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Montrer, raconter et lutter par des « promos » ?

B. La « promo » : un objet scripto-audio-visuel

III. Les « promos » : récits télévisuels conçus pour la migration numérique

Comme le roman proustien, les « promos » procèdent par une fragmentation de la narration, par laquelle le temps réaliste est nié, elles avancent par des tranches d’images accompagnées d’une bande sonore qui confirme une discontinuité temporelle. À l’instar de A la recherche du temps

perdu, les récits des « promos » restent inachevés et toutes les scènes parcourues ne sont que des

fragments détachés d'une totalité en cours d’élaboration.

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Il n’est donc pas frappant de constater qu’à l’intérieur de cette forme fragmentaire est racontée une histoire fragmentée. Le fragmentaire est un objet de nature contradictoire, il oscille entre fermeture et ouverture, entre intégration et émancipation, entre éclatement et unité. Ainsi, tous les phénomènes liés à cet objet impliquent un double mouvement contradictoire. C’est un objet qui en revendiquant son éternel exil affirme l’éternelle quête d’unité.

D’une manière générale, le temps court est contraignant, il mène à la fragmentation du contenu. Quant au fragment, s’il est souvent assimilé à l’absence, il peut aussi désigner la présence d’une totalité hors de notre portée ou qui nous échappe dans sa continuité. Ainsi, le fragment est un absent-présent qui nous commande et qui nous guide vers la totalité de l’objet. Que ce soit par sa nature ambiguë ou par son côté paradoxal, le fragment a quelque chose de « dionysiaque », il bouleverse l’ordre établi, il transgresse les frontières, il renverse les relations causales. Fidèle à son éclatement, le fragment « demeure identique à soi, refuse de changer », mais il reste «

l'étranger, le différent, l'autre.189».

1. La « promo » comme une bande-annonce

Fragments d’images, moments forts, contraste, condensation, amplification, brièveté, progression en crescendo, titre et logo à la fin, éléments que nous trouvons dans une « promo » mais aussi dans une bande-annonce. Dans son hypothèse sur la conception de la bande-annonce par le spectateur, le chercheur suisse Vinzenz Hediger explique que les moments condensés construisent le socle d’une bande annonce et que ces derniers doivent apparaître au spectateur à la manière de souvenirs. Il s’agit d’une sélection mémorielle d’un film déjà vu. Cette sélection est composée des moments émotionnellement forts qui d’une certaine manière stimule la mémoire filmique du spectateur.190

Cette définition de la bande annonce en terme d’amplification peut être aussi celle de la « promo » d’Al Jazeera. Une « promo » nous plonge directement au cœur du monde cinématographique. Comme la bande-annonce, elle procède à une déconstruction structurée du monde en petites scènes qui sont par la suite assemblées bout à bout pour former à leur tour un récit. À l’instar

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Jean-Pierre VERNANT, « Dionysos à Thèbes », dans L'univers, les dieux, les hommes, Paris, Seuil, 1999, p. 190.

190 Vinzenz HEDIGER, « A cinema of memory in the future tense : Godard, trailers and Godard trailers ». Dans

Temple, Micheal, James S. William et Michael Witt (dir.), For Ever Godard, Londres, Black Dog Publishing, pp. 144-159

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d’une bande-annonce, une « promo » est l’aboutissement du désordre : la construction d’un regard singulier et personnel ne se fait qu’à partir des vues désordonnés.

Prenons l’exemple de la promo (1) de la série L’Egypte…triomphe du peuple. Cette « promo » est composée de deux séquences principales, la première s’ouvre sur un plan rapproché d’Omar Soliman,191 ce personnage occupe une position spatialement frontale, bien au centre, affichant sa supériorité, sa posture de dominant. La sonnerie du clairon qui accompagne ce premier plan produit un effet d’annonce et de suspens. Puis, d’un ton vaincu, ce personnage annonce dans un discours historique la fin du régime Moubarak. Quelques mots, rien de plus, et le calme cède la place à une explosion de joie. Le son du clairon se fait remplacer par l’hymne national, la voix de l’autorité cède la place à la voix du peuple. Dans cette deuxième séquence, un plan agrandissant montre un panorama de la Place Tahrir, une place étendue hors-champ et qui apparaît saturée, la foule y est présente partout.

Fig. 25 : (Plans 1, 2) extraits de la « promo » (1) de la série L’Egypte…Le triomphe du peuple

À l’image, la place Tahrir, transformée en corps vivant qui grandit, se modifie sous l’effet de ce discours historique. Ensuite se succèdent des plans d’ensemble qui montrent l’ampleur des célébrations qui gagnent l’ensemble du pays. Puis s’installe un sentiment d’absence qui ne cesse de s’amplifier et qui s’ouvre sur une plongée en plan rapproché, les regards du peuple divergent et se portent aussi hors–champ : ces regards de prolongement ont naturellement besoin d’un complément. Finalement, dans un gros plan apparaissent des mains portant un drapeau sur lequel est écrit : خيرات اي لجس ( Ô Histoire, enregistre). La « promo » se ferme sur le logo d’Al Jazeera ayant comme titre (inscrit ci-dessous) L’Egypte… Le triomphe du peuple.

191 Omar Soliman est nommé vice-président le 29 janvier 2011 par le président Hosni Moubarak, alors que l'Égypte

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Fig. 26 : (Plans 3, 4) extraits de « promo » (1) de la série L’Egypte… Le triomphe du peuple

Cette « promo » qui flirte avec le genre cinématographique est teintée d’une certaine étrangeté : le fermé s’oppose à l’ouvert, le singulier au pluriel, le calme au bruit. Cette atmosphère légèrement fantastique est sous-tendue ici par le brouillage des frontières spatiotemporelles entre les différentes séquences. Sur un plan pragmatique et sous l’effet de cette annonce historique, la «

promo » se veut un court-métrage documentaire qui raconte la fin du récit Moubarak.

2. La « promo » comme totalité

Les « promos » nous rappellent des histoires d’autrefois qui remontent même à l’origine du genre narratologique. Elles racontent à la manière de Mille et Une nuit des histoires palpitantes sans fin. Mais au lieu de s’arrêter sur : « Et l’aube chassant la nuit, Shéhérazade dut interrompre son

récit », le récit que racontent les « promos » est toujours interrompu par un arrêt sur l’image du

logotype d’Al Jazeera.

Cette discontinuité narrative est à lire comme un mode de survie. De la même manière que Shéhérazade a réussi à se maintenir en vie grâce au stratagème de suspens, la fin ouverte de ces petits récits évoque les conditions fabuleuses de leur production. Le caractère éminemment ouvert de ces récits suggère en quelque sorte le désarroi du narrateur qui n’a plus rien à dire sur l’histoire et qui attend l’achèvement de celle-ci par le travail de la réception. Dans l’impossibilité de satisfaire complètement le goût du spectateur, la fin ouverte crée un fort suspens. Seuls les épisodes rassemblés peuvent en raconter la totalité. C’est là où il semble nécessaire de rassembler les « promos » dans une playlist.

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La structure ouverte a forcément un pouvoir suggestif et invite le spectateur à combler les vides narratifs. Sur ce point s’appuie la chercheuse américaine Lisa Kernan pour établir sa théorie sur la structure elliptique de la bande-annonce :

« The restriction of trailers to a few minutes of carefully selected and edited shots and scenes […] allows audiences to create an imaginary (yet-unseen) film out of these fragments. 192»

Comme une bande-annonce, une « promo » donne au spectateur la possibilité de se projeter, de créer son propre film. La rapidité de passage des images participe à stimuler l’imagination du spectateur. Une imagination qui peut aller dans tous les sens, sans orientation précise. Les sensations fortes qu’il éprouve en regardant une « promo » le transporte ailleurs. À la fois chargées et imprécises, les « promos », suggèrent des pistes de réflexion, font accéder à des voies ou à des voix en espérant qu’elles suscitent la curiosité du spectateur.

IV. La marque Al Jazeera : une œuvre calligraphique entre tradition et

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