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Montrer, raconter et lutter par des « promos » ?

A. Les vidéos promotionnelles d’Al Jazeera : œuvre fragmentée entre déconstruction et reconstruction

II. Les fonctionnalités d’une playlist YouTube

1. Question de la playlist et de l’archive

« Par archive, j’entends d’abord la masse des choses dites dans une culture, conservées, valorisées, réutilisées, répétées et transformées. Bref toute cette masse verbale qui a été fabriquée par les hommes, investie dans leurs techniques et leurs institutions, et qui est tissée avec leur existence et leur histoire. Cette masse de choses dites, je l’envisage non pas du côté de la langue, du système linguistique qu’elles mettent en œuvre, mais du côté des opérations qui lui donnent naissance. (…) C’est, en un mot, (…) l’analyse des conditions historiques qui rendent compte de ce qu’on dit ou de ce qu’on rejette, ou de ce qu’on transforme dans la masse des choses dites. 123»

L’archive pour Michel Foucault est indissociée de l’idée de la transformation. Du moment où l’objet change le support d’accueil original et s’insère dans un autre il n’est plus tout à fait le même. Frédéric Lambert voit dans l’acte d’archiver une renaissance. « En les replaçant dans un

temps et un espace différents de ceux de leur première exposition, écrit-il, on donne aux images une nouvelle luminosité, une nouvelle dimension symbolique, une nouvelle vie. 124 »

À la lumière des éclaircissements précédents, une playlist YouTube est le lieu d’hébergement idéal pour effectuer des modifications éditoriales. Elle offre non seulement un emplacement dans lequel prend place des petits objets, mais elle propose également un chemin de lecture et une organisation hiérarchisée. Cela rend l’acte de lecture plus libre et le conditionne autrement.

La playlist construit un univers cohérent qui se produit dans la forme globale que donne la playlist. Cette cohérence est attribuée à l’organisation par numéro et par thème et dont la promesse est de créer une série. En même temps, la playlist est un objet flexible. Le travail de modulation et

123 Michel Foucault, « La naissance d'un monde » (entretien avec J.-M. Palmier), Le Monde, supplément : Le Monde

des livres, no 7558, 3 mai 1969, pp. 786-787.

124 Frédéric LAMBERT.- L’hystoire. Récits d’archives recyclées.- in Les cahiers du collège iconique, Volume XIX,

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de recomposition se développe dans la mise en tension entre deux dimensions contradictoires : fermeture et ouverture.

Si la playlist est un guide qui permet une lecture aléatoire ou séquentielle des vidéos, elle permet avant tout de jouer sur la mise en ordre des « promos », de les dépouiller de leur fonction organisationnelle. Comme l'explique le directeur d'une radio, le caractère ludique lié à la rhétorique des playlists est un enjeu de pouvoir: « Ce qui fait la radio ce n'est pas tellement les

morceaux inclus dans la "playlist" (…) mais plutôt le nombre global de morceaux, le nombre de catégories exploitées et le nombre de morceaux par catégorie. C'est le jeu entre ces trois facteurs qui donne le format 125».

Les « promos » sont organisées en plusieurs catégories. Chaque catégorie est composée d’une série de vidéos promotionnelles de la même famille portant le même titre et distinguée les uns des autres par un système de numérotation. Dans la plupart des « promos », l’organisation thématique reprend le titrage donné par Al Jazzera, sinon elle est basée sur un classement selon les caractéristiques les plus marquantes dans la « promo ». Le travail systématique de classement augmente la compréhension des principes d’ordre et contribue à rationaliser les pratiques.

Qu’elle soit subjective ou non, la catégorisation favorise la mémorisation des objets et augmente le degré de connexité entre les sous-catégories. L’organisation binaire par thème et chiffre se justifie par un souci de pertinence, elle sert à faciliter la recherche des « promos ». Mais, indépendamment des raisons qui motivent le travail de collection, ce qui nous semble le plus captivant dans la playlist, c’est cette classification en soi car elle explicite la logique de la systématisation suivie par le collectionneur et fournit paradoxalement l’occasion de négocier d’autres chemins de lectures possibles en dehors de la classification proposée.

L’acte de collectionner affiche chez le collectionneur un amour pour le détail, la symétrie et la contemplation. Elle l’entraine volontairement ou involontairement dans le jeu de la recomposition de sorte que l'admiration entraine une succession de gestes : tri, regroupement classement. Pour Umberto Écho, le souci d’homogénéité et de pertinence se transforme malgré tout en quête de sens qui oblige à fouiller dans la mémoire de ces objets pour retracer leur généalogie, pour les inscrire

125 Barbara. FENATI, « Radio de programme et radio de flux : l'exemple italien », in: Réseaux, 1992, volume 10 n°52.

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dans une chaîne de valeur et finalement pour comprendre leur histoire particulière, leur utilité et leurs caractéristiques.126

Si ce travail laborieux est souvent associé au plaisir, il est certainement une expérience transformatrice qui affecte à la fois acteur et actant : cette mutation travaille non seulement les objets circulants mais aussi le responsable et les contempteurs de cette action. D’emblée, l’acteur qui déconstruit l’objet pour le reconstruire à nouveau cherche à transmettre son amour pour l’insolite, pour l’original.

Or, s’exposer aux regards d’autrui c’est avant tout accepter de se soumettre à leur jugement. C’est éveiller chez les admirateurs comme chez les condescendants une curiosité pour la collection. Dominique Jarassé affirme que le geste de collection est en soi créateur de l’indifférenciation :

« La collection est, par excellence, le lieu intermédiaire de métamorphose de l’objet ». Si la

collection est vue comme terrain de transformation, c’est le collectionneur qui « peut, parfois seul,

ouvrir un champ de curiosité 127».

S’emparer des « promos » est dans notre cas un geste individuel, parce que le rassemblement et la manipulation des objets donnent la possibilité de se démarquer des autres par. Ce geste offre au collectionneur l’occasion de s’approprier ces séquences, de marquer sa trace sur la collection. En revanche, si une collection renforce le pouvoir d’agir du collectionneur, elle le piège, elle l’enferme dans cette gourmandise de liste. Umberto Éco met en garde contre cette passion pour la liste : « Personne ne peut échapper à l’effet d’inachevé qu’elle crée 128». Une liste ou une playlist

est comme un monstre qu’il faut nourrir tout le temps et qui ne sera jamais satisfait.

126 Umberto ÉCO, Vertige de la liste, Paris, Flammarion, 2009, p. 15

127 Citation de Dominique JARASSÉ in Jean-Charles DEPAULE, « Odile Vincent (dir.). Collectionner ? Territoires,

objets, destins », Gradhiva, 16, 2012, p. 256-257.

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Fig.6 : extrait de la « promo » (37) de la playlist, série L’Egypte parle d’elle-même

Malgré sa forme colossale, la playlist accueille des objets à destin fragile, souvent voués à la circulation, à l’errance et à la mutation et les transforme en archives. Paradoxalement, l’originalité de la playlist réside dans sa fonction muable et dans sa nature élastique. En détournant les objets de leur destination primaire, la playlist leur donne de nouvelles fonctions et une autre vie.

Pourtant, cette muabilité de la playlist ne réduit pas l’authenticité de l’objet parce qu’une playlist porte en elle toutes les traces d’usage d’ici et d’ailleurs. Ces traces qui permettent l’identification d’une « promo » d’Al Jazeera sont toujours d’ordre éditorial. En effet, une « promo » d’Al Jazeera se distingue par le logo de la chaîne et par un titre qui s’affichent toujours à la fin de chaque

« promo », comme le montre l’exemple ci-dessus.

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