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CHAPITRE 1 LE MESSIANISME ET TEXTES MESSIANIQUES DE

1.3 Le messianisme dans les textes de Qumrân

J. Starcky a proposé en 1963 une reconstruction en quatre stades du développement des idées messianiques à Qumrân: 1) Lors de la période maccabéenne, il n’y aurait pas d’attente messianique. 2) Par réaction contre les souverains asmonéens, il y aurait une période de croyance bi-messianique; 3) Après la conquête romaine, le groupe de Qumrân, sous l’influence des pharisiens, n’aurait eu foi qu’en un seul messie, comme en témoigne l’emploi du terme «messie» au singulier dans l’expression «messie d’Aaron et d’Israël» à quatre reprises dans le document de Damas; 4) L’attente bi-messianique se serait ranimée à la période hérodienne, avec une forte connotation nationaliste comme on peut le voir par exemple dans la Règle de la guerre37. Selon cette théorie, l’évolution du messianisme qumrânien aurait consisté en une oscillation entre un mono et un bi-messianisme. L’attente du nouvel Elie attestée en Mal 3,23 est présente à Qumrân comme précurseur des deux messies, et l’évocation de «Prince de la congrégation» dérive apparemment du livre d’Ézéchiel.

Le point de vue de Starcky servit de modèle pour des hypothèses semblables, par exemple, celle élaborée par E. M. Laperrousaz, qui discerne une évolution en trois étapes: 1) Les plus anciens documents parlent de deux messies; 2) Après une période de latence, la communauté de Qumrân aurait attendu un messie-roi, les deux figures, davidique et sacerdotale, se canalisent ultérieurement en un seul personnage, le «Maître de justice»; 3) Le Maître de justice assumerait seulement le rôle de messie sacerdotal, en même temps et indépendamment se développe l’attente d’un messie davidique38.

Plusieurs chercheurs estiment que les différents concepts du messie qu’on trouve dans les textes de Qumrân ne peuvent pas être intégrés dans une synthèse cohérente ou

37 J. Starcky, «Les quatre étapes du messianisme à Qumrân», RB 70, 1963, p. 481-505. Cette théorie est aussi acceptée par J. Pouilly, «Qumrân», CÉSup 61, Paris: Cerf, 1987. La théorie de Starcky sert de modèle pour E. M. Laperoussaz. Cette théorie est contestée par R. E. Brown, «J. Starcky’s theory of Messianic Development», CBQ 28, 1966, p. 51-57.

38 E. M. Laperrousaz, «Le Messianisme qumrânien», dans M. Delcor (dir), Qumrân, sa piété, sa théologie

et son milieu (BETL 46), Gembloux: Duculot, 1978, p. 231-247; L’Attente du Messie en Palestine, Paris:

dans un quelconque système diachronique. Pour H. Charlesworth, le fait que des idées divergentes, sinon contradictoires, étaient tolérées simultanément, voire dans le même document, montre qu’on ne peut établir de manière claire le développement du messianique qumrânien39.

F. García-Martínez n’adhère pas à une théorie évolutive aussi élaborée que celle de Starcky; mais il constate que les écrits qui présentent un messie céleste sont de date plus récente que ceux qui parlent d’un messianisme royal ou sacerdotal, ce qui pourrait expliquer un développement de la pensée en direction d’une conception utopique du messianisme40.

Dans une étude générale et assez brève autour du messianisme qumrânien41, T. Römer conclut que la communauté essénienne de Qumrân postule un duo messianique42: selon 1QS IX 10-11 et d’autres textes, les membres attentaient un messie roi et un messie sacerdotal; on a donc affaire à un bimessianisme qui se situe dans le prolongement de celui qu’envisageait le prophète Zacharie. Certains textes qumrâniens évoquent un «Prince de la congrégation » (1QSb V 20; 1QM V 1), qui semble refléter des attentes messianiques davidiques à l’époque du déclin des Asmonéens.

L’étude de P. Piovanelli propose que le bi-messianisme qumrânien parait être «le résultat à la fois du rejet sans appel de la prêtrise et de la monarchie officiellement en place à Jérusalem (104 av. J.-C.), et de la recherche d’institutions de remplacement au niveau de la direction de la communauté en exil»43.

Si les textes de Qumrân nous fournissent une documentation abondante, elle n’est pas sans ambiguïtés; en d’autres mots, le bi-messianisme est un modèle propre aux écrits sectaires, mais il est toutefois loin d’être exclusif. Voilà pourquoi certains chercheurs préfèrent classer les agents de salut dans les textes de Qumrân en différentes

39 H. Charlesworth, «Les grandes croyances des Juifs», dans J. M. Mayeur et al. (dir), Histoire du

Christianisme (des origines à nos jours), T.14, Paris: Desclée, 2000, p. 485-505.

40 F. García-Martínez, «Messianische Erwartungen in den Qumranschiften», Jahrbuch für Biblische

Theologie 8, 1993, p. 171-208. Voir aussi «Messianic Hope in the Qumran Writings», in F. García-Martínez

and J. T. Barrera, transl. by Wilfred G. E. Waston, The People of the Dead Sea Scrolls: Their Writings,

Beliefs and Practices, Leiden/New York/Köln: Brill, 1995, p. 159-189.

41 T. Römer, «Origine des messianisme juif et chrétien...», p. 14-29.

42 Dans le sillage de A. Dupont-Sommer, E. M. Laperrousaz, etc., Römer reprend le thème de l’appartenance du groupe de Qumrân au mouvement essénien.

catégories selon les épithètes employées. Selon H. Lichtenberger, c’est à partir de l’auto-compréhension de la communauté et de son interprétation de la Bible qu’émergent les différentes figures messianiques attendues. Il classe les agents de salut en cinq catégories44. D’une manière plus simplifiée, J. Collins distingue trois types d’attentes : les textes qui parlent d’un rejeton davidique, de doubles messies et certains textes controversés.

Une autre classification est selon le nombre et les fonctions par rapport au sujet de messianisme. Dans le chap.7 d’un livre publié récemment45, Joseph A. Fitzmyer présente les divers témoins utilisant le terme «messie» dans les textes sectaires de Qumrân (voir supra p. 13), il accepte l’hypothèse que les textes sectaires dans les manuscrits qumrâniens ont été composés par «the Jews that Josephus and Philo called the Essenes»46, et reflètent les réflexions des juifs palestiniens à partir du milieu du deuxième siècle av. J.-C. Les textes comportant le substantif «messie » sont étudiés selon quatre catégories autour de: 1) deux messies; 2) un messie; 3) prophètes oints; 4) prêtre oint.

Dans l’étude de Geza G. Xeravits, la partie analytique est divisée en deux chapitres portant respectivement sur les textes sectaires et non-sectaires, étudiés et commentés dans leur séquence numérique (voir supra p. 13-14, note 30). Selon l’auteur, il y a différentes perceptions de ce qu’on peut entendre par le terme «messie»: figure royale ou sacerdotale, messie d’Aaron ou d’Israël, fils de David ou de Josèphe (ou Épharaïm), un prêtre Élie, etc., mais les attentes messianiques juives du Second Temple sont dominées par une conception de messie royal ou l’espérance d’une expérience de libération nationale définitive47.

En se basant sur les données paléographiques et historico-critiques disponibles, G. Oegema vise à tracer une trajectoire historique des attentes messianiques de la période des Maccabées à celle de Bar Kokhba. Les principaux écrits messianiques sont classés en deux groupes selon qu’ils sont d’époque plus ancienne (pré-maccabéenne, maccabéenne ou asmonéenne) ou plus récente (romaine et hérodienne). Oegema conclut que les textes

44 Son point de vue rejoint plus ou moins l’hypothèse de J. Starcky dans «Les quatre étapes du messianisme à Qumrân».

45 J. A. Fitzmyer, «Chapter 7: Extrabiblical Jewish Writings of the Second Temple Period», The One Who

Is To Come, Grand Rapids: Eerdmans, 2007, p. 82-133.

46 Ibid, p. 89.

messianiques d’avant le deuxième siècle av. J.-C. montrent que la communauté qumrânienne, bien qu’elle s’attendait à un jugement divin à la fin du temps, n’avait pas commencé à conceptualiser un libérateur eschatologique. Les figures d’un libérateur eschatologique ne prennent forme qu’après la mort de leader de la communauté (supposé être le Maître de justice) pas avant le début du premier siècle, «probablement à cause de la déception sur le retard du jugement et de la situation inacceptable à Jérusalem» après qu’Aristobule 1er se proclame «basileu,j» («roi») en 104-103 av. J.-C. 48.

Qu’est-ce que nous pouvons retenir à partir de cette revue des études sur les conceptions messianiques qumraniennes? Tout d’abord, il nous semble que le bi-messianisme, qui occupait une place relativement importante à Qumrân, ainsi que la préséance du prêtre sur un dirigeant civil, présentent un trait caractéristique des attentes messianiques qumrano-esséniennes. Par trois fois, la Règle de la communauté (1QS) mentionne les «fils de Sadoq» en V 2. 9 et IX 14, dans les deux premiers cas sous la forme

קודצ̇ינב

et, dans le troisième, sous la forme un peu étrange de

קודצה̇ינב

. La première formulation est identique à celle du Document de Damas (III 21- IV 4), qui mentionne la «communauté des fils de Sadoq» (

קודצ̇ינב̇תדע

). Dans le premier texte (1QS V 2), les fils de Sadoq sont présentés comme des prêtres gardiens de l’Alliance (

תירבה̇ירמוש

) ; plus loin, en V 9, la formule s’amplifie et on ajoute qu’ils recherchent la volonté de Dieu (litt.: sa volonté,

ונצר̇ישרוד

). En tant que gardiens de l’Alliance, les fils de Sadoq, avec les Lévites qui y demeurent fidèles, sont des fondateurs de la communauté à l’intérieur de laquelle ils ont une autorité particulière. Cette auto-compréhension est reflétée dans le paradigme insistant sur la division entre les fonctions sacerdotales et politiques, une division basée sur le modèle de Moïse/Aaron et de Josué/Zorobabel. Leur attribution à deux figures distinctes peuvent être des réactions critiques de la communauté qumrano-essénienne au contrôle du Temple et du palais à Jérusalem par les Asmonéens, et ce paradigme sera par la suite appliqué à Bar Kokhba et au Grand Prêtre Éléazar au cours de la deuxième grandes révolte juive entre 132-135.

Comme le signalait P. Piovanelli, les attentes messianiques sont caractérisées par l’attention particulière que la communauté portait à l’institution du Temple, ainsi que par la nature fondatrice de structures religieuses et sociales crées par le leader communautaire (probablement par le Maître de justice) et destinées à rester en vigueur jusqu’à l’avènement du messie (ou des messies) d’Aron et d’Israël49. Mais la communauté qumrano-essénienne semble aller plus loin: si le messianisme sacerdotal y prédomine, on peut y voir aussi une ligne plus nationaliste attestée dans certains textes. Sous l’influence de la tradition apocalyptique, elle espérait ardemment la victoire des forces du bien sur celles du mal et sur la glorification des élus. Les textes qumraniens, qui évoquent le «prince de la Congrégation» (1QSb V 20; 1QM V 1; 4Q161, etc.), ou un agent de salut qui apporte la délivrance aux justes et exerce la vengeance de Dieu contre les impies (11Q13), montrent que l’ancienne tradition royale commence à céder progressivement à un certain messianisme apocalyptique. La figure d’un guerrier eschatologique, dans certains scénarios de la fin des temps, suggère que l’espérance de la restauration de la monarchie davidique aux caractéristiques séculières (avec une succession de rois davidides) s’orienterait vers l’attente des figures habilitées à inaugurer quelque chose de neuf, dont les traits apocalyptiques dépassaient l’image d’un règne idéalisé du roi et ses descendants. Pour cette raison, on ne peut pas parler d’une attente bi-messianique homogène; il convient de penser plutôt à une diversité d’attentes.

B. Gross indique avec raison que la tradition juive, de par son propre mouvement, ne se serait jamais attachée à coordonner en une seule doctrine cohérente les données éparses des multiples affirmations concernant l’avenir messianique50. Les attentes messianiques juives, qui commencèrent à émerger sous diverses formes à partir de l’époque post-exilique, sont intimement liées à l’auto-compréhension d’une communauté religieuse, à son interprétation de la tradition biblique et aux circonstances concrètes de l’époque. Il est clair que, pour envisager l’ère messianique, les auteurs de la communauté qumrano-essénienne ont utilisé diverses expressions qui reflétaient leur vision du monde, une vision intimement liée à leurs exégèses et pratiques propres.

49 P. Piovanelli, «Les figures…», p. 47.

À Qumrân, comme dans le judaïsme général, on partage la conviction que la rédemption est un événement (ou des événements) qui se produira nécessairement sur la scène historique, plutôt qu’un processus purement spirituel résultant de la transformation interne. De plus, le salut est souvent associé au respect de la Loi mosaïque, considéré comme antérieure et supérieure au(x) messie(s) attendu(s) au cours de l’histoire à venir. C’est sans doute une des divergences fondamentales entre le judaïsme et le christianisme quant à leurs spéculations messianiques. Pour les qumrano-esséniens, le temps de salut, naissant des épreuves et débouchant sur l’ère messianique, ne pouvait advenir que dans une contexte de parfaite pureté et de perfection dans l’observance de la Torah, telle qu’elle était interprétée selon la législation sectaire: c’est «l’importance de l’interprétation de la Bible et les conflits avec les adversaires à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté qui rendent inévitable l’attente eschatologique d’un enseignant de la Torah»51, un interprète de type sacerdotal pour que la communauté puisse observer adéquatement la Loi mosaïque à la fin des jours.

Dans l’étude de cas d’un groupe religieux antique tel que celui des qumrano-esséniens, en plus du recours à l’analyse littéraire des passages comportant des figures de salut à venir, il nous semble qu’une approche socio-critique peut être utile pour élaborer une typologie susceptible d’expliquer la diversité des concepts messianiques révélée par l’examen des textes; nous emprunterons à G. Scholem la distinction entre une tendance «restauratrice» et tendance «utopique» dans le messianisme juif. À partir de cette distinction typologique, la question est de savoir s’il est possible d’établir une corrélation entre les attentes messianiques, restauratrices ou utopiques, et des facteurs tels que l’expérience religieuse de cette communauté et le contexte socio-historique dans lequel elle a vécu.

51 H. Lichtenberger, «Messianic Expectations and Messianic Figures in the Second Temple Period», in

1.4 Dualité messianique et questions de méthodes