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CHAPITRE 2 ANALYSE DES TEXTES À TENDANCE

3.1 Document de Damas (Cairo Damascus ou CD)

3.1.4 L’«enseignant de la justice» durant les derniers jours (CD VI 2b-11a)

Le Document contient une section qui est aujourd’hui connue sous le nom de «Midrash du puits» (CD VI 2b-11a). Il s’agit de commentaires de type pesher qui lisent les versets bibliques comme une préfiguration d’événements contemporains. Ce passage est partiellement préservé dans 4Q266 frag. 3 ii et 267 frag. 2. On interprète ici un verset des Nombres: «Les puits que creusèrent les princes, que forèrent les nobles du peuple avec un bâton» (Nb 21, 18). Le Document l’explique comme suit:

2b ̇ לארשימו̇םינובנ̇ןרהאמ̇םקיו 3 ̇ ̇הורפח̇ראב̇ראבה̇תא̇ורופחיו̇םעימשיו̇םימכח הורכ̇םירש 4 ̇ ̇הירפוחו̇הרותה̇איה̇ראבה̇קקוחמב̇םעה̇יבידנ םה 5 ̇ ̇ץראב̇ורוגיו̇הדוהי̇ץראמ̇םיאצויה̇לארשי̇יבש קשמד 6 ̇ ̇םירש̇םלוכ̇תא̇לא̇ארק̇רשא ̇אלו̇והושרד̇יכ הבשוה 7 דחא̇יפב̇םתראפ ̇ t a c a v ̇ ̇שרוד̇אוה̇קקוחמהו רשא̇הרותה 8 ̇ והישעמל̇ילכ̇איצומ̇היעשי̇רמא ̇ t a c a v ̇ ̇יבידנו םה̇םעה 9 ̇קקח̇רשא̇תוקקוחמב̇ראבה̇תא̇תורכל̇םיאבה קקוחמה 10 ̇אל̇םתלוזו̇עישרה̇ץק̇לכב̇המב̇ךלהתהל דמע̇דע̇וגישי 1 1 ̇ ה̇תירחאב̇קדצה̇הרוי םימי

2b Et Il suscita d’Aaron des hommes perspicaces et d’Israël

3 des sages, et Il leur enseigna, et ils creusèrent le puits: «le puits, des princes l’ont creusé,

4 les nobles du peuple l’ont foré avec un bâton» (Nb 21,18). Le puits, c’est la Loi, et ses «creuseurs», ce sont 5 les captifs d’Israël qui partirent du pays de Juda et habitèrent au pays de Damas,

6 (ceux) que Dieu avait tous nommés les princes, car ils le cherchèrent et

7 leur honneur ne fut guère contesté par une seule bouche. vacat Et le «bâton/législateur», c’est l’Interprète de la Loi dont

8 a dit Isaïe: «il façonne l’instrument selon son usage» (Is 54,16). vacat Les «nobles du peuple», ce sont

9 ceux qui viennent «forer le puits» selon les ordonnances qu’a édictées le législateur

10 pour qu’on s’y conforme durant toute la période de l’impiété, et sans lesquelles, ils n’(y) parviendront pas, jusqu’à l’avènement de

Structure et contenu.Le texte est divisé en trois parties par deux vacat (l. 7. 8)34. La première partie (2b-7a) fait référence à l’exode des membres de la Judée vers Damas. En leur appliquant une citation de Nb 21, 18, on les décrits comme les «princes» qui «creusèrent un «puits», celui de la Loi, «avec un bâton» (

קקוחמ

).

La deuxième partie (7b-8a) poursuit l’explication de la citation en jouant sur le double sens du mot

קקוחמ

, qui signifie «bâton», mais aussi «chef», «législateur». Creuser le puits de la Loi avec un bâton, c’est scruter la Torah sous la conduite d’un «chef» ou d’un «législateur», qui est qualifié d’«Interprète de la Loi» (

הרותה̇שרוד

). La racine verbale

שרד

peut signifier «chercher à accomplir fidèlement la volonté de Dieu telle qu’elle est prescrite dans la Loi», mais aussi «scruter, chercher à comprendre le sens, le contenu du texte scripturaire»35. L’«Interprète de la Loi » est considéré dans le texte comme un outil providentiel façonné par Dieu (d’après Is 54, 16): il s’agit d’une personne autorisée qui a scruté et interprété la Loi pour y découvrir les choses cachées à propos desquelles Israël s’était égaré (voir CD I 9-11).

La troisième partie (8b-11) donne une interprétation pour les «nobles du peuple». On a ici encore un jeu de mots: ces nobles sont ceux qui viennent pour forer le puits «selon les ordonnances qu’a édictées le législateur» (

קקוחמה̇קקח̇רשא̇תוקקוחמב

l. 9). Cette proposition utilise trois termes (

תוקקוחמ

,

קקח

, et

קקוחמה

) rattachés à la même racine

קקח

, dont le sens premier est «creuser (un trou, une tombe)» ou «graver (dans la pierre, le métal)», mais aussi, au figuré, «fixer la norme ou la loi» d’où «décider, commander», etc. Le contexte de la ligne 9 suggère évidemment une traduction au sens figuré (commander, ordonner): les nobles sont ceux qui viennent forer le puits à l’aide des ordonnances (

תוקקוחמ

) qu’a édictées (

קקח

) le législateur (

קקוחמה

). Hors de ces ordonnances ou instructions, ils ne parviendront pas à la connaissance de la Loi; ils doivent donc s’y conformer jusqu’à «l’avènement de celui qui enseignera la justice à la fin des jours».

34 DSSSE (vol. 1, F. Garcia-Martinez et E. J. C. Tigchelaar) indique un vacat à la fin de la ligne 4 (p. 559). Notre lecture suit celle proposée par E. Cook, «The Damascus Document», in M. Wise, M. Abegg and E. Cook (eds), The Dead Sea Scrolls: A New Translation, et adoptée aussi dans DSSEL et QST.

Commentaire. Le Document de Damas nous dit que les hommes avec lesquels Dieu établit une nouvelle alliance (III 12-14) «creusèrent un puits aux eaux abondantes» (CD III 16c:

םיבר̇םימל̇ראב̇ורפחיו

). CD XIX 34 (Ms B) parle de ceux qui sont d’abord agrégés à la communauté, puis «se sont détournés du puits d’eaux vives» (

̇ראבמ̇ורוסיו

םייחה̇םימ

). CD VI 4 précise que ce puits, c’est la Loi. L’expression de «creuser un puits» symbolise donc la quête de la connaissance cachée de la Loi sous la conduite du «législateur» (

קקוחמ

), c’est-à-dire l’«Interprète de la Loi» (l. 7:

הרותה̇שרוד̇אוה̇קקוחמהו

). Il est clair que ce titre (

הרותה̇שרוד

) s’applique à une figure historique du passé, plus précisément au premier dirigeant éminent appelé à nouveau «législateur» (

קקוחמה

) en VI 9. Il ne peut s’agir que du

«

Maître de justice» (

קדצ̇הרומ

) que, selon I 11, Dieu a suscité pour «conduire les convertis» dans le chemin de Son cœur (I 11). Un passage du Ms B fait allusion au rôle de législateur exercé par le Maître: «Ceux qui ont été instruits des premiers règlements d’après lesquels les hommes de la communauté étaient gouvernés, et qui ont écouté la parole du Maître de justice» (XX 31-32). L’explication allégorique en VI 7b montre qu’on s’attendait du Maître qu’il enseigne comment mettre la Torah en pratique, comme un bâton avec lequel on peut creuser le puits de la Loi. En VI 8b-10a l’accent est mis sur le fait que tous les fidèles devaient se soumettre à ses instructions pour régler leur conduite «durant toute la période de l’impiété» (VI 10a).

Le sens de l’expression

םימיה̇תירחאב̇קדצה̇הרוי דמע̇דע

en VI 10b-11 est controversé. Le participe

הרוי

(masc. sg. cstr. de la racine

הרי

) peut se traduire par «celui qui fait pleuvoir» ou par «celui qui enseigne». Pour le premier sens, on a en Os 6,3 : «comme la pluie du printemps qui arrose la terre» (

ץרא̇הרוי̇שוקלמכ

). Dans un contexte similaire, Jl 2,23 prédit l’ère où Dieu apportera la restauration par la pluie pour mettre fin à la sécheresse de la terre: «il fait tomber pour vous l’averse, la pluie d’automne et la pluie du printemps, comme jadis» (

ןושארב̇שוקלמו̇הרומ̇םשג̇םכל

דרויו

). Dans notre texte, l’emploi au sens de «celui qui fait pleuvoir» est possible parce que tout le passage est consacré à l’eau de la Loi. En ce cas il s’agit de Dieu qui fera pleuvoir la justice en abondance à l’ère du salut. Mais le formule

דמע̇ דע

(«jusqu’à l’avènement») ne

s’applique à Dieu nulle part ailleurs dans le Document; elle s’emploie, au contraire, pour l’attente messianique (XX 2; XII 23). Étant donné qu’en Ms A III 8 et Ms B XX 14

הרוי

désigne un instructeur, il apparaît plus normal de lui laisser ce sens ici: celui qui est à venir est un instructeur. De plus, si l’on tient compte du double sens du mot

הרוי

et

הרומ

(«pluie d’automne», Jl 2,23; Ps 84,6; «instructeur», «enseignant», Is 30,21; Dt 11,13; Jg 7,1; Jb 36,22), on peut conclure qu’il y a vraisemblablement une analogie conceptuelle entre

קדצה̇ הרוי

et

קדצ̇ הרומ

. L’interprétation la plus plausible demeure que cet instructeur va enseigner la justice comme on fait tomber la pluie (

הרומ

) et que son portrait a été modelé sur celui du Maître de justice (

קדצ̇הרומ

)36. Il s’agit d’une figure qui va surgir au terme de la période d’impiété (

עישרה̇ץק̇לכב

, VI 10) où sévit Bélial jusqu’à la guerre eschatologique. Cette période d’impiété prendra fin quand se lèvera «celui qui enseignera la justice» durant les derniers jours.

Le texte distingue «les princes» qui creusèrent les puits et les «nobles du peuple» qui continuent à le forer. Si les premiers sont les adeptes du Maître de justice, les deuxièmes pourraient faire allusion à ceux qui se sont ralliés au mouvement plus tard ou après la mort du Maître. Le Document de Damas, dont la plus ancienne copie aurait été réalisée entre le règne d’Alexandre Jannée (103-76) et d’Aristobule II (70-63), reflète l’existence d’une organisation de la vie religieuse liée à la situation historique contemporaine. À notre avis, un moment approprié pour sa rédaction serait l’expansion du mouvement en terre d’Israël sous Alexandre Jannée, qui coïncide avec l’agrandissement de bâtiments à Qumrân (voir supra p. 6-7, note 14). En corroborant le plan salvifique de Dieu dans l’histoire, le Document renforce la règlementation détaillée de la vie des membres dont l’auto-perception serait modelée sur le modèle d’un Temple au «pays de Damas»; il alimente la perception sectaire concernant l’application de la Loi biblique et contribue aussi à transmettre les structures religieuses et sociales crées par le Maître envoyé par Dieu «pour les guider selon Son cœur» (CD I 11). On pourrait supposer que les «nobles du peuple» sont ceux qui ont adhéré au mouvement sous le règne d’Alexandre Jannée; parmi eux se trouvaient vraisemblablement des Pharisiens qui

s’opposaient à lui et qui se sont enfuis en «exil» et se sont ralliés à l’enseignement du Maître de justice transmis par ses disciples. Dans cette perspective, le Document s’applique vraisemblablement à un mouvement plus large et dont l’organisation structurelle était plus élaborée que celle des membres primitifs à Qumrân.