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B. Al Jazeera, vers une culture de la démocratie ?

8. Promotion de la figure du journaliste combattant et martyr

Sur Al Jazeera, le journaliste ne détient pas le rôle d’un pacificateur. À la place est mis en scène un journalisme combattant et engagé qui ne revendiquant pas la neutralité mais la quête de la vérité. On se demande alors, d’où vient un tel amalgame entre l’identité du journaliste et celle du combattant ? Chez Al Jazeera, l’information vient directement de ses correspondants et journalistes présents physiquement sur place. Elle vient du terrain. Mais, à la différence des journalistes des médias occidentaux, qui durant un conflit ont des envoyés spéciaux venus de l’étranger. Les journalistes d’Al Jazeera sont locaux, ils sont avant tout des citoyens dans les pays auxquels ils travaillent. Cela explique l’aisance avec laquelle ils accèdent aux zones des conflits par rapport à leurs homologues étrangers. C’est la raison pour laquelle durant la deuxième Intifada en 2000 par exemple Al Jazeera possédaient des images exclusives des conflictualités.

Dans ce sens, la revendication d’un point de vue arabe est moins liée à une conception combattante du travail journalistique. Mais en montrant des images de la violence, les journalistes d’Al Jazeera dévoilent la violence dont ils sont en même temps victime.

Au printemps 2000, en visite diplomatique à Doha, l’ex-président égyptien Hosni Moubarak exprime auprès de ses hôtes le désir de satisfaire sa curiosité quant à cette jeune chaîne de télévision qui lui a causé tant de soucis. Lorsqu’il se présente à l’improviste vers minuit dans la petite rédaction d’Al Jazeera, les employés, surpris, lui font volontiers faire le tour des locaux. Le chef d’État et son entourage sont alors déconcertés par des moyens aussi modestes à l’époque : « Dire que tous mes ennuis proviennent de cette boîte d’allumettes ! 92» s’étonne Hosni Moubarak.

En effet, quand Al Jazeera est fondée, la vision du journaliste combattant n’était pas envisagée. Mais, au fil des années et à cause de sa couverture importante des conflictualités dans le monde arabe, elle n’a pas cessé d’accumuler les ennemies. Al Jazeera n’a jamais été épargnée par les menaces et les chantages depuis sa création en 1996.

Quand on regarde Al Jazeera plus de quelques minutes, l’une des principales différences que l’on constate par rapport à d’autres chaînes d’information en continu, c’est le faible nombre de publicités. Il est possible de passer plus d’une heure devant Al Jazeera sans en voir une seule. Comme toutes les chaînes d’information, Al Jazeera est censée s’autofinancer principalement

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grâce à la vente de créneaux publicitaires. Or, au Moyen-Orient, les règles sont un peu différentes. L’attribution de budgets publicitaires est une décision politique et l’Arabie Saoudite qui détient ce marché n’a pas hésité à utiliser cette arme contre Al Jazeera.93

En même temps, au fil des années, les bureaux de la chaîne ont été fermés un après l’autre pour un certain temps dans presque tous les pays arabes suite aux débats soulevés à l’antenne. La chaîne s’est vue même interdite d’entrer dans l’Arabe States Broadcasting Union en 1998 qui regroupait toutes les radios et les télévisions arabes. Le prétexte soulevé était que les membres de l’Union se devaient de justifier de leur attachement aux principes fondamentaux des médias arabes et de respecter la charte de la Ligue arabe.94

En 1999, Al Jazeera diffuse une interview exclusive avec Oussama ben Laden, l’homme le plus recherché par les Américains. Cet enregistrement marque le début de la consécration de la chaîne, mais aussi le début du calvaire de ses journalistes. Dès lors, Al Jazeera est vue comme la chaîne de Ben Laden et tout contact avec ses journalistes a été interdit. Cette interdiction a mené par la suite à la censure d’Al Jazeera dans plusieurs pays arabes.

Jihad Ballout, l’ancien directeur des relations publiques de la chaîne s’en souvient: « Quand nous

avons commencé à recevoir des plaintes, il y avait de quoi s’arracher les cheveux. Nous étions accusés en bloc d’être anti-israéliens par les israéliens, d’être des islamistes par les laïcs ou les Arabes nationalistes, d’être des nationalistes arabes par les Israéliens, les Américains et les islamistes, ainsi que d’être financés par la CIA, par Ben Laden, par Saddam Hussein… Et puis c’en est devenu comique.95

»

Al Jazeera a été accusée d’être pro-irakienne, pro-israélienne, pro-islamiste parmi d’autres. Mais

le caractère contradictoire des critiques réfutait toutes allégations de partialité. Comme l’ont répété les porte-paroles de la chaîne, Al Jazeera n’a jamais cherché à offenser qui que ce soit, le but était de présenter aux téléspectateurs arabes deux facettes d’une même question, conformément au

93 Ibid, p. 73 94 Ibid, p. 57 95 Ibid, p. 66

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slogan d’Al Jazeera « L’opinion et l’opinion opposée », pour qu’ils puissent juger par eux- mêmes.96

Cependant, ces accusations ont tout de même eu de lourdes retombées politiques : tensions avec le Qatar, rappel des ambassadeurs, rupture des relations diplomatiques. À titre d’exemple, la Libye a rappelé son ambassadeur à la suite d’un épisode de « Direction opposée», le gouvernement tunisien a suspendu ses relations diplomatiques avec le Qatar pendant des années après que des membres de l’opposition islamique aient dénoncé sur la chaîne le non-respect des droits de l’homme en Tunisie.

Plus encore, dans la difficulté de brouiller le signal d’Al Jazeera, la réponse de certains pays arabes était de harceler ses correspondants, de rejeter les demandes de visa et de refuser de partager des images ou des équipements avec la chaîne. Al Jazeera est alors devenue un vrai cauchemar pour les régimes arabes au point que le gouvernement algérien ait opté une fois pour une solution radicale. Par exemple, en janvier 1999, dix minutes après le début de l’émission « Direction opposée », qui avait pour thème la guerre civile algérienne, l’électricité a été coupée au cœur de la capitale Alger.

On l’a bien compris, la guerre médiatique contre Al Jazeera est tout sauf métaphorique, à plusieurs reprises, aux bureaux de Kaboul, de Bagdad et de Ramallah, des bombes ou des missiles ont touché en direct des équipes de journalistes au travail, blessant gravement des cameramen et faisant tomber des caméras. Le 8 avril 2003, deux missiles ont touché le bureau de Bagdad et ont tué sur le coup le caméraman d’Al Jazeera sous l’œil de la caméra d’Abu Dhabi TV.

Par ailleurs, plusieurs correspondants de la chaîne ont été mis en examen : Sami Al Hajj, un cameraman soudanais arrêté par la police pakistanaise dans le sud de l’Afghanistan le 15 décembre 2001, a été incarcéré par l’armée américaine et a été transféré à Guantanamo en juin 2002 où il a passé plus de six ans.

Le 5 septembre 2003, la justice espagnole a arrêté le journaliste d’Al Jazeera Tayssir Allouni et l’a transféré à la prison de Soto del Real où il a été interrogé par le juge Garzon et placé en détention pour complicité et financement d’activités terroristes. Libéré pour raisons de santé après 48 jours

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contre une caution de 6000 euros et assigné à résidence, il a été écroué une seconde fois en décembre 2004, relâché en mars 2005, puis placé à nouveau en résidence surveillée avant d’être condamné à la fin du mois de septembre 2005 à sept ans de prison.

Les exemples sont nombreux. En novembre 2003, deux cameramen d’Al Jazeera (Salah Hassan et Suhayb al-Samarrai) ont été détenus deux mois à la prison d’Abu Ghraib. En avril 2004, 21 journalistes de la chaîne ont été détenus et interpellés par les troupes américaines. En outre, le 21 mai 2004, un assistant-cameraman, Rachid Hamid Wali, a perdu la vie dans une fusillade.97

À ce titre, Al Jazeera, qui a organisé du 23 au 25 février 2005 une conférence internationale à Doha intitulée « Combattre l’agression » (combating agression) a été présentée par la rédaction non seulement comme le témoin privilégié de l’agression occidentale contre le monde arabe, mais aussi comme l’une de ses cibles principales :

« Chers téléspectateurs, bonjour. Pourquoi, lorsque sont apparues des voix médiatiques arabes libres sont-elles devenues soudainement l’objet de pressions, d’emprisonnements et même de bombardements ? N’ont-ils pas bombardé le bureau d’Al Jazeera à Kaboul et recommencé à Bagdad, où Tareq Ayyoub est mort en martyr ? N’ont-ils pas emmené Sami al-Hajj à Guantanamo illégalement ? Le président américain ne pense-t-il pas à frapper le siège d’Al Jazeera ? N’ont-ils pas fait fermer son bureau à Bagdad ? Tayysir Allouni n’a-t-il pas échappé aux missiles américains en Afghanistan pour tomber sous les coups de la justice espagnole à Madrid ? Allouni n’est-il pas en train de payer pour tous les journalistes honnêtes et libres ? (…) Les Américains envahissent l’Irak en prétendant apporter la démocratie et la liberté d’expression, et la première chose qu’ils font c’est de bombarder le bureau d’Al Jazeera à Bagdad. 98

»

Au fur et à mesure que les attaques de la coalition contre les reporters de la chaîne se multiplient,

Al Jazeera redresse peu à peu son image d’acteur central dans le conflit en se présentant à la fois

comme victime et comme instrument actif de la lutte anti-impérialiste :

97

Ibid, p. 205

98 Faisal Al Qasem, « Al-gharb wa istihdaf al-I’Ilam al-‘arabi » (L’Occident vise les médias arabes), 6 juin 2006,

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« Tayysir Allouni restera un symbole de la lutte pour le véritable journalisme arabe, je ne dis pas seulement le journalisme libre et honnête, mais objectif, professionnel, exact, et qui représente un modèle journalistique qui conduit à la vérité. Tayysir Allouni a été et restera un martyr des crimes de l’Occident et des crimes de l’Occident contre les médias arabes et islamiques. (…) Nous, en tant que journalistes, nous faisons vraiment face aujourd’hui à un véritable massacre personnel, intellectuel et terroriste. 99 »

La représentation de la violence joue en cela un rôle essentiel dans l’économie discursive de la chaîne en permettant à la rédaction de promouvoir une figure symbolique qui y occupe une place de premier plan : celle du journaliste combattant et martyr.100

Au fur et à mesure que la guerre contre Al Jazeera s’est intensifiée, la chaîne s’est créée une figure symbolique dans l’imaginaire collectif comme à la fois victime et héros. Ses histoires de lutte lui ont permis d’acquérir une légitimité populaire et de gagner le respect de millions de téléspectateurs,101 et notamment des palestiniens car contrairement à ce que l’on peut croire, Al

Jazeera n’était pas en bons termes avec l’autorité palestinienne critiquée également par la chaîne

pour sa corruption.

Un jour, à l’occasion de la diffusion d’un documentaire sur la Guerre du Liban en 1982 et le rôle d’Ariel Sharon dans le massacre des Palestiniens, une bande annonce du documentaire avait créé une querelle diplomatique. Cette séquence comportait des images d’archives dans lesquelles des guérillas libanaises tenaient un poster qui montre une chaussure levée au visage de de l’ex- président palestinien Yasser Arafat. Cela fut pris comme un geste irrespectueux envers le dirigeant élu de l’autorité palestinienne et la chaîne avait dû fermer son bureau à Ramallah. Puis après un face-à-face entre Walid Al Omary, le directeur du bureau d’Al Jazeera à Ramallah et Yasser Arafat lui-même, le bureau d’Al Jazeera avait à nouveau pu ouvrir.

99 Ibid

100 Claire-Gabrielle TALON, Al Jazeera. Liberté d'expression et pétromonarchie, op. cit., p. 204-205

101

Selon un sondage réalisé par les instituts Ipsos et Sigma au cours du premier trimestre 2013, la chaîne du Qatar se classe au premier rang avec 25.239.539 téléspectateurs. REUTERS/ Fadi Al-Assaad, « Al-Jazeera en tête de l'audience dans le monde arabe », Par LEXPRESS.fr, publié le 23/05/2013 à 10:07

http://www.lexpress.fr/actualite/medias/al-jazeera-en-tete-de-l-audience-dans-le-monde- arabe_1251022.html#PmAArw0YrMTPMt0C.99

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Au fur et à mesure que la guerre contre Al Jazeera s’est multipliée, la chaîne s’est créé une figure symbolique dans l’imaginaire collectif comme à la fois victime de la guerre et héros de la vérité. Ces histoires de lutte qui sont en parfaite cohérence avec les options éditoriales que la chaîne défendait depuis sa création lui ont permis de gagner une légitimité populaire.

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