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B. Al Jazeera, vers une culture de la démocratie ?

6. Les conceptions de l’opinion et de la neutralité dans la politique éditoriale d’Al Jazeera

Très rapidement après son lancement, Al Jazeera est devenue le symbole de la libéralisation des médias arabes et de l'émergence d'une opinion publique. Toujours au bon endroit et au bon moment, que ce soit pour couvrir les attentats du 11 septembre en 2011, la guerre en Afghanistan, la deuxième Intifada ou la guerre en Irak, Al Jazeera doit son succès à la cohabitation dans sa ligne éditoriale entre objectivité et non-neutralité.

Selon Claire-Gabrielle Talon, l’objectivité concerne le traitement médiatique équilibré des sources. Quant à la neutralité, elle est plus ou moins relative car elle concerne des choix éditoriaux qui sont liés à la politique de la société médiatique. Certains journalistes d’Al Jazeera partagent cet avis : « Le journalisme arabe a de grandes responsabilités : numéro un, il doit transmettre les

informations. Numéro deux, il doit discuter ces informations, provoquer le débat, la controverse : les choses ne sont pas données, on a le devoir de discuter, d’enquêter et de trouver les informations qui sont derrière les informations. L’objectivité, elle n’existe pas, l’homme est subjectif sans le vouloir. Par exemple, moi, je suis musulman et saoudien, et je discute d’une autre religion : je penche, sans m’en rendre compte. 75 »

Al Jazeera transmet du Qatar, un des pays du Golfe. Logiquement, elle est plus sensible à la

mémoire et aux appartenances locales de la société Arabe. Cette sensibilité est particulièrement

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Aymane CHAOUKI « L’Occident et le « printemps arabe » : un choix entre Realpolitik et Démocratie » affaires- strategiques.info, www.iris-france.org, Mars 2011, https://goo.gl/Mce1M6

75 Entretien avec Ali Al Daffiri, présentateur et reporteur, Doha, mai 2006, in Claire-Gabrielle TALON, Al Jazeera. Liberté d'expression et pétromonarchie, ibid, p. 191

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forte quand elle concerne la part de la morale se préoccupant des interdits et des prescriptions qui gouvernent la société arabo-musulmane. Ce sont là des domaines où Al Jazeera détermine elle- même ses propres interdits et prescriptions. Ici s’incarne la non-neutralité revendiquée par Al

Jazeera.

En effet, Al Jazeera est la première chaîne arabe d’information en continu. Le choix de la continuité représente un changement radical dans le paysage médiatique arabe qui privilégiait jusqu’alors des programmes de divertissement. Ce changement dans le paysage médiatique s’est confirmé par la chaîne, notamment lors de sa couverture médiatique des grands conflits. Al

Jazeera jouissait d’un accès privilégié au terrain du conflit. Ses journalistes parvenaient à

s’infiltrer là où il était interdit aux autres journalistes de se rendre.

À titre d’exemple, au cours de la guerre d’Israël contre le Liban, aux mois de juillet et août 2006, le type de couverture médiatique proposée par les chaînes satellitaires se divisait en deux catégories : une couverture consacrée au conflit sur le terrain et une couverture réservée aux efforts diplomatiques déployés afin de faire cesser les hostilités. Selon une étude menée au trentième jour de la guerre, Al Jazeera accordait au terrain (80%) et à la diplomatie, au direct (live) et aux reportages préenregistrés (20%).76 Très clairement Al Jazeera se distinguent radicalement de ses concurrentes par les priorités remarquables qu’elle accorde au terrain.

Une autre étude citée par Claire-Gabrielle Talon sur le traitement comparé par Al Hurra, Al

Arabiya et Al Jazeera du trentième jour de la guerre israélienne de juillet 2006 contre le Liban

montre par exemple que la couverture de la chaîne fortement axée sur les opérations au sol et les attaques du Hezbollah sur Israël aux dépens des manœuvres diplomatiques fut de ce fait plutôt favorable au Hezbollah.

Cependant, pour Claire-Gabrielle Talon, il serait injuste de traduire l’abandon de neutralité en revendication de partialité. Les études quantitatives montrent que, malgré son empathie envers l’une des parties représentées, l’équilibre des sources demeure largement respecté chez Al Jazeera. Le « point de vue » adopté par la chaîne n’implique pas une inégalité dans le traitement des sources. Al Jazeera était la chaîne qui proposait le ratio le plus équilibré entre les sources libanaise

76 Jihad BITAR, Pan-Arabe Television News…Winners and Loosers. How AlHurra, AlArabiya and Al Jazeera Fared on Day 30 of Lebanon war 2006, Beyrouth, Comtrax solutions, 2006, p. 4

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et israélienne. Le pourcentage consacré aux deux parties était strictement égal : 18% pour les deux. Même constat lors de la bataille de Nahr al-Bared77 (mai-septembre 2007) : 33% pour les pro-gouvernementaux, 34% pour les opposants et 31% pour ceux affichant leur neutralité.78

La défense de la notion de « point de vue » n’implique pas un traitement partial ou univoque de l’actualité. En l’occurrence, les couvertures de la chaîne respectaient scrupuleusement l’équilibre contradictoire si cher aux journalistes occidentaux plus qu’aucun média en présence sur le terrain proche-oriental

L’importance accordée au travail de terrain permet à la chaîne d’établir sa notoriété et sa réputation. Mais, selon Claire-Gabrielle Talon, elle donne surtout aux journalistes d’Al Jazeera les moyens de « promouvoir un discours critique sur le journalisme occidental et de jeter les bases de ce que pourrait être une école journalistique arabe en utilisant pour ce faire des images exclusives, susceptibles de donner à voir une autre scène.79 »

Dès le début de la seconde Intifada, il était clair que les journalistes d’Al Jazeera n’adoptaient pas la posture « neutre » conventionnelle du journalisme. Ils prenaient non seulement une distance à l’égard du concept d’« objectivité », mais aussi vis-à-vis de la sacralisation des faits qui domine le journalisme occidental. « Etre objectif n’est pas facile dans cette région, parce que nous vivons

ici. Nous appartenons à ce peuple. Et cette situation nous appartient aussi, et nous avons nos opinions 80» déclarait ainsi Walid Al Omary, directeur du bureau de Ramallah en 2002 dès le

début de la seconde Intifada. Cette prise de position dévoile une vraie rupture avec la posture neutre et pacificatrice du journaliste occidental.

77 La bataille de Nahr el-Bared (2007) est le combat livré par l'armée libanaise contre une organisation terroriste

clandestine du nom de Fath el-Islam, qui s'était implantée dans le camp palestinien de Nahr el-Bared, avec l'intention à long terme de créer un Emirat islamique au Liban.

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Claire-Gabrielle TALON, Al Jazeera. Liberté d'expression et pétromonarchie, op. cit., pp. 214-215

79 Ibid, p.183.

80 Mohammed El NAWAWY et Adel ISKANDAR, Al-Jazeera : How the Free Arab News Network Scooped the World and Changed the Middle East, Boulder (co), Westview Press, 2002, p. 53

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7. Montrer la violence : une iconographie de la violence assumée par Al

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