – Avec les gentilshommes des environs. Il chérissait les Bretons, – Mais les Français, je ne dis pas,

Mais, les Français, je ne dis pas, – Car ils ne font qu’opprimer les Bretons. 645»

644

La même structure se rejoue ensuite ; la trahison par un « pauvre », l’arrestation, les manières du marquis déguisé en paysan et qui demande à changer de tenue afin de retrouver son rang avant de rejoindre ses geôles :

« On entendait des cris partout, – Lorsque le Marquis quitta le pays ; Des gens arrivaient de tous côtés – Pour le voir encore une fois, Et chacun, plein de douleur et de pitié, –Chacun lui disait :

– « Monsieur le Marquis, au revoir ! – Sans doute, vous serez bientôt de retour ? – « Je reviendrai, si c’est la volonté de Dieu. – Priez pour moi, mes enfants. » »

Intervient alors la sœur du marquis, qui se lance à sa recherche et va pour le sauver :

« A peine entrée dans Nantes, – La sœur du Marquis fut terrifiée, La sœur du Marquis fut terrifiée, – En voyant tout le monde pleurer. Grands et petits, tous pleuraient : – Le Marquis venait d’être mis à mort… Quelle tristesse, quelle douleur, – Lorsque on sang avait arrosé la terre ! Si bien que les Nantais disaient : – « C’est un crime de tuer le Marquis » ! »

Mais la sœur, peu perspicace, n’a pas encore été avertie…

« La sœur du Marquis demandait – Au chef de la prison, ce jour-là :

– « Bonjour à vous, Monsieur, je vous salue ; – Je viens vous réclamer mon frère.

– « Votre frère, hélas ! vous ne l’aurez pas ; – Vous avez parlé trop tard, » Vous avez parlé trop tard : – Il vient d’être décapité ».

La sœur du Marquis s’écria en pleurant : – « Français, n’oubliez pas ceci : « Entre les Français et les Bretons, – Il y aura toujours la tête du Marquis !... »

Terrible sommation, à laquelle fait écho la damnation professée par les habitants de Berné dans les derniers moments du chant, que tente de tempérer, sans succès, le recteur de la paroisse :

« Le marquis a été mis à mort ;

» Il a été décapité à Nantes, – Décapité par les Français.

» Pleurez, pleurez-tous, Bretons, – Car vous avez perdu un bon maître,

» Car vous avez perdu un bon maître ; – Vous n’en retrouverez pas de semblable.

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La gwerz de J.H. est en breton seule ; nous nous basons ici, et pour le reste du propos, sur la traduction de Camille LE MERCIER D’ERM, reproduite dans La chanson des siècles bretons, Dinard, A l’enseigne de l’hermine, 1931, p. 61-82.

» Et vous, pauvres gens, pauvres déshérités, – Avec les autres pleurez aussi ; » Vous pouvez regretter le Marquis : – Il ne viendra plus en aide à votre pauvreté ». Il n’avait pas achevé de parler – Que tous s’étaient mis à pleurer ;

Et ils criaient en s’en allant : – « Malédiction rouge aux Français !... »

– « Pardonnez ! pardonnez aux Français, – Comme il leur a lui-même pardonné ; » Pardonnez, ne vous irritez pas ! – Il est mort comme un Saint.

» Du haut du ciel, jusqu’à la fin du monde, – Il aimera encore les Bretons, » Il aimera toujours les Bretons – Et les défendra contre les Français ». » Mais tous continuaient à crier : – « Malédiction rouge aux Français !» »

Ces deux chants et celui de La Villemarqué sont donc forts semblables, structurellement, substantiellement ; sans doute partagent-ils un « ancêtre commun » avant que l’action du temps et de la mémoire défaillante, le jeu des hasards et des reprises n’entraînent une différenciation progressive du chant dans l’espace breton. Certes les différences existent : on pense à ces dissymétries du détail – telle l’identité sociale du délateur –, on pense à ce discours anti-bourgeois fort appuyé dans le Barzaz-Breiz et qui disparaît complètement dans les autres gwerzioù comme disparaissent les allusions directes à la chouannerie, on pense surtout au style, à la façon du chant. Les propos des gwerzioù de 1891 et de 1906 semblent en effet fouillis et décousus face à l’unité épique et parfaite de la gwerz du Barzaz, à sa parfaite structuration politique. Sans doute faut-il ici convoquer les conclusions de Donatien Laurent et d’Eva Guillorel, et imputer ces distorsions à La Villemarqué, le croquer en ciseleur de pierre qui parvint, par un habile travail d’ornement, à transformer des fragments de gwerzioù, un peu confus et embrouillés, à tendance outrancière dans leur velléité hagiographique, en chant pur et naïf, mieux construit, plus émouvant, plus puissant politiquement. Sans doute, mais cela importe peu pour notre propos : les dissimilitudes avant tout formelles entre les trois

gwerzioù ne diminuent pas la portée de leur convergence : elles présentent toutes trois un souvenir commun, une tradition mémorielle similaire, celle d’un Pontcallec effectivement

politisé et héroïsé – et c’est là tout ce qui nous intéresse.