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Montrer, raconter et combattre par les témoignages de Sharek

A. Sharek : dispositif d’accueil des contributions amateurs

III. Enjeux liés au projet : Sharek entre ambition et déficit

Sharek est né dans un temps de crise, alors que la chaîne Al Jazeera ne pouvait pas couvrir

certains événements, car ses bureaux avaient été fermés. Le manque de reporters et de journalistes dans certaines zones de conflits l’a alors poussée à contourner cet obstacle en utilisant les nouvelles technologies. Certes, la chaîne Al Jazeera cherche à présenter un contenu nouveau et original à travers ses contributions amateurs, mais Sharek est avant tout né pendant la guerre de Gaza en 2008-2009, lorsque beaucoup de zones étaient soit inaccessibles, soit interdites aux journalistes. La situation s’est sérieusement détériorée pour les journalistes et correspondants de la chaîne pendant les révoltes arabes. Beaucoup de leurs bureaux ont été fermés, et obtenir les autorisations nécessaires pour filmer est devenu difficile. Certains journalistes ont été arrêtés, emprisonnés ou même tués dans les zones de conflits. Dans ces conditions de travail troublées,

Sharek était une alternative viable.

1. Les smartphones au service de Sharek : des vidéos aux SMS

Depuis le déclenchement des révoltes arabes, les études sur le rôle des réseaux sociaux dans ces soulèvements se multiplient. Si Twitter, Facebook et YouTube ont eu un tel impact, c’est grâce à l’évolution des téléphones portables. Munis de leurs smartphones avec appareil photo numérique et caméra intégrés, les témoins de l’actualité peuvent facilement filmer ou prendre en photo l’événement inattendu auquel ils assistent, et le diffuser par la suite sur les réseaux sociaux. Ainsi, les smartphones ont contribué à changer la façon dont l’information est collectée et diffusée.

Le responsable des réseaux sociaux chez Al Jazeera le confirme: « Citizens can submit videos to

Al-Jazeera through email or the smartphone apps the agency has created. For those with less advanced phones, Al-Jazeera also accepts reports through SMS. 245» Le site Sharek est au cœur de

245 « Les citoyens peuvent envoyer des vidéos à Al Jazeera à travers d’e-mails ou grâce aux applications mobiles que notre agence a créées. Pour ceux qui n’ont pas de téléphones portables assez développés, Al Jazeera accepte également des rapports sous forme de SMS. », Riyad MINTY, Ibid.

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la problématique de l’usage de la technologie et des smartphones dans la circulation de l’information. Il a d’ailleurs été conçu en 2008, en réponse aux changements liés à la diffusion de l’actualité : « The technology was probably mature enough around about 2008, with journalists

being a bit more open to the idea, so that was the right time. I think everything just kind of came together.246 »

Or, le site Sharek a été véritablement lancé en décembre 2008, au lendemain de la guerre israélienne sur Gaza: « I think the first sort of footage that we got was during the Gaza War at the

end of 2008 and in early 2009…I think that was probably the first time we really started using the platform actively and the first time we received footage from the ground. One of the first videos that I saw, there was a missile attack on a building. The building had collapsed and people were stuck under the rubble and someone had a mobile phone and was running around filming the people trying to take the people out. People were crushed and buried under buildings.247»Riyaad Minty ajoute: ««The uploaded video has brought all the blood and turmoil of Mideast uprisings to

light in a more personal way than was possible before. Gaza War attacks from 2008 were the first major test of the system. 248»

Cette « personal way » (façon personnelle) dont parle Riyad Minty constitue pour nous la véritable

valeur ajoutée de ces vidéos. Nous avons essayé de chercher la vidéo en question, mais nous n’avons pas réussi à la retrouver : la date de sa mise en ligne est très lointaine, et nous n’avions ni

246« La technologie était assez mature autour de l’année 2008, les journalistes ont commencé à s’ouvrir à l’idée, donc c’était le bon moment, je pense que tout s’est bien combiné », Riyad MINTY, Ibid.

247« Je pense que la première image qu’on a reçue était durant la guerre sur Gaza à la fin de 2008 et au début de l’année 2009… je pense que c’était la première fois qu’on utilisait la plateforme activement, et c’était la première fois qu’on recevait des images de terrain. Parmi les premières vidéos que j’ai vues, il y avait une attaque au missile contre un bâtiment. Le bâtiment s’était effondré tandis que les gens étaient coincés sous les décombres. Une personne avait son téléphone portable et courait pour filmer les gens qui essayaient de sortir d’autres gens des décombres. Les gens étaient écrasés et enterrés sous les ruines. », Riyaad MINTY Ibid.

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«Les vidéos téléchargées ont mis la lumière sur les atrocités des guerres au Moyen Orient d’une perspective plus personnelle qu’auparavant. La guerre sur Gaza dès 2008 a été le vrai test du système. », Riyad MINTY, Ibid.

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le titre de la vidéo ni le nom du participant. Cependant, pour mieux comprendre les attributs des vidéos amateurs, nous avons choisi d’examiner une vidéo ayant la même thématique.

Informations sur la séquence :

Titre : حفر ةرزجم (le massacre de Rafah)

Lieu : la ville de Rafah à Gaza

Date : il y a 1 an et 36 semaines

Durée : 25 secondes

Nombre de vues : 16 vues

Mission : ةزغ ىلع يليئارسلاا ناودعلا...مواقت ةزغ

(Gaza résiste…l’offensive israélienne sur Gaza).

Fig. 10 capture d’écran d’un témoignage sur Sharek

Les informations données sur la vidéo permettent de situer les événements dans le contexte de la guerre de Gaza de 2014. Un conflit armé s’est déroulé durant les mois de juillet et d'août 2014, opposant l'État d'Israël au mouvement islamiste le Hamas et à d'autres forces paramilitaires palestiniennes dont le Jihad islamique.

Plus précisément, nous sommes au 1er aout, au jour baptisé le « vendredi noir ». En effet, ce jour- là, suite à la capture d'un soldat israélien, les forces israéliennes tuent au moins 135 civils palestiniens, dont 75 enfants, selon un rapport d'Amnesty International, publié sur Internet sous le titre ‘Black Friday’: Carnage in Rafah during 2014 Israel/Gaza conflict.249 Durant ce « crime de guerre » selon les termes d’Amnesty International, une personne, alors en plein cœur de

249 Rapport d'Amnesty International, publié sur Internet sous le titre ‘Black Friday’: Carnage in Rafah during 2014

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l’événement, s’est saisie de son téléphone portable ou de sa caméra pour témoigner de ces atrocités.

Description de la séquence :

La vidéo, qui dure vingt-cinq secondes seulement, commence par un plan rapproché sur un homme blessé par terre se tordant de douleur. Ensuite, des cris et des appels au secours accompagnent le mouvement brusque de la caméra vers un autre angle. Il semble alors que l’auteur, filmant toujours avec sa caméra, cour vers une autre scène plus violente, puis il filme un groupe de personnes et de secouristes en train d’évacuer des cadavres.

Certes, la vidéo nous donne accès aux images atroces du massacre, mais elles donnent forme aussi à l’expérience personnelle vécue par le témoin. Elles correspondent à ce que la sociologue Cécile

Boëx décrit comme « à la fois document, verbe et action. 250». Ces contributions amateurs qui renvoient aux conditions de leur élaboration, ont une richesse du point de vue sémantique qui dépasse leur fonction informative ou illustrative. En effet, elles témoignent en même temps de la transformation du témoin, auteur de la vidéo, en acteur.

2. La concrétisation de Sharek pendant les révolutions arabes de 2011

Si le vrai lancement du site Sharek s’est déroulé autour de l’année 2009, avec la guerre israélienne sur la bande de Gaza, la concrétisation de la plateforme a été achevée en 2011, avec le déclenchement des révoltes dans le monde arabe : « As the Arab Spring started happening end of

2010, early 2011, we saw a major increase in the type of content that was sent through to us and we were forced to scale incredibly. At times we were getting up to a thousand videos a day from people who were protesting in the streets. A lot of this footage was driving our coverage onscreen and online. Over the past year we've received close to 70,000 videos sent through to us; a lot of them good, a lot of them, you know, you can't use 251 »se rappelle Riyaad Minty.

250 Cécile BOËX, « Montrer, dire et lutter par l’image. Les usages de la vidéo dans la révolution en Syrie », publiée

le 22 octobre 2012, dans Vacarme 61, pp. 118-131. In http://www.vacarme.org/article2198.html

251 « Lorsque le printemps arabe a commencé à la fin de l’année 2010, début de l’année 2011, on a constaté une augmentation importante dans le type de contenu envoyé, et nous avons été obligés de nous organiser rapidement.

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En examinant les différentes missions du site Sharek, nous avons constaté que la plupart d’entre elles se focalisent sur les révolutions arabes. Dans cette optique, les participations se divisent en deux catégories, et font confronter deux pôles opposés : d’un côté les manifestants, et de l’autre, le régime politique en place. C’est ainsi que les actes de répression constituent une part importante du corpus des missions. Nous y reviendrons.

Avant d’examiner les différentes contributions amateurs sur Sharek, il faut rappeler que, même si encourager les citoyens à participer est au cœur de la stratégie du site, Sharek a originellement été conçu pour répondre à un manque informationnel. « C'était comme si au lieu d'avoir zéro

caméraman, nous en avions cent d'un seul coup. La qualité technique était médiocre. Il était difficile de tout vérifier. Mais en fin de compte, on a préféré prendre le risque de diffuser ces vidéos que d’être absent à un moment pareil.252

» se rappelle Mohamed Krichen, journaliste et présentateur chez Al Jazeera.

Dans de nombreux pays arabes, où la censure médiatique est maintenue avec une poigne de fer par le régime, la question du traitement des révoltes arabes continue à alimenter les débats. Bien que l’étincelle des révolutions arabes ait été allumée le 17 décembre 2010, jour où Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur ambulant, s’est immolé par le feu devant le siège du gouvernement de Sidi Bouzid en Tunisie, peu de médias ont été présents pour suivre l’évolution de la situation.

En effet, les relations entre le régime tunisien et Al Jazeera ont toujours été tendues. La chaîne n'a ainsi jamais pu ouvrir de bureau officiel dans le pays. Aussi, avec les premières manifestations à Sidi Bouzid, à la mi-décembre, le site Sharek s’est présenté comme une alternative solide : « Because Al-Jazeera had been working with its Sharek portal for years at that point, it was able

to scale up efforts and meet the wave where other news organizations failed.253»

Parfois, nous recevions des milliers de vidéos par jour de gens qui protestaient dans les rues. Beaucoup de ces images ont constitué le pilier de notre couverture médiatique, à la télévision et en ligne. L’année dernière, nous avons reçu 70 000 vidéos environ ; beaucoup d’entre elles sont bonnes, et beaucoup d’entre elles sont, vous savez, inutilisables. », Riyad MINTY, Ibid

252 Mohamed KRICHEN, « Al-Jazira à la pointe de la couverture de la révolution tunisienne », Le Monde, 19.01.2011

à 11h03 • Mis à jour le 19.01.2011 à 16h06, publié par Benjamin Barthe - Jérusalem, correspondance, in http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/01/19/al-jazeera-a-la-pointe-de-la-couverture-de-la-revolution- tunisienne_1467521_3218.html#BLHQVw3xyBVl7w7o.99

253« Parce qu’à l’époque Al Jazeera travaillait sur Sharek depuis quelques années, elle a été capable de décupler ses efforts pour accueillir la vague et de s’adapter là où d’autres organisations ont échoué. », Riyad MINTY, Ibid.

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