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Pontcallec romancé.

III. Les mémoires orales de Pontcallec.

3. L’art de la nuance.

Pourtant il convient de remarquer que si ces quelques gwerzioù présentent une image élégiaque du personnage, les teintes se font presque toujours plus nuancées dans le vaste

corpus des gwerzioù Pontkalek collectées – Eva Guillorel en estime vingt-neuf variantes646. Certes, dans leur large hétérogénéité et leurs multiples écarts, celles-ci – ou du moins les transcriptions déformées qui nous sont parvenues – se font la plupart du temps favorables à notre personnage ; dans les quatorze gwerzioù qui « dressent un portrait suffisamment complet du marquis, nous dit Eva Guillorel, la plupart d’entre elles en donnent en effet une image positive 647». Mais, image positive n’est pas image héroïque, il y a nuance, et il en est d’autres, remarquons-le, qui se montrent fort critiques dans l’appréciation de la figure ou indifférentes à son visage. De même, si les trois chants que nous venons d’analyser laissent une large place au discours politique, il s’agit des trois seuls ; les vingt-six autres complaintes parvenues jusqu’à nous n’ont rien de politique. Prenons le temps de développer quelques exemples, de dessiner quelques autres de ces représentations.

En 1896 Anatole Le Braz publia dans la Revue celtique une Gwerz Pontcallec648 originaire de Port-Blanc, près d’Auray. La gwerz est une fois encore proche de celle publiée par La Villemarqué – Anatole Le Braz affirme même en introduisant son chant :

« On connaît le chant intitulé « Mort de Pontcallec » dans le Barzaz-Breiz. […] Il m’a été donné d’en recueillir cette version populaire que M. de La Villemarqué a vraisemblablement connue et à laquelle il a fait subir les remaniements et les perfectionnements que l’on sait 649».

Remarquons tout d’abord qu’il n’est fait aucune mention de la conspiration au sein du chant ; on ne sait pas pourquoi Ponkèlec se trouve arrêté un beau midi. Vient ensuite le récit classique, celui de l’arrestation du marquis. La première partie du chant narre la délation de Pontcallec, un épisode sensiblement semblable à celui du Barzaz-Breiz bien que l’identité du traître ne soit pas connue et que la dénonciation soit expédiée en dix vers. Le chant entier, de vingt-deux strophes, est d’ailleurs beaucoup moins long que celui du Barzaz. Pontcallec y est un tout autre individu, railleur, noble puissant certes, mais déguisé en « meunier de Goélo » lorsque « le grand prévôt », dans la deuxième partie du chant, vient l’arrêter :

« - Adieu à ma chambrette dorée

Et à mon petit chapeau orné de plumes ! »

Au troisième acte, le marquis de Pontcallec est transporté à Rennes :

646

Eva GUILLOREL, La complainte et la plainte,…, op. cit., vol. 4, p. 708 et sq..

647

Ibid.., vol. 4, p. 712.

648

Voir Annexe 3.

649

Anatole LE BRAZ, « Gwerz Pontcallec/La complainte de Pontcallec », Revue Celtique, tome XVII, 1896, p. 270-275.

« Le marquis de Pontcallec disait […] - Bonjour et joie dans cette ville ! Et la prison où est-elle ? […] Que Pontcallec y soit mis ? - Vous n’avez pas besoin de railler Il y a prison pour vous mettre Mais vous irez dans la basse-fosse, Là où vous verrez ni jour, ni nuit. - Si je vais dans la basse-fosse, Il faudra que j’aie un lit clos Et une fille jolie pour la nuit, Une fillette jolie de la campagne, Je n’ai que faire d’une bourgeoise, Car, pour blanche que soit leur tempe, Sous leur chemise elles ne sont que gale. - Je vous choisirai une compagne Qui demeure sur le plateau. Elle a nom la (corde de) chanvre

Et nouera ses deux bras autour de votre cou ».

Pontcallec est toujours cette figure antibourgeoise, pourtant on le voit le tragique s’estompe au profit de l’anecdote et du bon mot ; la figure est de fait moins imposante ; la dimension politique est totalement occultée.

Et que dire de cette gwerz exhumée en 1892 de Lignol par Joseph Loth, « La chanson du marquis de Pontcallec »650, et publiée la même année dans les Annales de Bretagne651 ? Le

sujet « est le même que celui de la gwerz du Barzas-Breiz portant le titre de Mort de

Pontcalec 652». Pourtant le traitement du personnage est une fois encore fort différent. En introduction au chant, Joseph Loth affirme même que :

« Les Pontcalec ont laissé dans le pays les plus détestables des souvenirs. La fin tragique du dernier, décapité en 1720 pour avoir pris part à la conspiration de Cellamare, semble avoir

650

Voir Annexe 3.

651

Joseph LOTH, « La chanson du marquis de Pontcalec », Annales de Bretagne, tome VIII, 1892, p. 480-487.

652

calmé à son endroit les haines populaires ; il perce dans la chanson une certaine pitié pour lui ».

Une certaine pitié certes mais qui n’est nullement l’émotion déchirante de la gwerz du Barzaz. Le chant ici est bien plus composite, irrégulier, il semble que le temps en ait obscurci certains sens, en ait effacé certains détails : le marquis est arrêté chez le curé de « Nignol », on lui invente une compagne. Le défenseur acharné des libertés de la Bretagne descend de son piédestal :

« Ecoutez-tous, oh ! écoutez Une chanson nouvellement levée ; Levée au marquis de Ponkèlec (sic) Qui ne reste pas dormir dans son manoir Par peur des chouans 653».

Une fois encore, on ne nous indique pas les raisons de sa condamnation ; une fois encore, le personnage est présenté en seigneur riche et puissant :

« - « A Paris je n’irai pas Avant d’avoir été au Ponkèlec ; Dire au revoir à mes sœurs ; Et chercher mon habit doré, Mon cheval jaune tout sellé Et mon fouet de cuir » »

Néanmoins la figure a un vrai versant négatif, on y sent poindre quelques traits de « malfaisance » :

« Ce n’est pas à cause de mes méfaits Qu’il me faut quitter mes biens ; »

Sa mort, enfin, relève plus de la fascination macabre que de l’exemplaire transcendantal :

« - Si c’est le marquis que vous cherchez Vous ne tombez pas bien pour le trouver ; Son corps est suspendu à la potence,

653

Expression étrange, « anachronisme curieux » que Loth explique par l’équivalence de chouan à « voleur, vagabond, sacripant ».

Si bien que je n’ose plus avancer ; Sa tête est sur le pavé

A rouler entre les mains des enfants ; Sa vie est terminée. »

Ainsi se conclut la gwerz. Le Pontcallec ainsi dressé n’est en aucun cas le héros martyr de La Villemarqué ; rien de politique dans ces propos, la complainte n’a certes rien d’édifiant.

D’autres chants encore se permettent d’inverser les teintes : une gwerz retrouvée au tournant des années 1950 et 1960 à Kernascléden, entre Berné et Lignol, introduit notre marquis en « homme cruel et dur 654» ; dans un fragment recueilli en 1965 à Priziac par Donatien Laurent, il n’est plus le meilleur mais « le plus méchant homme qui soit au monde 655

».

Dans la plupart des gwerzioù, les raisons de sa condamnation ont été oubliées ; une version collectée par François Cadic à Pluvigner présente notre marquis en débauché séducteur de jeunes filles656 – voilà son crime. D’autres fois, il est accusé du meurtre de son valet657, ou d’avoir fait une fausse signature658

; la conspiration est absente, la dimension politique qui recouvrait l’effigie est alors totalement abolie ; et ne subsiste plus que le portrait classique d’un supplicié, dont la seule spécificité tient à sa puissance et à sa noblesse conjuguées.

Et en effet, nous dit Eva Guillorel, c’est ce récit d’un homme condamné qui intéresse la

gwerz, c’est lui qui donne sens et propos ; c’est là le récit-type du genre. Dès lors rien

d’étonnant à ce que la majorité des gwerzioù retrouvées évoquent non la conspiration même mais des crimes triviaux ; peu importe le crime, seul compte la peine659.

De même, que la teinte du portrait soit initialement positive, négative, noire ou blanche, le dénouement prend presque toujours une dimension pathétique ; par la mort Pontcallec devient modèle. C’est la mort qui anime le chant, c’est elle qui dicte le propos : le récit, édifiant, est celui d’un individu jugé puis exécuté ; on plaint l’homme condamné bien plus que le héros

patriote ; on s’émeut devant l’injustice de son sort, non devant l’échec de son entreprise – la

différence est grande et mérite une fois encore d’être soulignée. Au reste, ce n’est pas cas particulier à Pontcallec, Eva Guillorel a bien montré que les gwerzioù accordent par essence

654

La gwerz est reproduite par Eva GUILLOREL, La complainte et la plainte,…, op. cit., vol. 4, p. 710-712.

655

Cité par Eva GUILLOREL, « La tradition orale chantée autour du marquis de Pontcallec » in. Joël CORNETTE, Le Marquis et le Régent, op. cit., p. 322.

656

François CADIC, « Le marquis de Pontcallec », Paroisse Bretonne de Paris, mars 1907, p. 10.

657

Y.D. [Yves LE DIBERDER], « Markiz er Pontkelleg », Brittia, avril 1913, p. 331.

658

Yann-Ber PIRIOU, « Gwerz Pontkalleg », in COLLECTIF, De Bretagne et d’ailleurs. Regards d’historiens, Morlaix, Skol Vreizh, 2004, p. 153 et 177.

659

une place restreinte au discours politique au profit d’un récit anecdotique et significatif. Alors, écrit l’historienne :

« Si l’on reprend le dossier complet des versions connues de la chanson [Pontcallec], dont l’étude historique ne peut se limiter à la seule pièce publiée par La Villemarqué, la dimension politique de la complainte paraît complètement anecdotique – tout au moins aux 19e et 20e siècles lorsqu’elle est recueillie oralement – au profit de la narration du destin individuel d’un homme jugé et exécuté 660».

Entendons-nous bien, il ne s’agit pas là de nier la dimension politique de certaines

gwerzioù ; nous l’avons suffisamment démontrée je pense ; il s’agit de signaler que, dans le

vaste dossier des chants retrouvés, les teintes politiques sont secondaires, mineures ; vives, elles attirent d’évidence l’attention ; il faut néanmoins les replacer dans leur contexte global, dans leur ensemble-mère ; ces pièces n’y ont qu’un très faible poids.

La gwerz du Barzaz-Breiz, et les deux autres complaintes qui présentent de semblables teintes idéologiques et politiques, sont des chants spéciaux, particuliers, à l’extrémité du spectre, exceptions notables mais marginales dans la masse des chants retrouvés ; ils sont chants hagiographiques, vecteurs d’idéologie. A l’inverse, la majorité des chants Pontcallec, comme ceux transmis par Loth ou par Le Braz, sont des ballades populaires sans ambitions politiques ni hagiographiques, où la mort d’un personnage de renom sert de prétexte adéquat à un chant léger et anecdotique.

Ici se joue le hiatus entre deux traditions mémorielles, entre deux mémoires orales de Pontcallec : la première, dans la lignée de la gwerz telle que recomposée dans le Barzaz-Breiz, est tissée d’échos vifs et puissants, apte à en susciter encore, quand la seconde n’est qu’une mémoire d’apparat, une mémoire terne pour une figure seulement définie par quelques traits communs – la grandeur sociale, l’arrestation, la souffrance, la mort. La première a su politiser son propos (que ce discours ait été immédiatement constitué, dès 1720, ou qu’il se soit, cas le plus probable, forgé au cours des années, au rythme des reprises successives) tandis que la seconde demeure farouchement apolitique et, ce faisant, anecdotique.

Grâce à la publication du Barzaz-Breiz, c’est la première mémoire, la plus ardente, la plus brillante qui se donna à voir. Et le chant du Barzaz fut le seul parmi le corpus des chants Pontcallec à connaitre une réelle postérité, symbolisant à lui seul la tradition orale entourant Pontcallec – quand il ne peut légitimement prétendre à une telle chose. Ainsi se construisit le mythe d’un Pontcallec héros célébré par la Bretagne entière, ainsi se construisit le mythe

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d’une Bretagne chantant unanimement les louanges de son Sauveur. La gwerz, reprise sans esprit critique, détachée de toute analyse structurelle, de tout recul historique, fut érigée en unique voix du peuple breton, quand elle n’était que le flux d’une mémoire réelle mais particulière, une mémoire parmi d’autres, la plus vive dans un océan de ternes. Le souvenir populaire, schématisé, exagéré, devint un fait d’histoire ; dans le spectre large des couleurs qu’offre l’ensemble des chants, la teinte la plus excentrée devenait norme.

Semble ainsi se jouer le hasard et la contingence de l’histoire. Si Théodore Hersart de La Villemarqué avait recueilli la version de Joseph Loth, par exemple, le personnage aurait-il aujourd’hui une toute autre figure ? Aurait-il seulement existé ce Pontcallec mitigé, morne et gris ? La Villemarqué l’aurait-il intégré à son Barzaz Breiz, ce marquis riche mais lointain à la mémoire, ce marquis dispersé entre les dix-neuf strophes inégales du chant, ce marquis de la mort organique et vraie ? L’aurait-il intégré à son sanctuaire des saints bretons, à son lieu de repos des gloires passées ? On peut objectivement en douter…

Quoi qu’il en soit, seule la gwerz de La Villemarqué connut une vraie postérité, seule la mémoire populaire dont était issue ce chant trouva écho, jetant à jamais, au loin, les mémoires mitigées.

Conclusion – Quand l’écrit instrumentalise l’oral.

Le Barzaz-Breiz permit d’uniformiser et de fixer les traits d’un Pontcallec de légende, défini par son attachement patriotique à sa province, par sa foi ardente et par son sacrifice héroïque. Pour les élites de Bretagne, un nouveau personnage était là, sa bannière héroïque tout juste cousue ; il était désormais prêt à l’emploi.

Mais, si le Barzaz permit d’imposer le personnage, de le rendre disponible aux érudits et aux élites, son impact sur la mémoire populaire, celle transmise par l’oral, celle qui ne s’embarrasse pas d’écrits, demeure plus compliquée à saisir ; pour celle-là, les traditions s’inventent et se perpétuent par les récits et les légendes, par les gwerzioù aussi. Si la gwerz de La Villemarqué sut modeler les mémoires érudites, en fut-il de même pour les mémoires populaires et orales de Pontcallec ? La publication de la gwerz par La Villemarqué permit-elle d’uniformiser, dans la tradition mémorielle, le corpus des chants sur le modèle exclusif de la complainte célèbre ? Cette publication permit-elle d’unifier les teintes de l’ensemble des

gwerzioù Pontkalek, d’influer sur leur circulation ultérieure ? Y eut-il, en bref, un choc en

retour de l’écrit sur l’oral qu’il fixait ? On peut en douter. Si le Barzaz-Breiz sut d’évidence se diffuser en Bretagne auprès d’un large public, on peut penser avec Philippe Jarnoux que

son influence sur l’oral demeura limitée pour ne pas dire nulle : le maintien de versions très divergentes des chants Pontcallec, après 1845, le montre assez661. Les modes de transmission par l’oral et par l’écrit, s’ils sont certes loin d’être imperméables, demeurent des canaux rigides, obéissant chacun à leurs lois propres. La mémoire orale de Pontcallec continua de se perpétuer en une véritable constellation de motifs, divers, variés, mouvants, au moment même où celle-ci fut représentée figée par l’écrit et l’histoire, en un propos structuré et unique ; l’histoire s’accaparait une mémoire populaire et orale, faisait indûment d’un cas très particulier une norme, et la modelait à son image, négligeant par là-même ses attributs et ses spécificités structurelles. Par l’instrumentalisation de l’oral, de la mémoire populaire telle que grossièrement conçue par les érudits du temps, un héros était né.

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Chapitre 6