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CHAPITRE 2 ANALYSE DES TEXTES À TENDANCE

2.1.2 Questions littéraires

Histoire de la composition. Du fait que la Règle est représentée par une dizaine d’exemplaires, son caractère composite est reconnu par tous les chercheurs. Au début des années 1960, J. T. Milik a remarqué des variantes importantes dans certains manuscrits 4QS13; mais l’histoire de la composition reste difficile à tracer car elle dépend de la façon dont on reconstitue l’histoire de la communauté elle-même. Pendant les années précédant la publication officielle des manuscrits de la grotte 4, l’analyse de la «genèse littéraire» de 1QS offerte par Murphy O’Connor et sa réception avec quelques modifications proposées par les chercheurs comme J. Pouilly, constituaient la principale contribution sur ce sujet14.

Avec la publication de tous les textes de la Règle, les chercheurs ont naturellement porté leur attention sur l’analyse des nouveaux témoins textuels. Depuis les années 1990, les divergences entre 1QS et 4Q, en particulier 4QSb (4Q256) et 4QSd (4Q258), font l’objet d’un grand nombre d’études. Ces études montrent clairement que la Règle a un caractère composite, mais il n’y a pas de consensus sur sa nature exacte. Alors que certains y ont vu un travail unifié, d’autres la considèrent comme une compilation de sources indépendantes qu’ils attribuent à différentes périodes15.

P. S. Alexandre et G. Vermès distinguent au moins quatre stades éditoriaux différents (ou recensions) qu’ils nomment A (1QS), B (4QSb ou B1 et 4QSd ou B2), C (4QSe) et D (4QSg). Par comparaison avec 1QS, ils suggèrent que 4QSb (4Q256) et 4QSd (4Q258) abrègent probablement un texte comme 1QS16. Le fait qu’une phrase comme

13 J. T. Milik, «Textes des variantes des dix manuscrits de la Règle de la Communauté trouvés de la Grotte 4. Recension de P. Wernberg Møller, The Manual of Discipline», RB 67, 1960, p. 410-416.

14 J. Murphy-O’Connor, «La genèse littéraire de la Règle de la Communauté», RB 76, 1969, p. 528-549; J. Pouilly, La Règle de la Communauté de Qumrân. Son évolution littéraire (CahRB 17), Paris: Éditions Gabalda, 1976.

15 P. S. Alexander, «The Redaction-History of Serekh ha-Yahad: A Proposal», F. García-Martínez et É. Puech (éds), Hommage à Józef T. Milik = RQ 17, 1996, p. 437-453; J. H. Charlesworth and B. A. Strawn, «Reflections on the Text of Serek ha-Yahad Found in Cave IV», RQ 17, 1996, p. 403-435; A. I. Baumgarten, «The Zadokite Priests at Qumran: A Reconsideration», DSD 4, 1997, p. 137-156; P. Garnet, «Cave 4 MS Parallels to 1QS 5:1-7: Towards a Serek Text History», JSP 15, 1997, p. 67-78; S. Metso, The

Textual Development of the Qumran Community Rule (STDJ 21), Leiden: Brill, 1997; M. A. Knibb, «Rule

of the Community», in L. H. Schiffman and J. C. VanderKam (eds), EncDSS II, New York: Oxford University Press, 2000, p. 793-797.

16 P. S. Alexandre and G. Vermès, Qumran Cave 4: 4QSerekh Ha-Yahad and Two Related Texts (DJD XXVI), Oxford: Clarendon, 1998, p. 9-12.

«fils de Sadoq, les prêtres qui gardent l’alliance» se retrouve en 1QS V 2. 9 mais manque en 4 QSb et 4QSd semble indiquer que l’omission est intentionnelle. On rencontre le même problème en observant 1QS V où l’on trouve sept fois le mot

דחי

(«communauté») totalement absent dans les passages parallèles de 4 QSb et 4QSd. Dans le cas de 4QSe (4Q259), le texte diffère remarquablement de 1QS: il manque le passage 1QS VIII 15b - IX 11 qui est partiellement attesté par 4QSd. 4Qe se singularise de plus par l’absence d’une longue composition hymnique qui conclut non seulement 1QS mais se trouve aussi dans 4QSb , 4QSd , 4QSf (4Q260) et 4QSj (4Q264); 4QSe comporte à cet endroit un calendrier énumérant le roulement des familles sacerdotales qui doivent assurer le culte du Temple de Jérusalem. Cette composition de calendrier est semblable à 4QOtot (4Q319). Enfin les variantes de 4QSg (4Q261), ainsi que l’absence du passage 1QS VI 8-23 attestée partiellement par 4QSb et 4QSd, suggèrent qu’il s’agit vraisemblablement d’une recension indépendante. Dans cette perspective, chaque copie de la Règle peut être considérée comme une unité autonome dans la mesure où chacune possède du matériel reflétant sa propre idiosyncrasie.

1QS et 4QSe. Trois figures messianiques sont explicitement mentionnées dans 1QS IX 11. Rien n’est dit sur ce qu’elles feront mais le contexte semble eschatologique: les membres de la communauté doivent obéir aux règles pour la discipline jusqu’à leur venue (voir infra p. 63-64). Selon Murphy O’Connor, le passage VIII 1-16 a + IX 3-X 8a constitue la strate la plus ancienne de la Règle; il s’agit d’une proclamation (ou manifesto comme l’a nommée Murphy O’Connor) écrite par le Maître de justice avant l’émergence de la communauté. La deuxième phase comprend VIII 16b - IX 2; c’est un code pénal pour un premier petit groupe retiré au désert. Les prescriptions V 1-13a + V 15b - VII 25, composées plus tard sous le règne d’Alexandre Jannée pour la vie d’un groupe plus nombreux et plus élaboré, pourraient être un ensemble législatif parallèle à celui des col. VIII - IX. L’introduction, le rituel de la cérémonie et deux esprits de perversion et de vérité (I - IV), ainsi que la composition hymnique, seraient les matériaux intégrés en dernier. Pour chaque phase, le terme pour désigner la communauté est différent. On a

דחיה̇ ישנא

(«hommes de la communauté») pour la première phase,

שדוקה̇ ישנא̇

(«hommes de la sainteté») pour la deuxième phase, et

דחי

(«communauté») ou

תירב

(«alliance») pour les plus récentes17.

Pourtant l’absence du passage 1QS VIII 15b - IX 11 dans la colonne 3 du cinquième manuscrit de la Règle trouvé dans la grotte 4 (4QSe = 4Q259) soulève la question de son histoire rédactionnelle, et suggère la possibilité d’une évolution dans les attentes messianiques du groupe. Les chercheurs comme J. Starcky, E.-M. Laperrousaz, S. Metso et Geza G. Xeravits etc., optent dans leurs études pour la théorie d’un ajout secondaire, selon laquelle 4QSe reflète probablement un état plus ancien de la Règle auquel le passage évoquant l’attente eschatologique d’un prophète et des messies d’Aaron et d’Israël qu’on trouve en 1QS IX 11 a été ajouté au cours du développement littéraire de la Règle18.

Selon l’hypothèse proposée par J. Starcky sur les quatre étapes de l’évolution du messianisme à Qumrân, c’est un scribe plus tard qui ajoute ce passage à 1QS comme réponse à l’accession des Asmonéens au pouvoir politique et sacerdotal19. E.-M. Laperrousaz pense aussi que l’installation primitive de la communauté à Qumrân ne s’est pas produite dans une perspective eschatologique ou messianique20. Dans ses études sur le messianisme de Qumrân, Geza G. Xeravits conclut que le texte primitif (Urtext) de la Règle, probablement contemporain de 4QMMT, ne montrerait aucun intérêt pour le thème eschatologique21. Pour les chercheurs qui penchent pour la solution d’ajout secondaire, l’absence du passage messianique du 4QSe peut être expliquée par l’origine du schisme sectaire qui s’enracine dans une série de désaccords sur la pureté rituelle et

17 J. Murphy-O’Connor, «La genèse littéraire de la Règle de la Communauté», p. 529-532.

18 J. H. Charlesworth, «Challenging in the Consensus Communis Regarding Qumran Messianism», in J. H. Charlesworth, H. Lichtenberger and G. S. Oegema (eds), Qumran-Messianism, Tübingen: Mohr Siebeck, 1998, p. 120-134; S. Metso, The Textual Development of the Qumran Community Rule (STDJ 21), Leiden: Brill, 1997, p. 69-74; G. Xeravits, King, Priest, Prophet, 2003, p. 20-21. Metso propose deux traditions se développant sur la base de 1QS V - VII; la première tradition est représentée par la version courte de 4Qe, la deuxième tradition est véhiculée dans 4QS b,d. 1QS reflète une compilation de deux types de tradition, avec de faibles corrections et ajouts.

19 J. Starcky, «Les quatre étapes du messianisme à Qumrân», RB 70, 1963, p. 482-92.

20 E.-M. Laperrousaz, «L’attente messianique», dans Qoumrân et les manuscrits de la mer Morte. Un

cinquantenaire, Paris: Cerf, 2000, p. 353-372.

21 G. G. Xeravits, «The Early History of Qumran’s Messianic Expectations», Ephemerides Theologicae

Lovanienses 76/1, 2000, p. 113-121; King Priest, Prophet, Positive Eschatological Protagonists of the Qumran Library, Leiden/Boston: Brill, 2003, p. 20-21.

les règles sacrificielles22.

Certains chercheurs (P. S. Alexander, J. C. VanderKam, L. H. Schiffman, J. J. Collins) soutiennent cependant qu’il ne faut pas exclure complètement la possibilité d’une omission délibérée de ce passage par le scribe de 4QSe, c’est la datation (paléographique et carbone 14) des différents manuscrits qu’on trouve décisive pour déterminer les moments où les différentes versions ont été produites. Comme on attribue 1QS aux années 100-75 av. J.-C. et 4QSe aux années 50-25 av. J.-C., cela laisse une marge de temps pour l’éventualité de la réélaboration éditoriale de 4QSe23. Dans cette perspective, l’absence du passage messianique de 4QSe n’implique pas que les membres de la communauté ont cessé de croire à la venue des messies d’Aaron et d’Israël, mais suggère plutôt qu’il y avait une diminution d’intérêt pour le messianisme. P. Alexander pense que la section VIII 15b - IX 11, qui fait défaut dans 4QSe, s’expliquerait par une omission intentionnelle due à des contradictions et des répétitions que cette section comporte par rapport à d’autres parties du document. Comme les autres formes courtes des manuscrits de la grotte 4, il est possible aussi que 4QSe ait constitué une recension abrégée pour l’usage privé de Maskil24.

Notre recherche ne vise pas à trancher définitivement la question de l’histoire de composition de la Règle, ou à préciser quels détails concrets représentent des formulations plus courtes ou des accidents de parcours textuels de 4QSe25. En effet, parmi

22 Comme l’explique J. H. Charlesworth, «The Qumran movement may not have begun with messianic fervor […] The origins of Qumranism lie not with messianology but with differing halakhoth, and with rivalry within priestly groups within the Jerusalem Temple». Il n’exclut pas la possibilité de chercher l’origine de la pensée messianique à l’extérieur de la communauté, par exemple, «some of precursors of the first-century Pharisees brought messianic ideas to Qumran and caused both the need to expand the buildings at Qumran and insert messianism into 1QS». J. H. Charlesworth, «Challenging in the Consensus Communis Regarding Qumran Messianism», Qumran-Messianism…, p. 127.

23 S. Metso introduit une erreur en citant F. M. Cross signalant que 4Qe est paléographiquement la plus ancienne copie de la Règle, mais la référence de Cross au papyrus suggère qu’il utilise 4Qe à nommer 4Qa. F. M. Cross, The Ancient Library of Qumran, 1958, p. 89; P. Alexandre et G. Vermès, DJD XXVI, p. 25. J. C. VanderKam, «Messianism in the Scrolls», in E. Ulrich and J. C. VanderKam (eds), Community of

the Renewed Covenant (CJA Series 10), Notre Dame: University of Notre Dame, 1994, p. 211-234; É.

Puech, «Messianism, Resurrection and Eschatology at Qumran and in the New Testament», in

Community of the Renewed Covenant, p. 235-256; L. H. Schiffman, «Messianic Figures and Ideas in the

Qumran Scrolls», in J. H. Charlesworth (ed), The Messiah: Developments in Earliest Judaism and

Christianity, Minneapolis: Fortress, 1992, p. 116-129; J. J. Collins, Sceptre and Star, 1995, p. 82-83.

24 P. S. Alexander, «The Redaction History of Serekh-Ha-Yahad: A Proposal», p. 437-456.

25 Par exemple, J. H Charlesworth donne 6 suggestions pour comprendre l’absence du passage 1QS VIII, 15- IX , 11 de 4QSe : 1) «Some member of Qumran Community may have compiled 4QS for private use»;

les dix autres témoins fragmentaires de la Règle retrouvés dans la grotte 4 (4QSa-b ou 4Q255-258; 4QSf-j ou 4Q260-264) et la grotte 5 (5Q11), deux (4QSd et 4QSf) ont préservé les restes des colonnes VIII-IX et X-XI de l’exemplaire de la grotte 1, et deux autres (4QSb et 4QSj) quelque lignes tirées des colonnes X-XI. Autrement dit, à Qumrân la version longue de la Règle est appuyée par au moins cinq témoins (1QS, 4QSb, 4QSd, 4QSf et 4QSj), tandis que la version courte n’est transmise que par 4QSe 26. De plus, la paléographie soutient que l’exemplaire 1QS est une des recensions les plus anciennes de la Règle27 : cette version longue était en circulation à Qumrân à partir au moins des années 70 av. J.-C., et la recension attestée par 4QSb et 4QSd, qui présentent des versions abrégées mais assez proches de 1QS, date de la deuxième moitié du 1er siècle av. J.-C. Il est extrêmement difficile d’imaginer que la version longue (ou celles qui s’y apparentent) ait été remplacée par la version courte transmise seulement par 4QSe qui date de 50-25 av. J.-C., d’autant plus que les restes des colonnes VIII-IX et X-XI de l’exemplaire de 1QS ont été préservés dans les témoins textuels plus récents (4QSb, 4QSd et 4QSf datent de 25-0 av. J.-C., 4QSj de 50-25).

À notre avis, s’il y a eu des étapes dans la composition de la Règle, elles ont eu lieu dans un assez cours laps de temps, au maximum une génération, celle du Maître de justice, avec une évolution dans la discipline quand le groupe a grossi avec la prise de pouvoir de Jean Hyrcan (Hyrcan I) au plus tard, et avec la mise en place d’une organisation plus conséquente de la communauté: rituel d’entrée, théologie des deux esprits, addition de l’hymne en finale. En ce qui concerne l’absence de la section VIII 15b - IX 11 en 4QSe, peut-être faut-il voir dans cette absence la conscience d’une diminution

2) «The Rule de Community could have been abbreviated for some institutional use in the Community»; 3) «The passage may have been inadvertently omitted by a careless scribe»; 4) «A later scribe may have deliberately omitted the reference to two messiahs […] Perhaps disenchanted with messianic beliefs in the first century B.C.E., he may have been persuaded that God alone knows what will happen, […] and will not depend on any messiah or archangel […]»; 5) «The section missing in 4QS MS E may contain ideas unacceptable to one who joined the Community late in its existence»; 6) «4QS MS E may be either a fragment of the Rule of the Community antedating 1QS, or a portion of a document that involved into the Rule of the Community». J. H. Charlesworth, «Challenging in the Consensus Communis Regarding Qumran Messianism», Qumran-Messianism, 1998, p. 124-127.

26 P. Piovanelli, «Les figures des leaders qui doivent venir», dans J.-C. Attias et al. (éds), Messianismes:

variations sur une figure juive, Genève: Labor et Fides, 2000, p. 47.

27 Selon l’étude de paléographie, la datation de ces manuscrits pourrait s’étalonner de 125-100 av. J.-C. (4QSa ou 4Q255) à 50 de notre ère (4QSh ou 4Q263). P. S. Alexandre et G. Vermès, DJD XXVI, p. 22-25.

ou d’un manque d’intérêt pour les questions eschatologique chez le copiste du texte. Il se pourrait aussi que cette version de la Règle s’appliquait à un (ou plusieurs) groupe(s) dispersé(s) qui a (ont) rapporté ce texte à Qumrân. Dans l’état actuel de nos connaissances, il n’y a pas de réponse définitive à cette question. En tous cas, la présence de ce passage en 1QS suffit pour notre recherche: elle prouve que l’espérance en un double messie avaient déjà existé à partir au moins des années 75 av. J.-C., et permet de mettre en lumière les autres textes comportant une allusion moins claire au même espoir eschatologique.