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Les complaintes en langue bretonne : Gwerzioù Pontkalleg.

Les échos immédiats

III. Les premiers motifs de la tradition.

1. Les complaintes en langue bretonne : Gwerzioù Pontkalleg.

Géographie et radiographie du souvenir.

Dès 1720378, Pontcallec fut l’objet de complaintes en langues bretonnes, de gwerzioù379, qui constituent le plus beau fleuron à l'aune duquel il est possible d’évaluer la tradition mémorielle telle qu’elle sut se constituer en Bretagne380

. Ces complaintes, dont les tons et les mots embaumèrent la Basse-Bretagne, se constituèrent d’abord dans le Morbihan, autour de Berné et de Lignol, c'est-à-dire au cœur des espaces qu’habitait notre marquis. Puis plusieurs pièces ont été collectées dans le sud-Vannetais et dans le Trégor, démontrant la diffusion progressive du souvenir. Le nombre même de versions retrouvées – on l’estime à vingt- neuf381 – témoigne de la vivacité de cette tradition qui, dès 1720, s’empara de notre figure. Un souvenir néanmoins situé géographiquement – la carte suivante, réalisée par Eva Guillorel, peut se penser comme une géographie de l’intensité du souvenir de Pontcallec en Bretagne :

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On peut en effet supposer, avec Eva Guillorel, que les gwerzioù sont le plus souvent contemporaines des faits qu’elles relatent : « Tout invite à penser que les gwerzioù ont été composées très rapidement après les événements, ce qui n’est pas particulier au répertoire en langue bretonne. […] La précision des éléments relevés dans de nombreux gwerzioù invite […] à envisager un bref délai entre l’événement et la chanson, qui est souvent très bien documentée ». Eva GUILLOREL, La complainte et la plainte. Chansons de tradition orale et archive criminelle : deux regards croisés sur la Bretagne d’Ancien Régime (16e-18e siècles), Thèse de doctorat sous la direction de Philippe HAMON, 4 vol., 2008, vol. 1, p. 171-172.

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Chants en breton, à caractère historique ou légendaire, dramatique, émotionnel et poétique.

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La gwerz, en tant que source, a ceci de problématique qu’elle est un matériau en perpétuel changement, jamais fixe, susceptible de toutes les mutations, portée par un grand nombre d’auteurs/transmetteurs anonymes. Contemporaine des faits qu’elle exprime, elle est ensuite déformée au rythme de ses transmissions successives, réactualisée parfois, modifiée toujours par les voix qui la portent. Conséquemment il est quasiment impossible de dater avec précision tel ou tel élément d’une gwerz ; seulement, grâce aux travaux des collecteurs, pouvons-nous juger de l’aspect d’un chant à un moment t, celui où il fut enregistré. Pour le cas Pontcallec, notons la même trame globale dans l’ensemble des chants conservés, la récurrence de mêmes formules d’un chant à l’autre, tout cela laisse penser qu’il n’y a eu, en 1720, au moment où les complaintes Pontcallec s’inventent, que quelques chants tout au plus qui ensuite se sont différenciés, au gré de déformations successives, afin de donner un corpus abondant.

Dans cette partie, exclusivement consacrée à la tradition mémorielle telle qu’elle fut en 1720, nous avons tenté de rapprocher toutes les gwerzioù Pontkalek afin d’analyser ce qui constitue leur dénominateur commun, ce que nous pensons donc être le cœur historique des gwerzioù Pontkalek, leur propos en 1720, avant pour celles-ci d’être soumises aux intempéries de la mémoire défaillante, trafiquée ou reconstruite. Voir Infra, chapitre 5 : « Gwerzioù ».

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« La chanson sur la mort de Pontcallec constitue une pièce remarquable dans l’ensemble des gwerzioù. […] Les collecteurs ont recueilli la gwerz de Pontcallec à de nombreuses reprises aux XIXe et XXe siècle. On connaît treize versions notées manuellement auprès des chanteurs, dont l’une rapporte seulement la mélodie sans le texte. Il faut y ajouter seize enregistrements collectés plus récemment, ainsi que de nombreuses réinterprétations dans le cadre de créations musicales plus récentes. » Eva GUILLOREL, « La complainte du marquis de Pontcallec, les gwerzioù bretonnes et l’histoire » in. Joël CORNETTE, Le Marquis et le Régent, op. cit., p. 297.

LIEUX DE COLLECTE CONNUS DES GWERZIOU SUR PONTCALLEC

(Eva GUILLOREL, La complainte et la plainte… op. cit., vol. 4, p. 709.).

Au sein du répertoire des gwerzioù Pontkalek, ainsi qu’on peut en juger à la lumière des versions qui ont été collectées puis transmises jusqu’à nous, incomplètes ou restaurées par quelques collecteur zélés, érodées par le temps, quelquefois lacunaires ou confuses, l’histoire du marquis est considérablement déformée, ici destin tragique de Bretagne, bandit patriote au grand cœur, là noble décapité sans qu’aucune raison ne soit donnée à son sort. Les « mobiles » du complot ne sont que très rarement évoqués : seuls trois chants sur les vingt- neuf retrouvés382 - dont celui collecté par Théodore-Hersart de la Villemarqué dans le Barzaz-

Breiz à l’authenticité longtemps contestée – nous présentent effectivement Pontcallec en noble

révolté pour la défense de la Bretagne ; ailleurs les raisons données à son exécution – meurtre

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Il s’agit des chants suivants : « Maro Pontkalek / Mort de Pontcallec » in. Théodore-Hersart de LA

VILLEMARQUE, Barzaz Breiz. Chants populaires de la Bretagne, Paris, A. Franck, quatrième édition, 1846, tome 2, p. 151-166 ; « Marü er marquiz a Bontcallec », collecté par Jean-Mathurin CADIC, in. J. LE DIGABEL, Revue morbihannaise, 1891-1892, tome 1, p. 345-352 ; « Guerzen Markiz er Pontkelleg », collecté par J.H., in. Dihunamb, 1906, p. 285-287. Voir Infra, chapitre 5 : « Gwerzioù » ainsi qu’en Annexe 3, où ces gwerzioù sont intégralement reproduites.

d’un valet, fausse signature383

– n’ont rien à voir avec la réalité du complot ; le plus souvent les causes sont purement et simplement passées sous silence. Le marquis alors se contente d’aller au sacrifice (élément constitutif de chaque gwerz) sans qu’aucune explication ne soit donnée. Ne subsiste plus que le portrait classique d’un destin brisé. Confusion des causes, indifférence à l’affaire ; tout ceci est révélateur du point d’intérêt de la gwerz, qui ne réside ni dans la structuration politique d’un propos ni dans l’explication d’un fait, mais dans l’émotion que suscite le destin funeste d’un homme – le pathétique final du chant est là pour le prouver. En clair, dans la majorité des versions recueillies, les raisons du soulèvement ne bénéficient que d’une très faible attention supplantées toujours par le fascinant récit de la déchéance et de la mort384.

Les gwerzioù, ainsi, se concentrent invariablement sur la figure de notre personnage, qui attise la compassion. Le chant toujours démarre peu avant l’arrestation du marquis ; il se cache, sans succès, les dragons, après avoir soudoyé un mendiant, un enfant ou un gueux de la ville, parviennent à l’arrêter. Les derniers moments du personnage précédent de peu son exécution, qui n’est jamais qu’esquissée. Quelquefois Pontcallec est pendu comme un roturier, guillotiné comme un chouan en une réactualisation plus tardive de l’affaire ; quelquefois le supplice se déroule à Rennes, à Nantes, à Paris. Interviennent en quelques occasions la sœur ou la mère du personnage – interventions apocryphes comme l’est le motif récurrent de sa trahison par un pauvre. Mais ces éléments seconds n’ont qu’une faible importance ; car toujours le propos structurant se concentre autour de trois points qui modèlent l’attachement à la figure : l’arrestation, l’emprisonnement et l’exécution. C’est entre ces trois éléments – classiques, notons-le, du répertoire des gwerzioù – que réside l’essentiel de l’intérêt du personnage, ce sont là les premiers motifs de sa figure dans la tradition mémorielle, les premiers éléments de son histoire qui suscitèrent l’émotion et contribuèrent à la mise en mémoire. Et si d’évidence le choc suscité par la mort du marquis catalysa l’écriture de gwerzioù, en retour, il faut reconnaître que son histoire se prêtait bien au genre ; voilà aussi pourquoi sa complainte sut si bien se diffuser en Basse-Bretagne.

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Voir les chants suivants : « Markiz er Pontkelleg », collecté Y.D. [Yves LE DIBERDER], in. Brittia, avril 1913, p. 331 et « Gwerz Pontkalleg », collecté par Yann-Ber PIRIOU, in. COLLECTIF, De Bretagne et d’ailleurs. Regards d’historiens, Morlaix, Skol Vreizh, 2004, p. 153 et 177. Pour une étude plus précise de ces gwerzioù, voir Infra, chapitre 5 : « Gwerzioù ».

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« Quand j’aurais autant de mille écus qu’en a le marquis de Pontcalec » : le marquis

d’apparat.

En outre, notre marquis est invariablement perçu, dans le corpus de gwerzioù mis à jour, comme un gentilhomme riche et de grande puissance ; on le voit tantôt quemander « [s]a ceinture toute pleine d’argent 385», d’autres fois on l’entend regretter « [sa] chambrette dorée » et son « petit chapeau orné de plumes 386» quand il ne pleure pas son « habit doré 387». La

gwerz « La croix du chemin », incluse dans le Barzaz-Breiz, contient d’ailleurs l’étrange

expression: « Quand j’aurais autant de mille écus qu’en a le marquis de Pontcalec… 388». Incarnation de la puissance sociale, de la richesse ; voilà de nouveau un fait essentiel à sa tradition mémorielle en ébauche. On peut penser que ce critère fut, avec la perception qu’ont pu avoir les contemporains de Pontcallec en chef réel du complot, un de ceux qui permirent à la figure de se distinguer des Talhouët, des Montlouis, des du Couëdic, membres tous trois de familles beaucoup plus modestes, pour s’affirmer peu à peu en seul représentant de l’affaire – à ce propos, symbolique, on ne connaît aucune gwerzioù consacrées à l’un ou l’autre des trois exécutés, plus discrets en outre durant l’affaire de Bretagne que le bruyant Pontcallec.

Un Pontcallec donc de grande famille – la Princesse Palatine elle-même, dans une lettre de novembre 1719, le juge « seigneur d’une des meilleures maisons de Bretagne 389» ; Jacquelot, qui ne le portait pourtant visiblement pas à cœur, l’estime d’une « grande maison », jouissant d’ « une des plus belles terres du territoire d’Hennebont », « logé dans un château entouré d’une magnifique forêt 390». De haut lignage, sa mort n’en parut que plus marquante. Certes, les histoires modernes présentent Pontcallec hobereau, sans le sous ; il était en effet en grave difficulté financière et sous le joug d’un lourd procès. Il n’en reste pas moins vrai que le marquis de Pontcallec, en tant que titre nobiliaire, en tant que statut impersonnel, jouissait d’un vrai prestige social. La modernité a plus ou moins volontairement perdu ces conceptions de prestige et d’honneur, a délayé la perception au sein du fait réel. Le marquis était peut-être

de facto un petit noble rural, il n’en demeurait pas moins institutionnellement une grande

figure provinciale. Il était une de ces figures de références, une de ces figures identitaires

385

Jean-Mathurin CADIC, « Marü er marquiz a Bontcallec », op. cit., p. 345-352.

386

Anatole LE BRAZ, « Gwerz Pontcallec/La complainte de Pontcallec », Revue Celtique, tome XVII, 1896, p. 270-275.

387

Joseph LOTH, « La chanson du marquis de Pontcalec », Annales de Bretagne, tome VIII, 1892, p. 480-487.

388

Théodore-Hersart de LA VILLEMARQUE, Barzaz Breiz. op. cit., tome 2, p. 347.

389

Lettre envoyée de St Cloud le 23 novembre 1719 (Elisabeth Charlotte de BAVIERE, duchesse d’ORLEANS, Lettres de Madame duchesse d'Orléans née Princesse Palatine. 1672-1722, op. cit., p. 595).

390

François-René de JACQUELOT DU BOISROUVRAY, « La conspiration dite de Pontcallec, en Bretagne, sous la Régence… », op. cit., p. 100.

fortes auxquelles la mémoire sait facilement s’accrocher. Et ainsi, nous dit Arthur de La Borderie :

« Sur l’échafaud [Pontcallec] parut le premier, – le premier par la naissance, la fortune et la jeunesse391 – et de son sang bravement versé il acheta l’honneur de donner son nom à la tragédie 392».