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Montrer, raconter et lutter par des « promos » ?

B. La « promo » : un objet scripto-audio-visuel

V. La musique des « promos » : langage hantologique ?

3. Interférences des voix narratives

Avant de brosser un portrait de la narratologie médiatique, il faut se demander qui raconte. La structure générale des « promos » est claire : on a affaire à un narrateur autodiégétique.215 Selon Gérard Genette, ce narrateur est impliqué dans l’histoire qu’il raconte, il n’est pas un simple spectateur mais un acteur principal. En d’autres mots, il est le héros de son récit.

Dans la « promo » pilote de la playlist, le narrateur autodiégétique emploie des personnages fictifs et réels pour livrer au lecteur spectateur son récit. Certes, le « je » autobiographique représenté par le logo de la chaîne soumet la narration aux limites de son unique point de vue. Cependant la présence de deux « je », l’un d’un personnage fictif et l’autre d’un personnage réel, donne au « je » un sens plus large, celui de l’enfant de Gaza.

Cette problématique de l’interférence des voix narratives, revue à la lumière des acquis de la modernité, permet au récit ou à l’histoire de dépasser sa causalité linéaire et de s’engager dans une causalité circulaire et rétroactive. Dans la « promo » ci-dessus, ces deux formes de causalité correspondent à deux formes opposées d’énonciation narrative : l’une à tendance historique produite par une touche fictionnelle et à l’aide de personnages fictifs, et l’autre à tendance discursive produite par une touche réelle et enrichie par le témoignage de la fillette.

L’alternance des voix narratives reflète non pas une histoire classique, mais plutôt une histoire subversive. Cette organisation binaire est précieuse car elle permet de réaliser à partir du syncrétisme des médias audio-scripto-visuels une interférence entre des énonciations narratives complexes.

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Par leur langage codé à valeur narrative, les « promos » constituent un cadre à travers lequel s’établit une interaction entre les narrateurs et les narrataires. Dès lors, les partenaires de la communication entrent dans une phase d’attente. L’énonciateur de son côté joue sur les éléments de suspens pour impliquer le récepteur dans le jeu narratif. En acceptant le contrat d’engagement, ce dernier essaie de produire des hypothèses interprétatives des informations qu’il reçoit. C’est donc dans la gestion des horizons d’attente que la narrativité des promos acquiert son dynamisme. C’est à partir de ce sens-là que raconter l’actualité politique devient un art et une technique qui permet de transmettre l’information par le pouvoir de la tension narrative.

« Si le langage verbal, l’image mobile (…) se « narrativisent » s’ils servent à raconter une histoire, ils doivent plier leur système d’expression à une structure temporelle, se donner un jeu d’articulations qui reproduise, phase après phase, une chronologie 216

». Dans une « promo », il y

a des structures narratives antérieures prises en charge par la technique et qui actualisent le récit. Ainsi, le recours à l’esthétique et aux techniques de la BD permet de voir dans le récit de la fillette un récit transversal, une chronologie rétroactive à partir de laquelle il est possible de revenir sur l’histoire du narrateur omniscient. Ce récit réel devient paradoxalement un prototype car il explique comment ce narrateur a déjà voyagé de l’univers réel à l’univers fictif, il fait comprendre comment ce personnage vrai est devenu un personnage de BD.

Ce dispositif de représentation transforme le vécu en chose racontée, donnant à percevoir, à lire des événements qui se déroulent ici et maintenant, tout en avertissant le lecteur- spectateur qu’ils ont déjà commencé il y a très longtemps. Les effets de corrélation produits par le récit se manifestent également sur le plan de l’alternance temporelle. L’alternance des plans fictifs et réels est renforcée par la successivité temporelle entre l’imparfait narratif et le présent : IL était une fois

et il est encore. Le récit rapproche des temps éloignés les uns les autres et établit entre eux un

rapport de causalité réciproque. Dans les plans (3) et (4), deux discours narratifs se succèdent, le premier appartient au personnage fictif du BD qui fait lire : Je suis du regard un avion qui

bombarde et aujourd’hui, je n’en ai pas peur. Le deuxième appartient à un personnage réel qui

fait entendre : J’ai perdu ma mère, mes quatre frères, mon neveu, mes oncles, leurs femmes, leurs

enfants. J’ai tout perdu.

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La succession discursive du je fictif et du je réel sous-entend que le personnage fictif de la BD était auparavant un personnage réel. Le montage alterné souligne très fortement l’interdépendance des plans successifs. Cette hypothèse se confirme dans les plans (4) et (5). Ici, la succession de l’image réelle et fictive sous-entend que ce personnage réel soit devenu par la suite un personnage fictif de la BD, cette transformation sémantique est renforcée par : Il était une fois qui s’affiche dans le plan (5) et qui fait écho au même énoncé du plan (1).

A l’alternance temporelle s’ajoute une corrélation symbolique. Lorsque la succession fictionnel/factuel agit à l’échelle de la « promo » toute entière, cela implique des interactions plus ou moins marquées entre différents fils narratifs, notamment entre le début et la fin. Dès lors, on assiste à une métaphore circulaire qui apparaît dans la structure narrative interne. La séquence s’ouvre et se ferme sur Il était une fois de la même manière qu’elle s’ouvre et se ferme sur des personnages transformés en personnages de BD.

Tandis que le début et la fin se font écho et forment un cercle, leur ossature se compose de plans linéaires qui s’articulent de manière spiralaire : le temps du récit jongle en effet entre le passé et le présent qui s’entrecroisent grâce au travail de mémoire des personnages. Ce jeu au niveau de la structure globale imprime sa forme au cœur de la narration.

Cependant, pour que ce jeu d’énonciation prenne effet, il faut comme l’explique Mieke Bal suspendre les réponses auxquelles on aspire et imposer un temps de recul et de réflexion.217 Dans le cas des « promos », la suspension du récit s’opère à travers la présence symbolique de l’autorité narrative. Cet arrêt sur le logotype de la chaîne et le titre de la promo oriente le récit vers une absence de dénouement. Cela produit un effet de morcèlement qui redistribue le positionnement des joueurs sur le terrain narratif.

Outre sa fonction heuristique, le figement sur le logotype crée chez le récepteur un sentiment d’urgence, un besoin pressé de remplir le blanc. Pour satisfaire ce désir cognitif de découvrir la suite de l’histoire, il s’engage dès lors dans un jeu de piste qui finit par transformer sa quête de l’information en quête identitaire.

217 Mieke BAL, « Narration et focalisation. Pour une théorie des instances du récit », in Poétique, n° 29, 1977,

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À l’inverse d’une bande dessinée où la narration appartient au monde fictionnel, la narration des «

promos » est inséparable de l’écriture factuel. Donc pour entrer dans le jeu de la fiction, il faut

accepter de s’exposer à la réalité. C’est cette prise de risque dans le dévoilement qui fait accéder au sens et qui fonde une interaction narrative avec la réalité évènementielle. Allier la narration traditionnelle avec l’art visuel et l’interactivité permet ainsi de tisser un lien différent avec l’actualité politique, une relation dans laquelle le spectateur devient un coproducteur de l’imaginaire médiatique qui reçoit et interprète l’information à partir de ce statut-là. Si ces différentes dimensions qu’introduisent les « promos » affectent et modifient les apparences et les dynamiques du récit politique, elles en font surtout un objet culturel. Ceci redistribue à nouveau le positionnement des joueurs narratifs et participe au processus de démocratisation de l’actualité politique.

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