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B. Al Jazeera, vers une culture de la démocratie ?

4. Au cœur de grands événements : nommer autrement l’actualité

« Jamais le monde n'avait vu le Proche-Orient comme il l'a vu après l'arrivée de la chaîne qatariote Al Jazeera. 65 » Dans un sous-chapitre sur le rôle d’Al Jazeera dans le changement du paysage médiatique dans le monde arabe, Anil K. Gayan, ancien ministre des Affaires étrangères de la République de Maurice, estime que l’arrivée de la chaîne qatarie en 1996 a bouleversé la pratique et la rhétorique des relations internationales. Alors que le monde était plus ou moins habitué ou condamné à écouter et à accepter la version des médias occidentaux concernant l'actualité, Al Jazeera a donné un choix et une autre manière de traiter l’information.

La couverture par Al Jazeera des événements politiques des vingt dernières années a augmenté son audience internationale et a mis fin à la maîtrise de l’information dont jouissaient les Américains, notamment en politique étrangère. Son influence a poussé les médias arabes à se

64 Hugh MILES, Al Jazira : Lachaîne qui défie l’Occident. op. cit., pp. 71-72

65 Anil K. GAYAN, La Realpolitik, élément incontournable des relations internationales, CAIRN, Edition Armand

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renouveler pour donner plus de place à la voix publique et aux courants idéologiques et politiques traversant les populations.

Au fil des années, le public arabe succomba à l’influence d’Al Jazeera pour la qualité de ses débats, mais aussi pour ses choix audacieux, à l’instar de l’ouverture d’un bureau à Bagdad et à Kaboul pour couvrir l’actualité de ces deux pays isolés sur le plan international. Un choix parfait qui a fait d’Al Jazeera la seule chaîne d’information en mesure de couvrir de près l’offensive américaine contre l’Irak en 1998. Ainsi, à peine les images des premières explosions diffusées sur

Al Jazeera qu’elles étaient reprises par les chaînes du monde entier. Al Jazeera devient ainsi une

référence pour des chaînes comme CNN et BBC, notamment en matière d’images grâce à ses journalistes, correspondants, caméramans présents sur les terrains de conflits.

Pour la première fois, une chaîne d’information arabe diffuse des images exclusives d’un grand conflit. Par ailleurs, elle propose sa propre version des faits. Filmer l’opération militaire en Irak était un scoop qui a permis à Al Jazeera d’avoir le monopole des images, des sujets et des interviews et de se faire connaître au niveau international.66

Le déclenchement de la deuxième Intifada, en septembre 2000, marque le début du processus d'arabisation de la chaîne et lui permet d'affirmer sa capacité à imposer sa lecture de l'événement. Les correspondants de la chaîne dans les territoires occupés et en Israël, Walid Al Omary, Chirin Abou Aqila, et Jivara Al Boudairi, sont ainsi devenus de véritables vedettes. Sur Al Jazeera, la couverture de la répression israélienne se fait alors sans concession ni précaution.

Pendant sa couverture de la deuxième Intifada, Al Jazeera a donné la parole est donnée à tout le monde, aux représentants de l'autorité palestinienne et même aux dirigeants des mouvements islamistes comme le Hamas et le Jihad islamique. L'accès aux médias n'est plus réservé uniquement aux membres du gouvernement. C'est sans doute cet aspect, plus que la médiatisation spectaculaire des affrontements entre Palestiniens et Israéliens, qui séduit les téléspectateurs arabes. Les visages et les discours des leaders de Hamas comme cheikh Yacine, Abdel Aziz Al Rantisi ou Mahmoud Al-Zahar concurrencent désormais, sur Al Jazeera, ceux de l’ex-président palestinien Yasser Arafat et les membres de son gouvernement.

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Al Jazeera a non seulement déverrouillé des portes fermées, mais elle a ouvert une fenêtre vers des

voix interdites. Considéré comme l’ennemi numéro un au lendemain du 11 septembre, Oussama ben Laden multiplie les apparitions exclusives sur Al Jazeera pour s’adresser au monde. Le chef d’Al Qaeda prend l’habitude de passer par Al Jazeera pour diffuser ses messages de propagande. Une autre personnalité controversée a également utilisé Al Jazeera comme médiateur pour s’adresser au monde : l’ex-président irakien Saddam Hussein.

Pendant l’invasion américaine de l’Irak, il n’a pas hésité à apparaître sur la chaîne pour s’en prendre à la coalition. Chose qui a poussé l’ancien premier ministre britannique Tony Blair à accorder à Al Jazeera une interview en exclusivité afin d’expliquer la position de la coalition au sujet de ce qu’elle appelle la guerre contre le terrorisme.

Au lendemain de la dernière guerre contre l’Irak, Al Jazeera a bénéficié d'un accès privilégié aux dirigeants irakiens, l'un de ses correspondants a même accompagné l’offensive de l'armée américaine. Elle a donc réussi à faire parvenir aux téléspectateurs ses propres images, celles du front irakien et américain à la fois, en relayant parfois la propagande des deux camps.

Si Al Jazeera a donné la parole aux membres du gouvernement irakien aussi bien qu'aux Américains avec un réel souci d'équilibre, c'est le choix des mots utilisés durant cette guerre qui fut décisif. Al Jazeera a littéralement imposé à une grande partie des médias arabes, dès la deuxième semaine de la guerre, l'expression « forces d'invasion » pour désigner la coalition anglo- américaine. Ces mots ont eu une importance fondamentale dans la lecture de la guerre dans le monde arabe. La guerre présentée par les Américains et l'opposition irakienne comme une libération du peuple irakien est transformée sur les écrans d'Al Jazeera en « guerre d'occupation d'un pays arabe.» 67 De même, en recourant à l'expression, « ce que les Américains appellent le terrorisme » au lieu de « terrorisme », Al Jazeera a largement participé à la délégitimation de la campagne américaine.68

Avec les révolutions arabes en 2011, Al Jazeera, loin de retomber dans l'oubli, a réussi à s'imposer en tant que média incontournable. Le choix d’une couverture continue des soulèvements

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Ibid. p. 659 68

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populaires en Egypte a même poussé les manifestants massés au cœur de la Place Tahrir à installer des écrans géants imposés sur des toiles et des pans de mur pour suivre Al Jazeera.69

Obtenir des informations au moment des conflits est très difficile et Al Jazeera est l'unique média arabe à avoir pu couvrir chacun des grands évènements des dix dernières années, en obtenant à chaque fois des images exclusives - de la diffusion de la première vidéo de Ben Laden à la diffusion des images de la Place Tahrir en Egypte. Couvrir les grands conflits était si intense que par moment la chaîne s’est elle-même retrouvée dans l’œil du cyclone.

Au cours de l’année 2014, trois journalistes d’Al Jazeera ont été condamnés à sept à dix ans de prison, en Egypte. Leur crime ? Avoir soutenu les Frères musulmans, considérés comme membres d’une organisation terroriste par le régime du président égyptien Abdel Fattah Al Sissi. Mais derrière ces accusations, infondées selon les accusés, le régime égyptien a essayé de régler ses comptes avec Al Jazeera. Dès le début de la révolution égyptienne, la chaîne qatarie, qui disposait alors d’un bureau en Egypte, a donné une voix médiatique aux islamistes, notamment aux Frères musulmans.

Cette position a suscité la colère du régime égyptien, qui a fait tomber le président islamiste Mohamed Morsi et a lancé une chasse aux sorcières contre ses partisans. Face à cette affaire, Al

Jazeera a lancé une compagne de solidarité avec ses trois journalistes. Chose qui a pris des

dimensions internationales et a même poussé l’ex-président américain Barack Obama à appeler l'Egypte à libérer les trois journalistes d'Al Jazeera : « Nous avons toujours poussé les

gouvernements, pas seulement en Afrique mais partout dans le monde, à respecter le droit des journalistes à pratiquer leur métier (...). Et pour le sujet spécifique des journalistes en Egypte, il faut qu'ils soient libérés 70», a déclaré Obama lors de son allocution à l'issue du sommet États-

Unis-Afrique. Cet appel d’Obama a été largement investi dans une compagne médiatique lancée par Al Jazeera en soutien aux journalistes détenus en Egypte. Il a été notamment réutilisé dans une vidéo courte de dix-neuf secondes, créée, diffusée largement sur son antenne et mise en ligne sur sa chaîne YouTube.

69 Claire-Gabrielle TALON, Al Jazeera, liberté d'expression et pétromonarchie, op. cit., p. 219

70 Barack OBAMA, article de presse « Egypte : Obama demande la libération des journalistes d'Al-Jazeera », in

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Fig. 7 : capture d’écran d’extrait du discours de Barack Obama utilisé dans une vidéo d’Al Jazeera et mise

en ligne sur sa chaîne YouTube71

Face à une image, le spectateur se focalise spontanément sur le milieu. En conséquence, placer le sujet principal au centre facilite la communication et clarifie le message. Dans le premier plan, on voit tout de suite les trois journalistes d’Al Jazeera, vêtus de blancs et qui entrent dans la salle du tribunal. La musique très rythmique qui accompagne le mouvement des acteurs éveille tout de suite l’attention de l’auditeur, elle crée un climat de suspense. En même temps, elle sert de fond sonore à la voix très prenante d’un homme qu’on l’entend dire : « It’s a clear violation of the freedom of the press » (C’est une violation claire de la liberté de la presse). On découvre tout de suite après qu’il s’agit du sénateur américain et de l'ancien candidat républicain à l'élection présidentielle, John McCain. La phrase courte exprime tout de suite la position américaine vis-à- vis de l’enfermement des journalistes d’Al Jazeera.

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Vous trouverez cette vidéo dans la clé USB ci-joint sous le nom Solidarité avec les journalistes d’Al Jazeera et sous le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=UtzYX59eetw

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Puis intervient une voix féminine qui déclare « Al Jazeera journalists have been convicted and jailed » (Les journalistes d’Al Jazeera ont été condamnés et emprisonnés), il s’agit d’une présentatrice d’un journal télévisé qui annonce que les trois journalistes d’Al Jazeera ont été reconnus coupables par le tribunal égyptien.

Les deux commentaires sont simples et les deux personnages, la journaliste et l’homme politique rapportent tout simplement les faits sans apporter d’explications. Puis se défilent des images du contexte. On voit apparaître les condamnés, le tribunal et le juge. Ensuite découlent des plans divers qui montrent la vague de solidarité internationale avec les journalistes d’Al Jazeera et apparaît l’ex-président américain Barack Obama qui reconfirme le refus américain de l’emprisonnement des journalistes d’Al Jazeera.

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Fig. 8 : captures d’écran des plans de la séquence vidéo

En fin de spot tombent le slogan « ةميرج تسيل ايفحص نوكت نأ » (Être journaliste n’est pas un crime) et le logo d’Al Jazeera. Le message est clair. Au-delà de la solidarité avec les journalistes, la vidéo associe le métier de journalisme à la souffrance. La mise en scène de l’enfermement des trois journalistes apporte une touche d’authenticité et participe dans le processus d’héroïsation des prisonniers. La souffrance est réservée à celui qui met son corps au service de l’information. Avec cette mise en scène, nous ne sommes pas très loin de l’image du correspondant de guerre qui se trouve parfois dans des conditions houleuses pendant sa couverture des conflits.

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