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Montrer, raconter et lutter par des « promos » ?

B. La « promo » : un objet scripto-audio-visuel

II. L’image comme un spectre mémoriel

L’accélération temporelle est inséparable du raccourcissement spatial, ce déterminisme formel condamne le contenu à la fragmentation et au morcellement. Un problème se pose : comment lire le fragment ? Comment lire la prolifération des fragments d’images dans les « promos » ? Dans un article de Jocelyne Arquembourg intitulé « Les nouvelles logiques de l'information en temps de

guerre : le modèle C.N.N. », l’auteur constate que la représentation de l’actualité de la guerre du

Golfe par CNN empruntait « à la fois à l'esthétique cinématographique et à l'abstraction des jeux

vidéo. 184» Les bouts d’images semblent être le langage formel en période de conflit ou de guerre.

En effet, la communication à l’ère de la vitesse a donné à l’image une valeur d’authentification. Roland Barthes explique que l’image est une tentative de satisfaire le besoin de « voir pour

croire185». Autrement dit, l’image fragment est une preuve de la réalité qu’elle donne à voir. Elle

184 Jocelyne ARQUEMBOUR, « Les nouvelles logiques de l'information en temps de guerre : le modèle

C.N.N. », Études de communication, n°15, 1994, p. 63-74.

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est presque un genre authentifiant dont la multiplicité des interprétations permettrait à l’information d’avoisiner la vérité.

Les vidéos promotionnelles d’Al Jazeera portent à priori sur les révolutions arabes et les manifestations qui se propagent d’un pays à l’autre. Des événements largement censurés par les médias officiels des régimes arabes. C’est ainsi que les fragments d’images des « promos » s’annonce comme un gage de véracité. Elles ont la valeur de témoignage. En temps de crise comme c’était le cas pendant les révolutions arabes, les informations sont abondantes et l’une chasse l’autre.

C’est ainsi que les fragments d’images préservent la mémoire des vérités périssables et empêchent l’oubli. En même temps, les fragments d’images sont la meilleure source d’information qu’un média puisse fournir au téléspectateur en temps de crise. Néanmoins, le langage de fragment exprime en quelque sorte l’incapacité d’exprimer une nouvelle expérience spatio-temporelle. Face à l’accélération des flux d’informations, le fragmentaire participe à une économie de l’information et du regard.

1. La « promo » : des images chocs au service de la circulation des récits

Une « promo » est un objet dont la durée ne dépasse pas les quarante secondes. Le téléspectateur reçoit des images à la fois massives et denses; comment peut-il les interpréter ? En effet, l’optimisation de l’image repose sur deux principes : mémoire habitude et mémoire souvenir186 selon les mots de Bergson. Les médias ont tendance à considérer une image-choc comme une information qui mérite de s’élever au statut de mémoire souvenir, c’est-à-dire qu’elle est d’ordre contemplatif, ce qui permet d’enregistrer un passé comme un souvenir. Les « promos » sont composées d’une succession d’images-chocs. Chacune a la valeur de la Une jusqu’au moment où l’arrivée d’une autre fait oublier la précédente. Ce caractère périssable de l’image-choc est récompensé par la création de ce que Bergson appelle une mémoire habitude, cette dernière consiste à réactualiser l’image et à la répéter de sorte qu’elle devienne une partie intégrante du présent.

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Cette répétition repose sur la multiplication des représentations de la libération de la parole publique. Dans le cadre des vidéos promotionnelles d’Al Jazeera, il s’agit de prendre des images stéréotypées et de créer un lieu dialogique entre ces images. Dans les « promos », on voit souvent des mains en l’air, une marche commune, des cris collectifs, des gestes certes triviaux mais humains et qui représentent tous une population qui se réveille, se révolte et s’émancipe.

Nous cherchons ici à porter une critique sur ce langage de la culture de masse et à apporter un premier démontage sémiologique de celui-ci. Il s’agit de s’arrêter sur la représentation d’une nouvelle identité collective qui naît sous l'œil de la caméra d’Al Jazeera et qui transforme ces images stéréotypées en objets de mémoire collective. Rolland Barthes dans Mythologies nous rappelle : « nos objets par leur durée courte proposent un spectacle expressif où le spectateur est

au rendez-vous avec l’amplification des faits produits par l’effet de condensation.187» Selon

Barthes, devant ce spectacle, le spectateur choisit volontairement et intelligemment d’adhérer à ce qu’il voit et non pas à ce qu’il croit.

Le public des « promos » est conscient des choix délibérés des images, des subjectivités de la chaîne et de la vocation politique du Qatar. Le public sait bien que les vidéos promotionnelles sont fondées sur la démonstration et la spectacularisation, mais il choisit quand même de vivre l’histoire qui se construit sous ses yeux avec toutes les émotions qu’elle fait jaillir parce que ce qui est livré aux spectateurs, c’est le grand spectacle de la Révolution avec toute l’amplification qu’on peut lui associer.

2. La place : métaphore de la fête

Les rassemblements massifs sont le symbole des révolutions populaires. Que ce soit en Tunisie, en Egypte ou ailleurs, ils se multiplient mais la scène est toujours la même, comme le montrent les images ci-dessous tirées de deux vidéos promotionnelles différentes. Néanmoins, avec ces images, le spectateur voit quelque chose de nouveau. Les révoltes ont bouleversé l’optique quotidienne et le spectateur a le privilège de voir des scènes de révoltes à la fois différentes et identiques.

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Fig. 23 : extrait de la « promo » (33) de la playlist Fig. 24 : extrait de la « promo » (42) de la playlist

Les rassemblements populaires ont complètement bouleversé les habitudes. L’ordre cède la place au chaos. Nous ne voyons que des têtes. Un endroit où tous les gens sont entassés. L’angle de vue n’est plus étendu, mais il est condensé, concentré. Pour Roland Barthes, cette « rupture un peu

ample du quotidien introduit à la Fête.188 » Soudainement, il n’y a plus de séparation entre les routes, les trottoirs, les ronds-points. La vue panoramique perd son pouvoir majeur, qui est d’organiser l’espace. Cette appropriation de l’espace introduit une rupture du visuel quotidien et le spectateur a l’illusion d’un monde qui se modifie sous la pression des actes.

La répétition se fait également sur un autre niveau, le logo de la chaîne institue un point de rassemblement qui relie toutes les « promos » s’éclairant les unes les autres et formant une série de spectacles. Chaque « promo » dispose d’une image qui offre des explications épisodiques et puis advient le logo de la chaîne en plan à part. Il annonce l’épisode prochain et incarne l’image toujours savante d’un produit certifié.

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