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Montrer, raconter et lutter par des « promos » ?

A. Les vidéos promotionnelles d’Al Jazeera : œuvre fragmentée entre déconstruction et reconstruction

IV. Médiactivisme numérique et transformation des récits

5. La construction d’une communauté d’intérêt autour de sa chaîne YouTube

Dans ce sous-chapitre il s’agit de voir ce que le dispositif YouTube, avec les panoplies des réseaux sociaux qu’il offre, peut ouvrir comme espace légitime de participation. Dans quelle mesure offre- t-il une nouvelle forme d’activisme ? Dans un ouvrage collectif intitulé Le cyberactivisme au

Maghreb et dans le monde arabe sous la direction de Sihem Najar,162 les auteurs relèvent quelques caractéristiques liées à l’émergence d’une cyberactivisme dans le monde arabe. Nous en relevons quelques-unes qui contribuent à transformer la plateforme YouTube en espace d’activisme numérique.

Mais avant, il faut rappeler que l’intérêt de l’activisme virtuel à distance réside en général dans sa capacité à mobiliser des groupes de pressions transnationaux et décentralisés, il permet aux acteurs sociaux de jouir d’une grande marge de manœuvre et surtout d’échapper au contrôle auquel ils

161 Roland BARTHES, Mythologies, op, cit., p. 202.

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sont habituellement exposés. La toile permet aux revendications sociales d’être exprimées à travers des supports aussi divers que les séquences vidéos, les musiques, les commentaires et les messages échangés sur la plateforme numérique.

Ces différentes formes d’expression permettent à priori de contourner les stratégies de la censure. D’ailleurs, les mouvements sociaux en ligne permettent aux cyberactivistes de dépasser les frontières matérielles locales et de toucher un public international. Selon Dominique Cardon, l’usage de YouTube se fait dans un « souhait […] de parvenir à élargir le réseau relationnel des

proches vers un univers plus ouvert. [Un] rôle [est] joué […] par le partage de contenus numériques [dans un cadre d’une] visibilité des personnes et [de] leurs œuvres. [Cela] signe la rencontre du web social et des dynamiques d’autoproduction. 163

»

C’est ainsi que ces mouvements sociaux contribuent au renforcement d’une certaine « démocratie

participative » où chaque citoyen connecté a la possibilité d’agir et d’interagir sur ce nouvel

espace public qu’offre la toile numérique. Le résultat serait un travail commun qui tire sa légitimité et sa force de la multiplication des auteurs responsables de la production. Pierre Bourdieu nous rappelle que « le pouvoir des mots réside dans le fait qu’ils ne sont pas prononcés à titre personnel par celui qui n’en est que le « porteur » : le porte-parole autorisé ne peut agir par les mots sur d’autres agents et, par l’intermédiaire de leur travail, sur les choses mêmes, que parce que sa parole concentre le capital symbolique accumulé par le groupe qu’il l’a mandaté et dont il est le fondé de pouvoir.164 »

Parler de cyberactivisme après 2011 est difficilement concevable en dehors de ce qui s’est passé en Tunisie en janvier de la même année et ailleurs par la suite. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’analyser les réactions des internautes sur une vidéo promotionnelle consacrée à la révolution tunisienne.

163 Dominique CARDON, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux, vol. 26, n°

152, 2008, p. 113.

164 Pierre BOURDIEU, « Le langage autorisé. Note sur les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel », Actes de la recherche en science sociale, 1975, vol. I, n° 5-6, p. 185.

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Fig. 17 : Observations enregistrées le 01/12/2015

Mes axes d’observation principaux portent sur les usages langagiers : à savoir comment écrivent les utilisateurs de YouTube. Notre objectif ici vise à décrire les pratiques d’écriture sur YouTube afin de montrer les rapports de continuité entre les commentaires. Je montrerai plus précisément comment le cyberespace dédié aux commentaires sur YouTube permet à des acteurs sociaux d’aller au-delà de l’espace habituel d’expression et d’interaction pour investir un nouvel espace- temps citoyen, plus encore comment le cyberspace dédié aux commentaires YouTube se transforme en espace de débat numérique.

D’abord, il nous faudrait préciser que les utilisateurs utilisent l’espace commentaire YouTube à des fins non explicitement militantes. Ce sont des gens qui ne font appartenance à aucun parti politique ni à aucune association. Quelles sont les modalités d’interaction que permet l’espace commentaire du dispositif YouTube ? Puisque l’espace des commentaires YouTube concerne des vidéos, trois rubriques sont à exploiter : « j’aime », « commenter » et « partager ».

Plus les vues sont importantes, plus les interactions le sont aussi. Ce constat nous a amené à analyser les interactions concernant la « promo » (33) de la playlist, mise en ligne le 2 février 2011 et intitulée « promo Al Jazeera, Ben Ali s’est enfui ».

Promo Al Jazeera Ben Ali s’est enfui

123 Intitulé de la

« promo »

Date de sa mise en ligne

Vues J’aime Je n’aime

pas

Commentaires

Promo Al Jazeera, Ben Ali s’est enfui

2 février 2011 209029 767 13 150

Fig. 18 : tableau explicatif des interactions autour de « promo Al Jazeera, Ben Ali s’est enfui »

Dans la rubrique « Top des commentaires », nous avons constaté que le commentaire le plus récent avait été posté il y a deux semaines (observations faites le 01/12/2015). Par rapport à la date de mise en ligne de la « promo », il est clair que celle-ci continue à générer des interactions sur

YouTube, ce qui signifie également qu’elle continue à gagner en vues et en « j’aime/ je n’aime pas ».

En balayant vaguement les commentaires, on distingue trois catégories d’interaction : une interaction directe avec la vidéo, une interaction indirecte avec la vidéo et une interaction avec un autre commentaire. Ce qui n’empêche pas d’autres utilisateurs d’utiliser cet espace pour partager des informations personnelles ou des anecdotes. Les éléments hétéroclites participent à faire de

YouTube un espace d’exposition de soi et de partage varié et hétérogène, mais en règle générale

les contenus dans cet espace ne s’écartent pas de l’atmosphère décrite plus haut au sujet des trois catégories citées.

Ce contexte pose d’emblée le climat général de cet espace au sein duquel se déploient les pratiques d’écriture. Quant à la façon dont les acteurs ont choisi de mettre les mots, elle est tout à fait intéressante dans la mesure où elle permet de confirmer la diversité des acteurs. On trouve des commentaires en Français « vive nos frères!! vive le peuple tunisien », en anglais « this video is so

touching » (Cette vidéo est touchante), en arabe littéraire « ةايحلا دارأ اموي بعشلا اذإ.... » (Si le peuple

un jour aspire à vivre) ou en dialecte tunisien « ةسناوت اي مكتروث ىلع اوظفاحو ضعب ديإ يف اوكسمأ » (Ô les tunisiens, restez solidaires et préservez votre révolution).

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Fig. 19 : espace des commentaires en dessous de « promo Al Jazeera, Ben Ali s’est enfui »

Parmi les commentaires que nous avons retenus est « mansourine nchalah entom wel yaman w

bahrein » (Les yéménites et les bahreïniens, que la victoire soit de votre côté). Cette phrase

renferme deux caractéristiques des écritures rencontrées couramment sur le réseau social : l’écriture d’une langue non écrite (le dialecte tunisien) et l’usage d’une graphie latine.

Normalement, les dialectes ne sont pas écrits. Néanmoins YouTube est un lieu qui fait cohabiter l’oral et l’écrit. Voilà un espace dans lequel l’acteur s’approprie les dialectes et les écrits. Cet usage hybride de la langue n’est pas un cas isolé : les usagers des réseaux sociaux ont même pris l’habitude d’écrire dans plusieurs langues. Il est très courant de voir un mot dans une langue suivie d’un autre dans une autre langue. Dans l’exemple ci-dessous, les commentaires sont en dialectes,

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mais aussi en français, en anglais, en arabe classique ou dans un mélange entre les langues. Parmi les commentaires, nous avons retenus :

« et oui

haremnnaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa » ( et oui on a vieilli)

Au-delà du choix graphique, lui-même, arrêtons-nous un moment sur l’utilisation conjointe de deux langues à l’écrit. Cette pratique est nommée code-switching quand elle est utilisée à l’oral. À l’écrit, Mariam Achour Kallel la compare au « langage macronique », ce mélange à l’écrit entre le latin et les langues romanes. Elle explique que la distance entre les langues employées provoque un effet comique qui place l’utilisateur dans un registre informel.165

Un autre aspect relevé de l’analyse anthropologique de ces écritures concerne l’intégration des chiffres.

« Aujourd'hui ça fait un an depuis ben Ali qui a quitté la territoire tunisienne. Aujourd'hui ce la fêter de la liberté tunisienne ce le rabi3 al7oria » (Aujourd’hui ça fait un an que Ben Ali a quitté

le territoire tunisien. Aujourd’hui nous fêtons la liberté tunisienne et le printemps de la liberté). Deux précisions d’abord : il faut noter que les chiffres sont intégrés d’une manière générale aux mots en arabe. Chaque chiffre correspond alors à une lettre de l’alphabet arabe (le 3 pour le Ayn, le 7 pour le Ha, le 9 pour le Qaf)

Il existe certes un effet de mode et un aspect ludique à ces choix scripturaux. Néanmoins, les travaux de recherche actuels n’arrivent pas encore à expliquer nettement ce à quoi, sociologiquement, pourrait renvoyer l’utilisation des chiffres.

Mariam Achour Kallel explique : « prendre des libertés au niveau de l’utilisation même de la

graphie nous situe d’emblée dans un registre non prescriptif de l’écriture.166

» L’espace des

commentaires offre différentes possibilités d’écriture de sorte que le style de l’écrit soit individuellement choisi. S’écarter des normes linguistiques, introduire des dialectes dans l’écriture

165 Mariam Achour Kallel, « Des écritures ordinaires sur Facebook : cyberactivités et cyberactivistismes » in Le cyberactivisme au Maghreb et dans le monde arabe, Sihem NAJAR.(dir.), IRMC-Karthala, Paris, 2013, p. 234.

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et même prendre des libertés dans les graphies dédiées à chaque langue, tout ceci est devenu possible grâce à l’espace des commentaires sur YouTube.

Notre objectif ici n’est pas de dire que la circulation des « promos » d’Al Jazeera a ouvert un espace légitime de débat ou de participation, mais de montrer que la circulation de ces vidéos a donné lieu à un espace de rencontre où l’utilisateur s’exprime librement à sa façon. Cette diversification des formats d’écriture n’est qu’une manifestation de cette individualisation dans le rapport à l’expression que chaque utilisateur revendique. Comme l’explique Dominique Cardon, ces usagers sont inscrits dans une « dynamique expressiviste [qui] renvoie […] à un ensemble de

pratiques hétérogènes : la participation aux débats publics, […] la recherche de signes de distinction [ou] la quête de réputation.167»

L’usager sur YouTube s’exprime pour proposer son point de vue dans un système relationnel comprenant des usagers intéressés par la thématique. L’objectif n’est pas obligatoirement narcissique. À travers les commentaires, l’usager se dévoile un peu et expose ses idées, sa personnalité et acquière la reconnaissance des membres du réseau qui réagissent avec lui. Comme le souligne Cardon, « l’exposition de soi apparaît alors comme une ressource permettant de

signaler une certaine forme d’aisance sociale, une attitude « cool », transparente et ouverte et une capacité à jouer avec les codes.168

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