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Montrer, raconter et lutter par des « promos » ?

A. Les vidéos promotionnelles d’Al Jazeera : œuvre fragmentée entre déconstruction et reconstruction

II. Les fonctionnalités d’une playlist YouTube

3. La playlist : un monde baroque

Si une playlist est un espace d’homogénéisation et d’ordre, elle est avant tout un espace ludique que l’on crée pour se divertir, pour tirer du plaisir et de l'amusement. Cet aspect ludique se manifeste techniquement par la possibilité de passer d’une lecture chronologique à une lecture aléatoire. Par un simple geste technique, la playlist se transforme en un labyrinthe, en un monde baroque qui abolit les frontières spatiales et temporelles, non seulement entre les « promos » mais aussi entre les séries antérieures. Grâce à cette fonctionnalité numérique, il est possible de voyager librement et de passer d’une « promo » à une autre sans contrainte.

134 Umberto ECO, ibid, p. 49. 135 Umberto ECO, ibid, p. 67.

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Promo Al Jazeera – La guerre sur Gaza- Les Nations Unis

Promo Al Jazeera – La libye – L’opinion et l’opinion opposée 02

Fig.11 : extraits de la playlist, « promos » (4), (69), séries Guerre sur Gaza et La Libye, Opinion et Opinion opposée

Observons les deux « promos » ci-dessus. La première fait partie de la série Guerre sur Gaza alors que la deuxième fait partie de la série La Libye, Opinion et Opinion opposée. Malgré les soixante- cinq « promos » qui séparent ces deux « promos », le passage à un mode de lecture aléatoire permet d’établir facilement des analogies entre elles. En effet, la métonymie visuelle permet de voir une première similitude : les deux images font apercevoir respectivement le porte-parole du Royaume-Uni à l’ONU et l’ex-président américain Barak Obama. Quant au sous-titrage, il permet d’en déduire qu’il s’agit d’extraits de deux discours politiques traduits.

En parcourant ces deux « promos », nous avons constaté qu’une phrase revenait toujours : « an

immediate cease-fire », (un cessez-le-feu immédiat). Cependant, ce signifiant correspond à deux

signifiés différents. Dans la première « promo », cette revendication porte une tonalité pacifique qui exprime le désarroi de la communauté internationale : « it’s an inditement of our collective

failure » (c’est une preuve de notre échec collectif) comme le déplore le porte-parole anglais.

Dans la deuxième « promo », cette même revendication porte une tonalité guerrière qui fait explicitement appel à une intervention militaire : « résolutions will be inforced through military

actions. » (Des résolutions seront imposées par des actions militaires) comme le confirme Obama.

L’opposition entre ces deux tonalités exprime la duplicité des discours et des positions politiques. Sur un plan technique, cet exemple montre les avantages du passage à une lecture aléatoire. Grâce

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à l’abolition de la logique sérielle, il est envisageable d’établir des analogies, de faire jaillir des rapports nouveaux qui seraient passés inaperçus si chaque « promo » était restée classée chronologiquement.

Si le recours à un mode de lecture chronologique exprime cette volonté de mettre un ordre là où règne le chaos, le mode de lecture aléatoire exprime le désir de défier ce monde en déformant l’ordre établi. Une playlist YouTube permet non seulement de modifier l’organisation, mais elle est un vraie trompe l’œil. À priori, l’unité spatiale suggère l’appartenance des objets présentés à la même sphère conceptuelle et au même contexte éditorial. À première vue, la playlist est un univers homogène, un réservoir énorme dont la forme apparente laisse penser qu’elle se limite à des objets appartenant au même genre. Or, derrière cette cohérence absolue qui réunit des objets ayant une forme de parenté règne un monde plus ou moins chaotique.

La forme standardisée d’une « promo » nous a permis de détecter trois formes d’excès : la première consiste à introduire une série d’objets complètement étrangers au projet d’une « promo ». À titre d’exemple, la prétendue promo (19) de la playlist, rangée dans la série Promo

d’Al Jazeera, Al Fakhoora, ne porte même pas le logo de la chaîne Al Jazeera. Il est donc difficile

de vérifier si cet objet est une des « promos » de la chaîne.

La deuxième forme d’excès consiste à sortir une « promo » de sa série en lui attribuant un titre à part. Par exemple, la « promo » (75) de la playlist portant le titre le Printemps arabe est a priori une « promo » faisant partie de la série Opinion…et Opinion opposée. Cependant, elle n’y figure pas.

Le troisième niveau d’excès consiste à accorder à une série ou à une « promo » un nouveau titre qui ne reprend pas son titre original. C’est le cas de la « promo » (24) de la playlist. En principe, cette « promo » appartient à la série Opinion…et Opinion opposée. Cependant, elle figure dans la série Droit de l’Homme.

La playlist entretien un rapport de causalité réciproque avec l’ordre et l’excès : d’abord, par l’énumération qu’elle opère, la playlist crée un ordre dans les « promos ». Or, cet ordre n’aurait pas pu être possible sans l’acte de collectionner. Paradoxalement, ce geste qui traduit un besoin excessif d’accumuler est responsable de la mise en ordre des « promos ». Ensuite, par la mise en place d’une structure ouverte, la playlist opère une prolifération.

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Néanmoins, le nombre considérable des « promos » ne s’explique que par la fascination qu’elle exerce sur le collectionneur. À partir de ce raisonnement, nous en déduisons que l’insertion des éléments hétéroclites qui déstabilisent théoriquement l’univers des « promos » fait de la playlist un objet réaliste et non pas idéaliste : l’extensibilité de ce dispositif témoigne de sa capacité à accueillir des éléments étrangers alors que sa malléabilité atteste de sa faculté à donner lieu à des associations plus ou moins hétérogènes dont l’auteur n’est pas toujours tenu de rendre compte.

La playlist, ce dispositif destiné à produire une liste non-finie d’éléments plus ou moins homogènes, fait opposer constamment ordre et excès. Si la playlist est presque une reconnaissance du fait qu’il nous manque des mots pour exprimer le monde, elle est certainement une révolution sans fin, c’est là où tient le vertige de la liste dont parle Umberto Éco.

La playlist est de nature ludique, cela laisse la porte grande ouverte au dérapage et à l’excès. Or, le dérapage est occulté en quelque sorte par ce qu’Umberto Éco appelle « l’énumération

conjonctive. » Celle–ci consiste à réunir « des choses qui, bien que différentes, donnent à l’ensemble une cohérence parce qu’elles sont vues par un même sujet, ou considérées dans un même contexte136 ».Les entités étrangères que nous avons mentionnées contaminent la playlist et la rendent discrètement chaotique. Cependant, le nombre considérable des « promos » occultent ces étrangetés de sorte qu’elles deviennent invisibles.

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