• Aucun résultat trouvé

Montrer, raconter et lutter par des « promos » ?

A. Les vidéos promotionnelles d’Al Jazeera : œuvre fragmentée entre déconstruction et reconstruction

IV. Médiactivisme numérique et transformation des récits

1. La « promo » et l’imprévisible

Le passage des « promos » à l’antenne est toujours imprévisible. À l’instar d’une page publicitaire, le spectateur ne sait pas à quel moment exact la « promo » va passer. Cet objet évènementiel renvoie à un événement réel, spectaculaire et imprévisible. À priori, les phénomènes sociaux comme une guerre, un conflit ou même une révolution ont cette dimension imprévisible. Cette imprévisibilité bascule le rapport au temps. Tout d’un coup, le spectateur assiste à une accélération croissante des flux d’informations et à une multiplication médiatique des situations d’urgences auxquelles les médias doivent se confronter.

112

Le politologue français et directeur de recherche au Centre d'études européennes de l'Institut d'études politiques de Paris Zaki Laïdi confirme : « le temps mondial est indiscutablement porteur

d’une nouvelle unité de mesure du temps : celle de l’immédiateté, de l’instantanéité, de la simultanéité et de l’urgence.148

» Les « promos » sont des objets nés dans l’urgence et dans

l’imprévisible, elles font partie intégrante de la culture de l’immédiateté.

Or, en s’adaptant à ces nouvelles structures temporelles, les « promos » font paradoxalement l’éloge de la lenteur. Cela se manifeste explicitement dans le recours à des techniques cinématographiques comme le slow motion ou l’arrêt sur image. Les techniques du ralenti ont une conséquence importante sur l’image puisqu’elles augmentent artificiellement le temps de la réflexion et permettent d’avoir un certain contrôle sur l’accéléré.

À titre d’exemple, dans la série l’Egypte, triomphe du peuple, la vidéo promotionnelle (3) de la playlist s’ouvre sur un survol des moments décisifs qui ont marqué la révolution égyptienne. La succession d’images opère un déplacement perpétuel des temporalités instantanées et irréductibles. Chaque image constitue une unité minimale et autonome, mais qui établit des relations intégratives et causales avec l’image précédente et suivante. Ainsi, l’arrêt sur image a une fonction opératoire, cette technique semble mettre une pause dans le défilement ininterrompu des événements.

S’ajoute à cela une fonction économique, fixer métaphoriquement le mouvement dans la société de l’urgence permet de saisir et de lire la prolifération textuelle qui semble constituer une fin en soi. « L’urgence est sans doute la forme du temps à travers laquelle on peut le mieux observer la

condition vécue de l’homme-présent. Car c’est dans l’urgence qu’il tend de plus en plus à se penser, à intervenir, à délibérer et à se mouvoir.149»

148 Zaki LAÏDI, Le sacre du présent, Paris, Champs-Flammarion, 2000, p. 156. 149

113

Fig. 13 : extraits de la « promo » (3) de la playlist, série L’Egypte, triomphe du peuple

Isoler un ensemble de fragments n’est pas seulement un moyen de rendre l’image intelligible, c’est aussi un moyen d’arrêter métaphoriquement la course du temps et d’imposer un retour réflexif sur l’expérience présentée. À l’instar des publicités, les « promos » jouent sur la puissance de l’imprévisible. En examinant la durée de chaque « promo », nous avons remarqué qu’elle est assez variable même si elle reste relativement courte.

Ensuite, en suivant le rythme de passage des « promos » à l’antenne, nous avons constaté qu’il est assez changeant et imprédictible. Ces deux constats nous ramènent à considérer la « promo » comme un objet insaisissable qui surprend constamment le téléspectateur. Cela augmente certainement sa valeur symbolique et en fait un objet de désir. Bien évidemment, le désir n’est pas à prendre ici dans son sens sensuel, mais dans un sens plus large où il représente une force qui mène à l’action.

Ali Achouri s’approprie les « promos » télévisuelle d’Al Jazeera et en les intégrant à sa chaîne

Youtube, il les transforme en « promo » numérique. Philippe Marion explique : « Toute forme de représentation implique une négociation avec la force d’inertie propre au système d’expression choisi. 150» Ainsi, la circulation numérique des « promos » est précédée par un double jeu de

négociation à la fois avec le format et le contenu. Cela donne la possibilité de tester l’élasticité de ces objets et d’examiner leur capacité à s’étendre dans plusieurs médias. Puisque la difficulté de saisir les « promos » rend le processus de négociation assez contraignant, une fois saisie, la lecture interprétative contribue à établir une complicité et une connivence avec ces objets, que ce soit de façon consciente ou inconsciente.

114

2. La « promo » sur YouTube vs la « promo » sur Al Jazeera : une temporalité

homochrone vs une temporalité hétérochrone

Les « promos » sont des objets télévisuels qui s’inscrivent dans un contexte homochrone,151 c’est- à-dire que le téléspectateur reste téléspectateur, observant la séquence animée durant un temps programmé à l’avance par la chaîne de diffusion, un temps de consommation qu’il ne maîtrise pas. Cela fait que le téléspectateur se trouve davantage devant une œuvre qui lui échappe constamment. Face à l’homochronie qui dérange, le téléspectateur se trouve saisi par un sentiment d’urgence qui le presse à remplacer l’expérience télévisuelle par une expérience virtuelle. Le changement du dispositif va impacter sur le temps de la réception et placera le webspectateur dans un contexte

hétérochrone, comme le dit Philippe Marion.

Prendre le temps d’embrasser la totalité d’une œuvre avant d’émettre un jugement, tel est l’avantage de posséder sa propre playlist. La playlist donne un contrôle sur le temps de la consommation. Elle suggère un temps de lecture reconditionnée uniquement par l’aspect technique duquel elle dépend.

En règle générale, fixer à l’avance le temps de la réception amène à fidéliser le spectateur télévisuel. Or, ici c’est l’inverse, l’éclatement temporel en est responsable car c’est l’imprévisible qui déclenche une accroche. Cette accroche se transforme en quête, saisir le moment du passage des « promos » à l’antenne est en soi un plaisir qui engage le spectateur. C’est comme si le passage de ces objets à l’antenne était une réponse gratifiante à son attente.

Si l’homochronie participe à la circulation des « promos », le temps court est en soi un enjeu de circulation. En effet, la durée courte opère forcément une compression de l’espace de la représentation et participe certainement à son morcèlement. Dans son étude critique du temps,

151 Philippe Marion distingue deux régimes de temps dans les œuvres médiatiques par les termes hétérochronie et

homochronie : « Dans un contexte hétérochrone, le temps de réception n’est pas programmé par le média, il ne fait pas partie de sa stratégie énonciative. Le livre, la presse écrite, l’affiche publicitaire, la photographie, la bande dessinée : autant de lieux d’hétérochronie. C’est dire que le temps de consommation du message n’est pas médiatiquement intégré, il ne fait pas partie du temps d’émission. [...] Un média homochrone se caractérise par le fait qu’il incorpore le temps de la réception dans l’énonciation de ses messages. Ces derniers sont conçus pour être consommés dans une durée intrinsèquement programmée. [...] Le spectacle cinématographique, les émissions de télévision ou de radio, sont prévus pour une adéquation énonciative de la durée. » Philippe MARION, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Ibid, pp. 82-83.

115

Hertmut Rosa explique que les transformations du « régime spatiotemporel » d’une société partent toujours d’une transformation des structures temporelles et non d’une transformation de l’espace.152

De même, pour David Harvey, la culture de la modernité toute entière ne peut être comprise que comme une réaction à ces expériences nouvelles ressenties comme une crise de l’espace et du temps, le résultat d’une « compression de temps-espace » et comme la conséquence de l’accélération du rythme de vie et de l’annihilation de l’espace par le temps.153

À partir de ce raisonnement, nous suggérons que la réduction spatiotemporelle des « promos » ait pour raison l’augmentation des flux informationnels pendant une crise donnée. À titre d’exemple, la révolution égyptienne de 2011 a changé radicalement les pratiques et les habitudes des téléspectateurs. Dans la « promo » (45) de la série l’Egypte, la révolution, on voit une télévision allumée dans une salle vide sans téléspectateurs.

Fig.14 : extrait de la « promo » (45) de la playlist, série L’Egypte, la révolution

Ces derniers ont quitté leur statut de téléspectateur pour devenir des acteurs-télé. Le changement des pratiques culturelles implique un déplacement spatial. Ayant quitté l’espace privé pour joindre la Place154 publique, les téléspectateurs sont devenus les acteurs de l’histoire. Ce changement spatial est accompagné également d’un changement du regard car le regardant est désormais regardé. Quant aux chaises vides dispersées à droite et à gauche, elles accentuent le sentiment de l’absurde et symbolisent l'intrusion de l'irrationnel dans le réel.

152

Hartmut ROSA, Accélération : une critique sociale du temps, (traduit de l'allemand par Didier Renault), Collection : Théorie critique La Découverte, Paris, 2010, p. 51

153 David HARVEY, The Condition of Postmodernity, Oxford, Blackwell, 1990, p. 240.

116

3. Récits rétroactifs et pouvoir du chiffre

La playlist que le blogueur a constituée est née du double paradoxe de la déconstruction et de la reconstruction. Les deux aspects sont indissociables, puisque c'est de la fracture que naît le désir de recoller les morceaux. Ainsi, l’objet restitué portera toujours les traces fragmentaires qui lui sont associées. Les « promos » rassemblées et qui se complètent à l'évidence tant par leurs formes que par leurs contenus ne racontent que des réalités fragmentées. Il ne s’agit pas de récits linéaires, mais plutôt de fragments disloqués qui racontent le présent sous un mode rétroactif.

La réorganisation des vidéos en série et en épisodes est la preuve de cette volonté chez le blogueur d’établir des liens entre les différentes vidéos. Si nous observons l’épisode (2) de la série

L’Egypte… le triomphe du peuple, nous constaterons qu’il s’agit de la suite logique de l’épisode

(1). La « promo » s’ouvre sur un plan d’ensemble qui montre la foule toujours rassemblée à la place Tahrir et qui célèbre l’arrivée d’un jour très attendu. Cependant, l’épisode (3) opère un basculement narratif, à l’inverse des deux « promos » précédentes, celle-ci est composée d’une succession d’arrêts sur image. Ces images reprennent l’ensemble du parcours de la révolution et produisent, à l’inverse des deux « promos » précédentes, un effet de distanciation.

Fig. 15 : (Plans 1, 2, 3) extraits de la « promo » (2) de la série L’Egypte… triomphe du peuple

Les figements de l’image renvoient à trois niveaux de significations différentes. À un premier niveau, l’arrêt sur image est clairement un rappel de l’origine de la révolution, à savoir des manifestations massives et pacifiques. À un second niveau, l’immobilité décrit la violence des affrontements entre manifestants et force de l’ordre. À un troisième niveau, l’arrêt sur image évoque l'entrée des militaires en chars. L’actualisation des moments clés qui ont marqué la révolution égyptienne et la condensation de ces trois niveaux temporels qui se superposent suggèrent que le passé et le présent du récit forment une unité complexe.

117

La succession des images qui s’éloignent et s’éclipsent est rythmée par une bande-son répétitive et discontinue. La « promo » avance par une dislocation temporelle, visuelle et sonore. Puis, en s’approchant de la fin, le rythme sonore change, s’aggrave et s’accélère produisant un amalgame visuel entre les trois niveaux déjà évoqués. Cette fois, les images sont centrées et figées (plan 4, 5, 6).

Ce changement rythmique s’explique par la présence d’un quatrième niveau : le figement sur le logo d’Al Jazeera qui symbolise ici un arrêt sur un futur incertain. Cette réalité est la seule qui reste, qui demeure, elle n’a pas un caractère éphémère comme c’était le cas pour les trois niveaux précédents. Paradoxalement, l’incertitude du futur est la seule vraie certitude.

Fig. 16: (Plans 4, 5, 6) extraits de la « promo » (3) de la série L’Egypte… triomphe du peuple

Certes, le blogueur n’a rien changé dans le contenu des vidéos. Mais, la redistribution de celles-ci en série a fait des épisodes internes une partie intégrante de la même série. La réappropriation des vidéos revient a priori au pouvoir des chiffres. Selon Alain Desrosière, spécialiste de l’histoire des statistique, la quantification « ne fournit pas seulement un reflet du monde, mais elle le

transforme, en le reconfigurant autrement. 155 »

Pour Bertrand Fauré, le recours aux chiffres s’inscrit dans un acte de langage. Le chiffre donne de l’importance à l’énoncé associé. « En tant qu’acte de langage, leur visée performative est de

155 Akain D

ESROSIERES, l’argument statistique, t. I, Pour une sociologie historique de la quantification, t. II, Gouverner par les nombres, Paris, Presses de l’École des mines, 2008, p. 11

118

déclarer que ce qui est compté compte… et doit être compté. 156» Les chiffres n’inventent rien

mais ils rendent visible, car ils catégorisent. La valeur que nous accordons aux chiffres, leur donne le pouvoir d’orienter notre raisonnement, de modifier notre comportement, de guider notre sentiment. D’ailleurs, le chiffre simplifie et réduit la complexité. En même temps, il contribue à donner une « bonne figure » à ceux qui ont recours à eux. Le prestige accordé aux chiffres donne du locuteur l’image de la rigueur, du sérieux, de la maîtrise de soi et du monde. Faire usage de nombres met le locuteur du côté des puissants, de ceux qui savent et qui peuvent.

Documents relatifs