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Le complot vu par les mémorialistes parisiens.

Les échos immédiats

I. Les rumeurs de l’actualité.

1. Le complot vu par les mémorialistes parisiens.

Les premières voix portant l’affaire, et dont l’écho est parvenu jusqu’à nous, sont des récits tirés de Mémoires ou de Journaux, presque exclusivement parisiens, contemporains des faits qu’ils relatent, et donnant à voir l’opinion d’une élite sociale et culturelle, érudite ou courtisane, de Louis de Saint-Simon à Charles Duclos283. Sous leur plume, le complot breton est une seule ramification du complot de Cellamare, tout entier résumé en un appel à

l’Espagne et caractérisé par l’anémie de sa logistique et de son organisation – le père jésuite

Yves de la Motte jugea ainsi l’entreprise « aussi mal conduite qu’elle pouvoit l’être 284

», l’historiographe Charles Duclos affirma quant à lui n’avoir « jamais vu de complot plus mal organisé 285», alors que pour l’évêque de Clermont Jean-Baptiste Massillon :

283

Nous nous basons ici sur une quinzaine de Journaux et Mémoires, dont la liste exhaustive est reproduite dans la bibliographie en fin de volume.

284

L.M.D.M.[Yves de LA MOTTE], La vie de Philippe d’Orléans, petit-fils de France, Régent du Royaume pendant la Minorité de Louis XV, tome 1, Londres, Aux dépens de la compagnie, 1736, vol. 1, p. 375. Ce L.M.D.M. se révèle être le père Yves de La Motte (1660-1738), jésuite qui enseigna au collège Louis Le Grand. Voltaire lui offre la paternité de l’ouvrage dans le Siècle de Louis XIV, Œuvres Complètes, tome 9, Paris, Hachette, 1860, p. 150. Ceci est aujourd’hui confirmé par Jean SGARD (dir.), Dictionnaire des journalistes 1600-1789, Oxford, Voltaire foundation, 1999, vol. 2, p. 561-562.

285

Charles PINOT DUCLOS, Mémoires secrets sur le règne de Louis XIV, la Régence et le règne de Louis XV, publiés par François BARRIERE, Paris, F. Didot, 1865, p. 241 (1ère ed. 1791).

« Ceux qui paroissoient à la tête de cette intrigue mal concertée n'étoient, en vérité, pas capables d'exécuter le moindre projet ; et l'on ne conçoit pas comment le prince de Cellamare, homme d'ailleurs de beaucoup d'esprit, avoit pu choisir de pareils chefs 286».

Le complot est jugé ridicule, seulement cité, guère analysé par les chroniqueurs du XVIIIe siècle – les événements bien sûr étaient trop récents. Ainsi, peu de récits font état des causes réelles de l’affaire – si on excepte le cas des journaux rédigés en Bretagne287

, mieux informés288, seul le texte de Duclos289 entend rendre « justice à une province noblement attachée au roi, et qui réclamait contre la violation de ses priviléges 290» tandis que Saint- Simon affirme que les conjurés bretons avaient été « ébloui[s] de remettre comme au temps de leur duchesse héritière Anne 291». Mais, mis à part ces mots flottants dans ces quelques récits isolés, les fondements de l’affaire, les mobiles des comploteurs sont peu étudiés ; les conjurés eux-mêmes, nous dit-on, ne savaient pas vraiment de quoi il était question292. Les affiliés bretons sont perçus en malheureux imprudents simplement manipulés et trompés par les intrigues parisiennes et espagnoles, « ensorcelés » par le duc et la duchesse du Maine, nous dit Saint-Simon, seuls et entiers responsables, qui, du méfait, « n’en perdirent pas un cheveu de leur tête 293».

286

Jean-Baptiste MASSILLON, Mémoires de la minorité de Louis XV, publiés par Jean-Louis SOULAVIE, Paris, Buisson, Lyon, Bruyset, 1792, p. 137. A noter, l’authenticité de l’ouvrage n’est pas avérée ; beaucoup y voient une œuvre apocryphe composée par l’abbé Soulavie, il est vrai coutumier du fait (l’accusation d’apocryphe est violemment défendue par exemple dans une critique de l’ouvrage parue dans le premier volume des Mélanges de philosophie, d’histoire, de morale et de littérature, 1806, p. 249-261). Pour notre propos, cela a peu d’importance ; que ces mots soient effectivement de Massillon, qu’ils soient de Soulavie, seule compte l’existence de cette théorie.

287

C’est-à-dire, pour la période qui nous intéresse ici les œuvres de Christophe-Paul DE ROBIEN, Journal historique de tout ce qui s’est passé en Bretagne pendant les premières années de l’administration de Philippe, duc d’Orléans, régent du Royaume, Collection particulière (l’original de ce manuscrit se trouve à la BM de Rennes, Ms. 15675), vers 1753 et de François-René de JACQUELOT DU BOISROUVRAY, « La conspiration dite de Pontcallec, en Bretagne, sous la Régence… », notes et introduction de Gustave-Thomas DE CLOSMADEUC, op. cit.

288

Voir infra, p. 74-78.

289

A noter, Charles Duclos (1704-1772) était Breton. Il naquit à Dinan, dont il devint maire en 1744. Il devint historiographe de France en 1750, et l’on peut supposer qu’il débuta ses Mémoires secrets…, publiés après sa mort, durant ces années. Son implication dans l’affaire La Chalotais aux côtés du magistrat breton lui valut en 1763 la recommandation pressante de quitter la France ; elle prouve son intérêt dans les choses de la province. Malgré ces affinités culturelles, on peut penser Charles Duclos comme une source fiable, capable de refléter l’opinion du temps ; ses jugements et les teintes de son témoignage se retrouvent chez Saint-Simon ou chez la marquise de Créquy, qu’on ne peut accuser d’accointances avec les intérêts de la Bretagne. Au reste, laissons-là la parole à Duclos, laissons-le présenter ses propres ambitions : « L’amour de ma patrie ne me rendra point partial, ni ne me fera pas trahir la vérité ; mais je rendrai justice à une province noblement attachée au roi, et qui réclamait contre la violation de ses priviléges ». (Charles PINOT DUCLOS, Mémoires secrets…, op. cit., p. 241- 242).

290

Ibid., p. 242.

291

Louis de ROUVROY, duc de SAINT-SIMON, Mémoires de Saint-Simon, tome XVII, chapitre XXI, p. 4, disponible en ligne sur le site http://rouvroy.medusis.com/ (basé sur la première édition Chéruel de 1856).

292

Voir par exemple Charles PINOT DUCLOS, Mémoires secrets…, op. cit., p. 241.

293

Mais le supplice, la mort changent tout à l’affaire ; cette dernière adoucit les tons, apaise les passions. Dans le corpus de Journaux, de Mémoires que nous avons consultés les quatre morts du Bouffay ne cessent d’étonner leurs écrivains294 – de les choquer parfois. Au sein des propos, la disproportion existante entre la faute réelle et sa punition, décidée qui plus est par une Chambre extraordinaire soumise à l’arbitraire du Régent, est sans cesse signalée ; dissonance qu’aujourd’hui encore l’on ne sait inscrire au sein de l’image traditionnellement admise de l’aimable Régence, lumineuse et galante comme la peinture de Watteau. La question est alors posée, explicitement : pourquoi le Régent fit-il, en cette occasion, montre d’une telle sévérité ? Que justifia cette rigueur froide du 26 mars ? Plusieurs hypothèses sont avancées, conjointement : certains voient en cette machiavélique entreprise la signature de « l’infâme » Dubois, ombre damnée du Régent qui, en grossissant les termes du complot, eut simplement satisfait à ses ambitions personnelles ; c’est là la théorie défendue par l’académicien Jean-Baptiste Massillon, évêque de Clermont, membre du Conseil de Conscience sous la Régence :

« Quelques gens de nom, en Bretagne, s'étoient engagés comme des étourdis, sans armes, sans argent, sans magasins, sans chefs de révolte. Ces circonstances mirent la moitié du public sensé en doute sur la vérité de ce qu'on imputa à l'Espagne ; et bien des gens crurent que c'étoit un artifice de l'abbé Dubois, pour justifier aux yeux du public les conseils qu'il donnoit à son maître 295».

294

Le Breton Jacques-Louis Thépault, chevalier (et plus tard comte) de la Villozern, à Paris au moment du drame, évoque dans une lettre à son père Maurice Thépault de Treffaléguen, dans une lettre datée du 3 avril 1720, « la triste exécution » de Bretagne. « On a été [à Paris] bien étonné d’apprendre la nouvelle de Nantes » ajoute-t-il. Voir Henri Bourde de LA ROGERIE, « Correspondance de la famille Thépault de Treffaléguen », op. cit., p. 45-48 et 157.

295

« En effet, poursuit Massillon, il étoit devenu le maître absolu des affaires par les changemens qui arrivèrent dans le gouvernement au mois de septembre 1718, où presque tous les conseils furent rompus. Qu'on ne croie point que le duc d'Orléans eût sur cela d'autre détermination que l'intérêt de l'abbé Dubois. II falloit, pour le faire secrétaire d'Etat des affaires étrangères, rompre le conseil où présidoit le maréchal d'Huxelles. Le rompre seul eût été un éclat trop marqué et qui eût fait tort à l'abbé Dubois, qui ne sentoit pas encore son autorité assez forte pour tout tenter sans garder des ménagemens.

» Mais aussi c'est dès ce moment que, pour traiter les affaires générales dans le vrai, il faut les rapporter toutes à l'abbé Dubois ; car ses vues ou ses passions en ont été le seul mobile. Or, il haïssoit personnellement le cardinal Albéroni, à qui il ne pouvoit pardonner d'avoir fait aux propositions portées par le marquis de Nancré une opposition qui auroit tout-à-coup arrêté son élévation, si les hasards ne l'avoient dans la suite mieux servi qu'il n'auroit lui-même osé l'espérer.

» Ce mouvement de haine ne contribua pas peu à faire faire de la conjuration espagnole plus d'éclat encore, si l'on peut le dire, que dans le fond elle ne méritoit ; mais c'étoit un moyen infaillible de porter enfin le duc d'Orléans au point où on vouloit le mener, c'est-à-dire à rompre avec l'Espagne ». Jean-Baptiste MASSILLON, Mémoires de la minorité de Louis XV, publiés par Jean-Louis SOULAVIE, op. cit., p. 136-138. Cette interprétation, qui impute à Dubois la faute d’avoir volontairement grossi le danger de la conjuration espagnole, le rendant par là-même entier responsable de l’exécution des quatre gentilshommes, fut reprise et popularisée par

Pour d’autres, il semble prudent de plutôt reconnaître en cette occasion l’empreinte du Garde des Sceaux, le marquis d’Argenson ; souhaitant faire un exemple, il aurait cherché à intimider la noblesse bretonne ; par un coup d’éclat, il aurait tenté parallèlement de dissuader d’autres provinces de la sédition et d’intimider l’Espagne qui commençait à se repentir de sa courte guerre à la France. C’est l’interprétation donnée, hors de Paris, par le gentilhomme breton Jacquelot du Boisrouvray, membre de la noblesse aux états de Bretagne de 1717, dans un récit contemporain des faits296 – c’est au reste l’interprétation aujourd’hui en usage dans les cercles historiques297.

Mais la théorie la plus signalée alors, appelée en outre à connaître une grande postérité, assure que le Régent, sur le conseil de son Garde des Sceaux, souhaita un châtiment exemplaire afin de venger sur les conjurés bretons l’impunité qu’il avait dû accorder aux conspirateurs parisiens de Cellamare. Le duc et la duchesse du Maine, de sang royal, n’avaient pas été inquiétés, l’ambassadeur d’Espagne s’en était sorti à bon compte. Le couperet se serait alors abattu sur les lointains bretons, dont le complot est invariablement perçu par les contemporains comme une ramification de celui que dirigea la duchesse du Maine298 : « Le Régent ayant appris, d’ailleurs, que tout ce qui s’était pratiqué en Bretagne n’était qu’une suite de ce que Mme la duchesse du Maine avait tramé contre luy, il résolut, par le conseil du garde des sceaux, de donner au public un exemple de sévérité par la punition des Bretons, n’osant sacrifier les vrais coupables 299

», écrit Jacquelot du Boisrouvray ; sentiment partagé et par l’historiographe Charles Duclos – « Tous [l]es malheureux gentilshommes [de Bretagne], dont la plupart ne se doutaient pas de ce dont il était question, furent les victimes

Alexandre DUMAS dans son roman Une fille du Régent paru en 1844 ainsi que, plus récemment, par Bertrand TAVERNIER dans Que la fête commence ! réalisé en 1974.

296

François-René de JACQUELOT DU BOISROUVRAY, « La conspiration dite de Pontcallec, en Bretagne, sous la Régence… », op. cit.

297

Déjà défendue par Barthélémy Pocquet au début du XXe siècle, cette théorie est aujourd’hui reprise par Joël Cornette. Notons qu’au XVIIIe siècle, devant l’indigence des analyses de l’affaire, cette conception n’est jamais qu’esquissée à demi-mots ; il faut dire que d’Argenson était loin de susciter l’animosité que pouvait cristalliser l’abbé Dubois…

298

D’Argenson lui-même considérait les conspirateurs de Bretagne comme les complices et les successeurs de ceux de Paris. Le 20 janvier, dans une lettre adressée à Chateauneuf, le garde des Sceaux écrivit ainsi : « plus on approfondira la conspiration de Paris et celle de la Bretagne, plus on trouvera qu’elles avaient du rapport ensemble ». Citons enfin Barthélémy Pocquet, parlant du rapport entre les deux affaires, après avoir prouvé la non-filiation de l’une à l’autre : « ces controverses sont affaires d’historiens ; ce qui est sûr, c’est que d’Argenson, qui connaissait mieux « les dessous des deux affaires » que nul historien ne les connaîtra jamais, était convaincu de leurs rapports intimes et de leur connexité. Ce point ne peut être contesté ». (Barthélémy POCQUET DU HAUT-JUSSE,Histoire de Bretagne, op. cit., p. 114 et 134).

299

Plus loin, Jacquelot ajoute : « « il [fut] décidé que les pauvres Bretons serviraient d’exemples et seraient les victimes des autres mouvements excités dans le royaume par des personnes sur lesquelles on n’osait se venger. » François-René de JACQUELOT DU BOISROUVRAY, « La conspiration dite de Pontcallec, en Bretagne, sous la Régence… », op. cit., p. 103 et 116.

des séductions de Cellamare et de la folie de la duchesse du Maine 300» – et par la marquise de Créquy – « ce bon Régent, note-t-elle, n’avait pas manqué de rappeler en grâce le Duc et la Duchesse du Maine (dont il avait toujours frayeur), en même temps qu’il faisait poursuivre et condamner à mort 23 gentilshommes bretons (dont il ne craignait rien) 301».

Alors tout le ridicule du complot s’estompe devant sa malheureuse conclusion ; et les mémorialistes parisiens dressent, en toute homogénéité, un tableau empli de pitié et de compassion pour les gentilshommes exécutés – ce sont ces « malheureux gentilshommes 302» qu’évoque brièvement la marquise de Créquy, ce sont « les plus innocents ou du moins les plus excusables 303» comme l’affirme Duclos ; lors de la mise à mort des « quatre victimes » nous dit le maréchal de Richelieu, « la consternation était peinte sur tous les visages 304».