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CHAPITRE 1 LE MESSIANISME ET TEXTES MESSIANIQUES DE

1.2 Le messianisme à l’époque du Second Temple

1.2.3 Le messianisme dans les écrits apocalyptiques

Des troubles majeurs durant les deux siècles avant notre ère, comme la crise macabéenne et l’occupation du royaume de Judée par les Romains, viennent confirmer pour certains l’imminence de la «fin des temps». Ces mutations subtiles donnèrent lieu à l’élaboration progressive d’une nouvelle attente messianique qui s’inséra, celle-là, dans un contexte eschatologique. Passant d’une attente ancrée dans la réalité historique sans aucun caractère surhumain à une espérance eschatologique, le messianisme de l’époque oscillait entre un passé idéalisé et une transfiguration radicale de l’ère messianique; les plus utopistes attendent ou espèrent l’intervention de nouveaux sauveurs (fils de David, fils de l’homme, élu, ou simplement «envoyé» de Dieu) pouvant éventuellement accélérer la marche de l’histoire vers un monde meilleur.

L’analyse des écrits pseudépigraphiques à caractère apocalyptique montre que la mention du messie royal est peu fréquente31: l’idée messianique est presque passée sous silence dans le Livre des Jubilés, composé vers le milieu du 2e siècle av. J.-C. L’auteur raconte l’ascension de Moïse sur le mont Sinaï, où Dieu se dispose à lui apprendre toute l’histoire du peuple élu, «depuis la Création jusqu’au jour où le sanctuaire du Dieu sera établi au milieu d’Israël à jamais et pour toujours» (1,27-28). Dans l’histoire est introduite une chronologie rigoureuse en prenant comme unité la période jubilaire composée de sept septaines d’années, chaque jubilé embarrasse donc 49 années (1,29). Le livre se montre surtout soucieux d’exalter la valeur des lois morales et rituelles: sabbat, circoncision, règlements du culte, calendrier. Ce qu’on y apprend, c’est la relation particulière entre Dieu et tout le peuple d’Israël, et le rôle de médiateur que Moïse a joué dans cette relation. Au chapitre 23, dans un scénario aux traits apocalyptiques, l’auteur raconte que Dieu suscitera les nations pour détruire une génération d’hommes impies et préparer une nouvelle génération qui cherche la Loi de Dieu; mais dans ce scénario il n’y a aucune figure messianique. Un seul passage semble s’y intéresser: l’auteur met dans la bouche d’Isaac que Lévi et ses descendances serviront comme prêtres de Dieu

31 Nous nous limitons aux textes chronologiquement parallèles avec la bibliothèque de Qumrân (2e siècle -1er siècle av. J.-C.), et excluons, malgré qu’ils contiennent des passages aux traits messianiques, les textes composés après la destruction du Temple par Titus en 70 de notre ère : 4 Esdras (vers 80-100), 2 Baruch (vers la fin du 1er siècle), Apocalypse d’Abraham (après la destruction du Temple par Titus en 67).

(31,11-17), tandis que de la lignée de Juda sortira le roi des enfants de Jacob (31,18-20). Le texte ne comporte aucune dimension eschatologique; toutefois l’emphase mise sur le bicéphalisme du leadership pourrait faire écho au duo messianique de Qumrân.

L’Assomption de Moise, un livre eschatologique sur les tribulations et la gloire d’Israël, retrace l’histoire du peuple élu de l’entrée en Canaan jusqu’à la fin des temps, autrement dit jusqu’à la période même à laquelle vécut l’auteur réel au tournant de notre ère. Le texte du chapitre 10 mentionne que «son Royaume apparaîtra d’une extrémité à l’autre de la Création; et Satan ne sera plus, et la douleur s’en ira avec lui... ». Sans parler explicitement d’un agent humain du salut, il apparaît que l’auteur envisage ici d’un royaume impérissable. Bien qu’on remarque que dans le même livre est attestée une attitude critique auprès des rois asmonéens qui ont pris le titre de «prêtres du Très-Haut» : «alors se lèveront sur eux des rois, et ils s’appelleront prêtres du Très-Haut, et ils pratiqueront l’iniquité dans le Saint des Saints» (6,1). L’ensemble du texte semble très discret sur l’appartenance du messie-roi à la descendance de David ou à la tribu de Juda. Le livre d’Hénoch est surtout connu pour sa doctrine du fils de l’homme, exposée dans la troisième section, celle des Paraboles, qui comprend trois séquences32: La première parabole (38-44) décrit le jugement final et présente «l’Élu de justice»; la deuxième (45-57) décrit la venue de« l’Élu de Dieu» au jour du jugement; la troisième (58-69) place «l’Élu» assis sur le trône de Dieu. 1 Hénoch 48, 10 identifie, semble-t-il, le Messie royal avec le fils d’homme daniélique, et 52, 4 lui donne le titre d’Élu. Ces paraboles auraient pu servir de point de départ à une réflexion apocalyptique, mais cette section manque dans les manuscrits qumraniens d’Hénoch; il semble qu’elle ne faisait pas partie de l’œuvre originale. Dans une section du livre qui faisait partie de la collection qumranienne, l’auteur entrevoit une attaque finale par les impies, qui seront défaits grâce à une intervention miraculeuse de Dieu. Dans ce scénario, tous les œuvres d’impiété

32 La plupart des chercheurs soutiennent la thèse de l’origine purement juive. Ainsi F. Martin, A. Lods, S. Mowinckel, J. Starky attribuent la composition des Paraboles d’Hénoch à un groupe juif. D’autres chercheurs affirment que les Paraboles sont une œuvre grecque chrétienne qui s’est inspirée du Deuxième Testament pour le concept du messie préexistant. Milik abonde en ce sens. Voir J. T. Milik, «Problèmes de la littérature hénochique à la lumière des fragments araméens de Qumrân», The Havard Theological Review 64, 1971, p. 333-378 (surtout p. 377-378) ; E. M. Laperrousaz, L’attente du Messie en Palestine à la veille

et au début de l’ère chrétienne. À la lumière des documents récemment découverts, Paris: A. et J. Picard,

seront anéanties par une transformation opérée par Dieu lui-même (4QEng ar ou 4Q212 frag.1 ii 21-iv 26).

On trouve un autre développement sur la figure du roi messianique dans les Psaumes de Salomon, un ouvrage datant du milieu du 1er siècle avant notre ère mais absent de la bibliothèque de Qumrân33. Le terme «messie» apparaît quatre fois et partout il s’agit d’ «un oint fils de David». Toutefois, aucun texte ne nous permet de déterminer si «l’oint» envisagé et espéré sera le dernier des rois, ou s’il n’est que l’ancêtre d’une nouvelle lignée royale dont le psalmiste affirmerait qu’elle serait sans manquements et sans défaillances.

Le livre III des Oracles sibyllins, un ouvrage composé en grec et daté généralement d’environ -140, propose aussi une vision de la fin des temps (III 652-795). Un messie roi n’y est mentionné que d’une manière secondaire et vague: quand il se lèvera, les rois étrangers attaqueront le Temple et la terre d’Israël, mais Dieu les détruira dans une catastrophe et les adversaires seront finalement vaincus par «une puissance flamboyante surgie du fond de la mer» (III 772). Il s’agit probablement d’une figure de roi païen qui se lèvera pour protéger le peuple juif, comme le concluait J. J. Collins, «The sybil, then resembles the Deutero-Isaiah in endorsing a Gentile king as an agent of deliverance. The hopes…for a benevolent overlord […] rather than for a national independence»34.

La combinaison, dans un langage apocalyptique, de l’idée du messianisme royal avec celle de la victoire du juste à la suite de la période actuelle de détresse, manifeste un rapprochement remarquable des diverses traditions bibliques touchant le sauveur idéal de l’avenir. On pense souvent que la littérature apocalyptique naît d’une tension entre la

33 P. Grelot date les Psaumes de Salomon entre -63 (prise de Jérusalem par Pompée) et -48 (mort de Pompée), il admet l’origine pharisienne des Psaumes contrairement à l’avis de J. O’Deil, «The Religions Background of the Psalms of Solomon», RQ 3, 1961, p. 241-258. L’origine pharisienne est acceptée par la plupart des chercheurs, et elle pourrait expliquer l’absence des Psaumes dans la bibliothèque qumrano-essénienne. La communauté de Qumran développe sa propre foi, s’opposant à la doctrine et à l’exégèse des pharisiens. H. Charlesworth suggère aussi que ces psaumes expriment nettement l’espérance messianique du pharisaïsme. Voir P. Grelot, «Le Messie dans les Apocryphes de l’Ancien Testament. État de la question» dans É. Massaux, P. Grelot et al. (éds), La venue du Messie. Messianisme et eschatologie (Recherches Bibliques VI), Bruges: Desclée de Brouwer, 1962, p. 19-50; J. Coppens, Le Messianisme

royal. Ses origines, développement, son accomplissement, p. 46-47.

situation réelle et l’espérance du salut envisagé par la foi35. Cette espérance, «l’apocalypticien la représente ou l’imagine d’après les images qui lui ont été léguées dans la tradition»36. C’est à la tradition biblique que l’imaginaire apocalyptique du messie emprunte son matériel qu’il modèle, spiritualise et universalise selon les exigences et les besoins de l’époque. Le livre de Daniel (7 et 12), ainsi que des sources postérieures qui adoptent l’approche daniélique, ont développé le thème de la bataille victorieuse du personnage eschatologique oint. Dans ce langage, le messie tendrait à devenir un être céleste; il viendra soit mystérieusement de la lignée de David, soit apocalyptiquement de quelque région du cosmos, peut-être des cieux ou des profondeurs insondables de la mer. Pourtant c’est toujours Dieu qui exercera un jugement contre les royaumes de ce monde et les dépouillera de leur puissance temporelle à la fin des temps; les justes recevront alors leur rétribution et se verront confier une domination éternelle. Cette vision n’inclut pas de roi messianique dans son sens traditionnel en vue d’une restauration de la monarchie davidique.

Les analyses ci-haut suggèrent qu’il y a au moins trois courants messianiques (royal ou monarchiste, sacerdotal, apocalyptique) qui ont été ultérieurement réinterprétés pour désigner un ou plusieurs messies, selon les différentes relectures possibles. À l’époque post-exilique, il n’y avait plus de roi en Judée: il semble que bien en effet que la lignée davidique se soit perdue après Zorobabel, et les lois nationales sont confiées à la juridiction des prêtres. Aux yeux du peuple, l’alliance sacerdotale, bien qu’elle n’ait pas supplanté l’alliance monarchiste, était vraisemblablement considérée comme la légitimation divine de la transmission héréditaire de la fonction de Grand Prêtre: les fils de Lévi demeuraient les seuls responsables de la loi du Temple reconstruit et du pays. Quant aux descendants de David, on a commencé à envisager pour eux une domination eschatologique dans un futur investi de divers motifs apocalyptiques, comme en témoignent la tradition daniélique et des sources (depuis 3e siècle av. J.-C.) qui présentent des visions similaires et s’inscrivent dans une même approche. À notre avis, il est

35 J. J. Collins, The Apocalyptic Imagination. An Introduction to the Jewish Matrix of Christianity, New York: Crossroad, 1984; G. Rochais, «La littérature apocalyptique», Communauté chrétienne (Montréal) 22, 1983, p. 145-154; G. Rochais, «Apocalype et mouvements juifs au 1er siècle», dans D. Marguerat, E. Norelli et J.-M. Poffet (éds), Jésus de Nazareth: nouvelles approches d’une énigme, Genève: Labor et Fides, 1998, p. 177-208.

important de remarquer ces trois idées et leur combinaison à l’époque du Second Temple, ainsi que leurs influences sur les conceptions et typologies du messianisme de Qumrân.