• Aucun résultat trouvé

Montrer, raconter et lutter par des « promos » ?

A. Les vidéos promotionnelles d’Al Jazeera : œuvre fragmentée entre déconstruction et reconstruction

II. Les fonctionnalités d’une playlist YouTube

2. La playlist : entre énumération, nomination et métonymie visuelle

Dans la playlist, en règle générale, une « promo » est composée des éléments suivants : le logotype de la chaîne, un titre qui reprend le titre antérieur à la « promo », un numéro externe qui le situe dans la playlist et un numéro interne qui établit un ordre hiérarchique entre les « promos » de la même série. Cela nous ramène à considérer la playlist, que le blogueur s’est donné à faire comme à la fois une forme ouverte et fermée.

D’un côté, elle renferme les « promos » qui se succèdent les unes après les autres dans une série particulière. De l’autre, elle donne à voir une suite de scènes qui s’enchaînent créant ainsi un effet d’ensemble. Cette double forme constitue un cadre où s’organisent harmonieusement et hiérarchiquement les scènes représentées. Nous suggérons ainsi que la représentation d’un univers

96

ordonné et non conflictuel tient à trois paramètres définitoires que propose la playlist, à savoir l’énumération, la nomination et la métonymie visuelle.

Umberto Éco explique que le recours à l’énumération est à voir comme une tentative de définition. L’énumération donne la possibilité de parler des objets numérotés, de les rendre compréhensibles, plus ou moins perceptibles. Dans le cas des « promos », l’énumération a une fonction opératoire. Devant des objets dont on ignore les confins et dont le nombre exact est indéterminé, l’énumération s’avère comme un moyen de contourner ou de domestiquer ce sentiment d’infini.129

Or, « L’infini …est le sentiment subjectif de quelque chose qui nous dépasse, c’est un état

émotif 130». Le sentiment d’infini est une sensation illusoire qui exprime souvent un malaise

linguistique et identitaire, mais on peut le considérer également comme une réponse partielle à la nécessité de diminuer symboliquement l’impact négatif de l’imprévisible. Les « promos » sont des objets événementiels à caractère périssable : l'élaboration de chacun des scénarios dépend de l’actualité politique.

Par conséquent, la numération permet de parler de l’état de ces objets et d’exprimer une écriture inachevée qui se perfectionne avec le temps. Comme nous le voyons dans l’illustration ci-dessous, le dispositif technique créé par YouTube, permet deux types d’énumération : l’énumération externe correspondant à une playlist (infini) et l’énumération interne correspondant à une playlist (fini). Les deux playlists donnent un ordre de lecture que la personne se sent obligée de respecter.

Or, la première est de nature ouverte, non-finie, susceptible d’être complétée et d’accueillir de nouvelles « promos », alors que la deuxième est de nature fermée et finie. La clôture est exprimée par le commencement d’une nouvelle énumération.

129

Umberto ECO, ibid, p. 15.

97

Promo Al Jazeera – la guerre sur Gaza 01

Promo Al Jazeera – la guerre sur Gaza 02

Promo Al Jazeera – la guerre sur Gaza 03

Promo Al Jazeera – la guerre sur Gaza 04

Promo Al Jazeera – la guerre sur Gaza 05

Promo Al Jazeera – la guerre sur Gaza 06

Fig.7 : extrait de la playlist, « promos » (6, 7, 8, 9, 10, 11), série Guerre sur Gaza avec la traduction de l’arabe vers le français

En observant cette double structure, nous constatons par exemple que la « promo » intitulée

Promo, Guerre sur Gaza est la sixième dans la playlist et la première de la série Guerre sur Gaza,

une série composée de douze « promos ». De même, plus loin dans la playlist, la « promo » nommée Promo d’Al Jazeera, l’Egypte, Le triomphe du peuple est la quarante-deuxième dans la playlist et la deuxième de la série Egypte, Le triomphe du peuple, une série constituée seulement de trois « promos ». L’opposition entre énumération externe et interne renvoie à deux façons de connaître ces objets. Par la création d’une tension entre l’infini et le fini, ces deux types d’énumération expriment cette volonté de définir et de comprendre ces objets. Devant la difficulté de stabiliser un genre, l’énumération permet de créer une identité grâce à la structure.

98

Une « promo » a une durée définie et précise mais, certains épisodes s’inscrivent dans une continuité sans fin. La playlist permet donc de doter une « promo » d’une dualité temporelle,131 d’enregistrer le temps court d’un épisode promotionnel dans un temps plus large : celui d’une série. Plus encore, par l’ordre hiérarchique et chronologique qu’elle opère, elle crée un lien de causalité entre les différentes « promos » qui semblent ne rien avoir en commun à première vue. Observons l’organisation spatiale de cet extrait de la playlist :

Promo Al Jazeera - Résistance

Promo Al Jazeera - Ben Ali s’est enfui

Promo Al Jazeera - L’Égypte parle d’elle- même

Fig.8 : extraits de la playlist, « promos » (32), (33), (34),

séries Guerre sur Gaza, Couverture continue, L’Egypte parle d’elle même

La promo (32) qui évoque la guerre sur Gaza, s’ensuit directement par la promo (33) qui raconte un épisode de la révolution tunisienne, cette « promo » est suivie sans interruption par la « promo » (34) qui relate une page de la révolution égyptienne. Trois « promos » qui correspondent à trois périodes différentes et qui font référence à trois lieux distincts. Cependant, ces « promos » s’organisent harmonieusement dans la playlist, c’est comme si aucune frontière ou discontinuité spatiale ne les séparaient.

La « promo » (33) qui a fait 168 597 de vus a une histoire assez anecdotique. En effet, elle a rendu l’homme anonyme que nous voyons ci-dessous assez célèbre. En pleine révolution Tunisienne, il avait défié le couvre-feu imposé par le régime de Ben Ali et sous les caméras d’Al Jazeera - dans le feu de son action de résistance, il a prononcé un cri devenu célèbre : « harimna min adjli

99

Hadhihi al-lahdha ettarikhiya ?» « ةيخيراتلا ةظحللا هذه لجأ نم !!! اــنــمرـــه ». (On a vieilli en attendant ce moment historique).

Fig. 9 : extrait de la « promo » (33) de la playlist

Cet épisode de la révolution tunisienne s’insère paisiblement dans la playlist. La représentation sérielle présuppose une sorte de répertoire d’objets qui se réconcilient grâce à la rhétorique sérielle. Par le biais du chiffre, la playlist se présente comme un espace dialogique qui pourrait faire découvrir des rapports inconnus ou percevoir des connexions invisibles.

Si l’énumération est indispensable pour organiser les objets présentés, la nomination est incontournable pour parler de ces objets. L’écrivain russe Vladimir Nabokov rappelle le pouvoir transformateur de la nomination dans ces termes : « La langue est le plus puissant instrument de la

création, lorsque je nomme un objet, je confirme son existence132». Nommer c’est dire, mais c’est

plus que dire puisque cela permet aussi de confirmer une présence. Mais pour que l’acte nominatif porte ses effets, il faut bien entendu que cette nomination soit acceptée, qu’elle circule, qu’elle soit reprise par les locuteurs.

Quant au sous-titre, il ajoute un degré d’intensité et de précision. Plus spécifiquement, la création d’un sous-titre aide à distinguer les « promos » les unes des autres et à permet de leur donner une valeur signifiante à l’intérieur du genre. Plus concrètement, le sous-titre catégorise les « promos » et les situe dans des séries différentes. En effet, le sous-titre attribué à chaque « promo » est la plupart du temps une répétition, une reprise à l’identique du titre antérieur à chaque « promo ». Nous disons la plupart du temps, parce que le souci de nommer débouche parfois sur un abus. À

100

titre d’exemple, la série qui porte le titre Promo d’Al Jazeera, Enfants de Gaza trahit en quelque sorte son titre original, à savoir Libertés et Droit de l’Homme.

Ces objets minuscules, dont le temps ne dépasse pas les quarante secondes, ont parfois deux titres. Cette surnomination exprime une volonté mi-avouée de sortir ces objets de leur état invisible et de les faire accéder à la scène du visible. Le souci de visibilité s’exprime ouvertement dans le recours à une métonymie visuelle. En effet, grâce au dispositif technique mis en place par YouTube, il est possible de créer une vitrine pour chacune de ses vidéos.

Techniquement, une fois une vidéo est mise en ligne, il est possible de la personnaliser et de choisir une image de couverture vidéo. Cette représentation symbolique de l’objet est significative pour deux raisons : d’abord parce que l’arrêt sur une image relève toujours d’un choix plus ou moins subjectif. Ensuite, parce que l’image qui se détache de chaque vidéo laisse penser que ce qu’on voit à l’intérieur du cadre n’est pas un tout mais un échantillon.

En d’autres termes,l’image symbolique ne représente pas seulement ce qu’on aperçoit, mais aussi la grandeur qui se cache derrière et dont elle est l’exemple. Cette image nous dit implicitement que ce qu’elle représente devrait continuer au-delà de son cadre. Pour obtenir cet « effet d’abondance133

» dont parle Éco, l’image choisie devrait isoler un aspect précis de la vidéo, il faut saisir un moment évocateur, susceptible de créer des associations métaphoriques.

Promo Al Jazeera – Ben Ali s’est enfui

Promo Al Jazeera – Les enfants de Gaza

Fig.10 : extraits des « promos » (3), (33) de la playlist, intitulées Enfants de Gaza et Ben Ali s’est enfuit

101

Les images tirées respectivement des « promos » : enfants de Gaza et Ben Ali s’est enfui représentent des extraits de deux interviews télévisées dont l’une a eu lieu en 2009 durant la guerre sur Gaza et l’autre en 2011 durant la révolution tunisienne. L’éloquence et la fermeté avec lesquelles s’expriment l’enfant et le vieillard les ont transformées, du jour au lendemain, en des figures emblématiques. Cela nous mène à postuler que les métonymies visuelles choisies ne sont pas dues au hasard et qu’elles expriment un souci de visibilité. En outre, cette surprésentation de l’objet dévoile en quelque sorte le désarroi de l’auteur de la playlist, son incapacité de nommer, de parler d’un événement qui le dépasse.134

Éco exprime ce malaise linguistique face à l’inconnu dans ces termes : « La crainte de ne pouvoir

tout dire se manifeste devant une infinité de noms mais aussi devant une infinité de choses135».

L’amplitude de l’énumération, l’excès de la nomination et la surprésentation visuelle expriment tous les trois une expérience de vertige. Ils suggèrent une révolution spatiale mobilisée pour parler de quelque chose de nouveau, d’immense et d’indicible. Outre la fonction cognitive de la playlist qui donne la possibilité de s’exprimer sur des objets ayant des similitudes formelles s’ajoute une fonction à la fois pratique et poétique. La playlist encadre l’ensemble des « promos » dans un lieu commun et leur confère une certaine unité.

Documents relatifs