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B. Al Jazeera, vers une culture de la démocratie ?

7. Montrer la violence : une iconographie de la violence assumée par Al Jazeera

« L’image est une succession d’actes. D’abord les actes de celui qui la conçoit, la fabrique, la construit, l’invente, auteur individuel ou collectif. Puis les actes de celui qui la montre, lui donne sens dans l’espace public, lui assigne une fonction sociale, la canalise dans un espace institutionnel. Enfin les actes de celui qui la regarde, la modèle, la récupère, se l’approprie, dans ce grand mouvement que sont les mystères de la réception, dans ce travail de braconnage du spectateur. C’est donc dans la pertinence de la place de l’auteur dans son film, dans la pertinence de la place qu’il donne au spectateur, dans l’impertinence aussi des conditions de sa projection que toute image devrait être montrée. 81»

Frédéric Lambert sémiologue et professeur à l'Institut français de presse (IFP) de l'université Paris 2 Panthéon-Assas estime que l’image devrait être montrée dans ses conditions de fabrication et de réception. Or, dans le flux ininterrompu des informations télévisées, ces conditions ne peuvent pas toujours être remplies. Dès lors surgit la violence des images. Mais devant cette situation d’impuissance, les médias doivent-ils montrer ces images « orphelines » dénuées de leur contexte historique et politique ? Comment vivre le spectacle de la violence présenté par les images télévisuelles ? Quel lien la spectacularisation de l’information établit-elle avec l’imaginaire et le besoin individuel d’action ?

Selon Emmanuel Taib, professeur de science politique à l’université de Lyon, le contrôle de la représentation de la violence concerne la proximité géographique par rapport à un événement.82 La presse française a par exemple montré bien peu d’images du génocide au Darfour en 2003, par rapport à sa couverture importante d’autres conflits (Afghanistan, Irak, Israël), où elle disposait de nombreux correspondants sur place. Plus récemment, prenons l’exemple de la photo de la dépouille d'un enfant syrien, Aylan al-Kurdi retrouvé mort sur une des plages de la station balnéaire de Bodrum en Turquie.

81 Frédéric LAMBERT, « L’image en actes, l’engagement du regard et les conditions de ses interdits », in Les interdits de l’image, 2ème Colloque international Icône image éditions Obsidianes. 2006

82

Emmanuel TAÏB. « Faut-il montrer les images de violence ? », La vie des id’ées, publié le 07 juillet 2015, pp. 2-3, in https://goo.gl/CXac38

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Alors que la presse du monde entier diffuse sans floutage la photo de l’enfant, la télévision française fait acte de prudence et choisit de flouter le visage de l’enfant. Maîtriser l’image peut être motivé par la volonté d’occulter cette violence de proximité. Or, il peut aussi se justifier par le refus de servir une propagande. À titre d’exemple, France 24, la chaîne d’information internationale en France, ne montre jamais à la télévision le discours des organisations considérées par l’État comme « terroristes ».

Ainsi, sous prétexte de lutter contre la diffusion de la propagande terroriste, il est strictement interdit d’entendre ou de voir un « terroriste » en train de parler à l’antenne. La vidéo de son discours connaît trois phases de transformation avant d’être diffusée à l’antenne. Chose que je vis lors de mon travail à la rédaction de France 24. Comme le montre l’image ci-dessous, d’abord, la vidéo du discours est remplacée par une image fixe du « terroriste » présumé, ensuite son discours audio est transcrit sur un fond blanc, et enfin la voix d’origine est substituée par la voix d’un journaliste qui lit et cite l’auteur du message.

Fig. 9 : capture d’écran d’un reportage de France 24 arabe83

Dans les médias occidentaux, les images de violence sont traitées d’une façon différente des autres images. C’est comme si ces images allaient, dans le cas inverse, accéder au statut d’images iconiques. C’est ainsi que ce que la guerre fait aux corps n’est pas montré, comme ne sont pas montrés les décapitations d’otages, les victimes d’attentats ou les cadavres. Des plans entiers du

83 Vous trouverez cette vidéo dans la clé USB ci-joint sous le nom Reportage France24 et sous le lien suivant :

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réel échappent à la médiatisation, c’est comme si ce qui n’était pas vu ne se produisait pas ou du moins était lointain.

Cette mise à distance se justifie dans la méthode journalistique qui s’est institutionnalisée au cours des XIXème et XXème siècles en Occident. Selon Claire-Gabrielle Talon, au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, les nombreux débats journalistiques sur les procédures d’établissement de l’objectivité opposaient deux traditions : la recherche d’une factualité pure et la mise en scène d’interprétations contradictoires d’un même événement. Dans les années 1970, le courant de new

journalism apparaît aux États-Unis et plaide pour l’introduction de techniques de fiction dans les

rédactions.84 Petit à petit, l’accès à l’objectivité est vu comme le ressort d’un discours « dialectique » où le pluralisme et la confrontation des idées contradictoires sont respectés. Selon Michel Foucault, cette tradition « dialectique » s’est imposée en Europe au fur et à mesure que la société a tourné la page des guerres qui la déchiraient durant la période médiévale :85

« La dialectique codifie la lutte, la guerre et les affrontements dans la logique, ou soi- disant logique, de la contradiction (…). Enfin (elle) assure la constitution, à travers l’histoire d’un sujet universel, d’une vérité réconciliée, d’un droit où toutes les particularités auraient enfin leur place ordonnée (…) La dialectique c’est la pacification, par l’ordre philosophique et peut-être par l’ordre politique, de ce discours amer et partisan de la guerre fondamentale. 86»

En ce sens, Michel Foucault associe la tradition dialectique au registre de l’ordre et de la paix. Claire-Gabrielle Talon va encore plus loin et confirme qu’après les guerres, les paysages audiovisuels occidentaux étaient dominés par deux impératifs : la garantie du pluralisme, la sauvegarde de l’ordre public. Le journaliste commence à jouer le rôle de pacificateur. Plus tard avec la naissance du reportage, la séparation de principe entre « les faits » et « les opinions » impose, en matière d’information, un style impersonnel du fait. Ainsi, l’occultation des images violentes dans les médias occidentaux et l’apaisement des sensibilités sont indissociés de l’objectivité journalistique.

84

Claire-Gabrielle TALON, Al Jazeera. Liberté d'expression et pétromonarchie, op. cit., p. 198

85 Michel FOUCAULT, « Il faut défendre la société », Cours au collège de France (1976), Paris, Gallimard-Seuil, coll.

« Hautes Etudes », 1997, p. 42

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En revanche Claire-Gabrielle Talon constate que le « point de vue » revendiqué par Al Jazeera repose avant tout sur un refus de censurer les images de violence : « C’est en donnant à voir

l’impensé du discours informatif occidental, ses interdits et ses tabous, qu’Al Jazeera en vient à incarner une scène où sont discutés et mis en cause les principes qui informent la pratique du journalisme en Occident 87». Les journalistes d’Al Jazeera adoptent une posture engagée qui va

contre le « rôle consensuel et pacificateur » promu par le journalisme occidental.

Or, en montrant les images de la guerre, Al Jazeera critique ouvertement les pratiques des chaînes occidentales vis-à-vis les images de la violence. Selon Claire-Gabrielle Talon, dénoncer la réalité de la guerre est un moyen « de remettre en cause la partialité du journalisme occidental occultée

par le discours rationnel de l’information. 88

» Face à la tradition journalistique qui revendique la « neutralité », Al Jazeera défend plutôt la notion de « point de vue » qui n’est pas à voir comme

une entrave à un traitement équilibré des sources, mais comme une revendication d’un regard arabe sur la réalité du monde.

Les journalistes d’Al Jazeera vont encore plus loin et remettent en question le concept d’«

objectivité » tel qu’il est vu dans le média occidental. Salah Naggem, rédacteur en chef d’Al Jazeera entre 1996 et 2003, pointe du doigt la différence entre les faits et les opinions : « L’opinion des gens est partie de l’événement. Le fait ne peut pas être indépendant du point de vue. Trois explications, c’est trois opinions. 89

»

Ces efforts de réflexions sur le travail journalistique manifestent une séparation vis-à-vis de la sacralisation des faits qui domine le journalisme occidental. Ainsi, Ali Al Daffiri, présentateur et reporteur d’Al Jazeera, explique: « le journalisme arabe a de grandes responsabilités :

premièrement, il doit transmettre les informations. Deuxièmement, il doit discuter ces informations, provoquer le débat, la controverse : les choses ne sont pas données, on a le devoir de discuter, d’enquêter et de trouver les informations qui sont derrière les informations.

87

Claire-Gabrielle TALON, Al Jazeera. Liberté d'expression et pétromonarchie, op. cit., pp. 192-193

88

Ibid.

89 Salah NAGGEM, cité in Claire-Gabrielle TALON, Al Jazeera. Liberté d'expression et pétromonarchie, ibid, pp.

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L’objectivité, elle, n’existe pas, l’homme est subjectif sans le vouloir. Par exemple, moi, je suis musulman et saoudien, et je discute d’une autre religion : je penche, sans m’en rendre compte. 90

»

La revendication de l’objectivité en dépit de la neutralité se révèle trais clairement dans sa couverture de la lutte palestinienne contre l’occupation israélienne qui occupe une place très importante par rapport à d’autres sujets d’actualité.

En effet, Al Jazeera est la seule chaîne d’information internationale arabe qui présente le palestinien comme combattant et martyre. Cette image héroïque du palestinien est très différente de celle décrite par les médias occidentaux. Selon Claire-Gabrielle Talon, le point de vue revendiqué par Al Jazeera est à voir comme un discours critique vis-à-vis ces médias. « En

mettant en scène les non-dits des grandes chaînes occidentales d’information sur le conflit israélo-palestinien et les guerres afghane et irakienne, en dévoilant les réalités de l’occupation et de la guerre, elle dénonçait derrière le dispositif informatif occidental et ses codes déontologiques universalistes une complicité avec les dictatures arabes et une manipulation historique quant à la réalité de la catastrophe palestinienne. 91 »

Dans cette perspective, la diffusion abondante des images de violence est à interpréter comme un discours critique de la part de la chaîne. Elle permet aux journalistes d’Al Jazeera de dénoncer les choix éditoriaux des chaîne américaines et européennes en les montrant comme complices dans le camouflage de la violence israélienne vis-à-vis les palestiniens.

L’audace des journalistes d’Al Jazeera n’en manque pas à l’antenne. Une fois, en 2006, lors de la guerre israélienne contre le Liban, le porte-parole de l’armée israélien disait à l’antenne que les raids visaient des cibles militaires alors que les images montraient des enfants, dès lors le présentateur avait attaqué ouvertement l’invité et lui disant : « Tu mens et les images te

contredisent. ». Or, il semble que cette attaque ouverte et directe vis-à-vis un représentant du

gouvernement israélien ait avoir un lien avec le calvaire des journalistes d’Al Jazeera en Palestine, pris plusieurs fois comme cible par l’armée israélienne notamment durant le deuxième Intifada en 2000.

90 Ali Al DAFFIRI, cité in Claire-Gabrielle TALON, Al Jazeera. Liberté d'expression et pétromonarchie, ibid, pp.

192-193

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