• Aucun résultat trouvé

Montrer, raconter et lutter par des « promos » ?

B. La « promo » : un objet scripto-audio-visuel

V. La musique des « promos » : langage hantologique ?

1. La logique spectrale dans le cadre des « promos »

Si l’hantologie permet aux traces du passé de marquer leur présence sur le présent, cette logique de la hantise signale l’existence d’une figure étrange qui perturbe l’harmonie sociale et qui entraîne dans la confusion. Appliquée à la musique, cette présence spectrale consiste « en une trace, extrêmement concrète, qui révèle la matérialité d’une musique et de son passé 200

». Ce travail technique sur le son se nourrit de la déconstruction d’une musique pour la reconstruire selon des affinités plus ou moins personnelles.

Dans les exemples suivants, la musique est empruntée aux grands classiques des années cinquante et soixante, l’identification se fait ainsi tout de suite. Dans son analyse de la mémoire musicale, Maurice Halbwachs explique que le souvenir d’un son est fixé dans la subconscience des gens sous forme imprimée : « c’est le son qui fait penser à l’objet, parce qu’on reconnaît l’objet à travers le son, mais l’objet lui-même évoque rarement tout seul le son. Quand on entend une clarinette, un claquement de fouet, on pense à des prisonniers, à une course de chars… Mais il n’en est pas autrement lorsqu’il s’agit de la voix humaine, et que notre attention se porte non plus sur les mots eux-mêmes, mais sur le timbre, sur l’intonation et l’accent. 201»

La voix de la célèbre chanteuse égyptienne Om Kalthom est imprimée dans les oreilles du public, elle fait donc penser à un certain nombre d’idées qui sont familières. On cherche à se souvenir moins des paroles de la chanson que des sentiments par lesquels on est passé.

Le premier exemple concerne le spectre de la musique arabe des années soixante. En effet, Om Kalthoum est certainement le spectre le plus influent de toute la musique de l’époque. Surnommée l’Astre d’Orient, la cantatrice du peuple, elle est considérée, plus de trente-cinq ans après sa mort,

199 Cette citation de Derrida a été citée par Ulrich au cours d’un échange interne à Playlist concernant l’hantologie.

Benjamin FOGEL et Beck ULRICH, « L’hantologie», Playlist Society, v°2, 10 Juin 2012, p. 2.

200 Benjamin FOGEL et Beck ULRICH, Ibid, p. 4. 201

148

comme la plus grande chanteuse du monde arabe.202 Encore aujourd’hui, l’influence de sa musique se fait sentir.

Dans la « promo » (35) de la playlist, baptisée L’Egypte parle d’elle-même, l’aspect hantologique se révèle à plusieurs niveaux. Ce que l’on retient avant tout, c’est la reprise de l’intitulé du chant patriotique d’Om Kalthoum L’Egypte parle d’elle-même,203

d’abord par l’éditeur d’Al Jazeera pour donner un titre à cette « promo », ensuite par le collectionneur pour y faire référence dans sa playlist.

Au fur et à mesure que la « promo » avance, l’accompagnement musical fusionné avec le bruit des coups de feu permet de maintenir un va-et-vient entre la voix du passé et les images du présent. Néanmoins, lorsqu’on regarde bien la « promo », on se rend compte que plusieurs spectres laissent suffisamment de traces pour que l’on en ressorte avec une vague sensation de nostalgie et de mélancolie.

La musique d’Om Kalthoum est certes un point d’ancrage dans le passé, mais d’autres éléments viennent compléter la nostalgie. Tout d’abord, le recours au hors-champ défini par Michel Serceau comme une sorte de « prolongement de l’espace visible par un espace invisible, mais dramatiquement prégnant204». Le hors-champs permet à la voix off de créer une tension imaginaire entre le présent et l’absent. Il joue un rôle important dans la création d’un univers fictionnel et provoque chez le spectateur un sentiment d’attente lié à l’inconnu et à l’imprévisible.

Le hors-champ est une question esthétique importante, aux multiples implications politiques et éthiques. Au début de la « promo », le hors-champ permet d’isoler une image cruelle de la révolution égyptienne, celle de l’agent de sécurité ouvrant le feu sur les manifestants situés presque hors-champ. La mise en avant d’un plan au dépend d’un autre donne à l’image isolée un côté fantastique et oblige à la contempler.

202

Arthur GOLDSCHMID, Biographical dictionary of modern Egypt, Lynne Rienner, Boulder, Colo., Londres, 2004, (cop. 2000), p. 218.

203 « Misr tatahadathou ‘an nafsiha ». Chanson d’Oum Kalthoum écrite par le poète Hafedh Ibrahim et composée par

Riadh Essombati.

149

Fig.29 : extrait de la « promo » (35) de la playlist, série L’Egypte parle d’elle-même

Le travail sur le son n’est pas en reste : dans la « promo » (38) de la même série, nous entendons le son d’une horloge qui évoque délibérément le temps perdu, mais aussi le temps d’attente. Avec cette « promo », nous sommes pleinement dans la définition de l’hantologie de Derrida qui fait du regard rétrospectif porté sur le passé une quête pour envisager l’avenir. Si l’hantologie permet au spectateur d’osciller entre l’ici et l’ailleurs, elle l’initie à entretenir un nouveau rapport avec le temps.

Dans la « promo » (36) toujours de la même catégorie, un autre spectre à voix sublime vient adresser La prière de l’Orient. Cette chanson de Mohammed Abdel Wahab, un grand chanteur et compositeur égyptien des années soixante, vient affirmer l’éternel message de la paix tout en refusant l’injustice. Les images sont également assez parlantes. Au fur et à mesure que la « promo

» avance, les mains en l’air apparaissent au premier plan, d'une manière centrée. Elles ont ici une

fonction métonymique : elles représentent la foule ayant répondu à l’appel à la résistance lancé par le chanteur.

150

Fig.30 : extrait de la « promo » (36) de la playlist, série L’Egypte parle d’elle-même

Le récit de la révolution se poursuit avec la « promo » (37). Cette fois, c’est l’ombre d’un ancien révolutionnaire qui hante le peuple et appelle à se lever : « Debout l'Egypte, lève-toi et marche 205». Or, Maurice Halwacks nous rappelle : « les paroles, les mots, les sons, ici, n’ont pas leur fin en eux-mêmes : ce sont les voies d’accès au sens, aux sentiments et idées exprimées, au milieu historique ou aux figures dessinées, c’est-à-dire à ce qui importe le plus. 206

»

Sheikh Imam, célébrissime chanteur égyptien marxiste des années soixante-dix, a été le premier homme de l’histoire de l’Egypte à être condamné à la prison à vie pour ses chansons révolutionnaires.207 La présence omniprésente de ce spectre n’est pas sans rappeler le destin tumultueux du révolutionnaire.

Dans notre entretien téléphonique avec Ali Achouri le 10/02/2013, il nous rappelle que

« collectionner les clips d’Al Jazeera était un moyen de commémorer un événement et de garder un souvenir.208» Selon Maurice Halwachs, « nos souvenirs sont en quelque sorte collectifs même s’il s’agit d’événements auxquels nous n’avons pas été mêlés. 209

» Or, pour que notre mémoire

soit celle des autres et pour que la mémoire individuelle devienne collective, il faut qu’il y ait un

205 « Ya Masr oumi w chedi lhel », poème de Najib Shhab al Din, composé et chanté par Sheikh Imam. 206 Maurice Halwachs, La mémoire collective, p. 49.

207 Al Jazeera, « Interdits », Sheikh Imam, in http://www.aljazeera.net/programs/pages/5201201c-7273-4832-b3f0-

d874ce6c6296.

208

Voir entretien complet avec Ali Achouri en annexe p. 303

151

point de contact les uns avec les autres. Dans cette « promo » ce point d’entrée est incarné dans la voix du chanteur. Maurice Halwachs précise : « un souvenir appelle un autre et tire sa force et sa

durée de la capacité des hommes de se rappeler de valeurs communes.210»

Au moment où la voix d’un individu serait capable de se comporter comme le membre d’un groupe qui contribuerait à évoquer et à entretenir des souvenirs impersonnels qui intéressent le groupe, la mémoire individuelle accède selon Maurice Halwachs au niveau de la « mémoire collective ». Ainsi, le seul moyen pour notre collectionneur de sauver de tels souvenirs collectifs est de les enregistrer, car comme nous le rappelle Maurice Halbwachs, « tandis que les paroles et

les pensées meurent, les écrits restent. »211 Or, pour Halbwachs, pour que cette mémoire collective survive, elle devrait se dérouler dans un cadre spatial. Dans le cadre des vidéos promotionnelles d’Al Jazeera, ce lieu de culte est la playlist. Lorsque l’internaute accède à la playlist, il sait qu’il va retrouver là un état d’esprit dont il a déjà souvent fait l’expérience, et qu’avec d’autres internautes il va reconstituer, en même temps qu’une communauté visible, une pensée et des souvenirs communs.

Fig.31 : extrait de la « promo » (37) de la playlist, série L’Egypte parle d’elle-même

210 Ibid, p. 94. 211

152

Ces chansons sont très marquées idéologiquement par la pensée politique panarabe du président égyptien Gamal Abdel Nasser. En effet, la rencontre fondatrice de la chanson et de la politique, tout au moins dans la « mémoire collective », date des années 1950 et 1960. Les résonances de ces chansons mêlées au discours politique de Nasser sont encore présentes dans l’imaginaire collectif. C’est bien avec des chanteurs comme Oum Koulthoum, Muhammad Abdel-Wahab et Sheikh Imam que le rêve d’une Nation arabe unifiée a commencé constate Dima Saber.212

Les « promos » sont émaillées de ces figures héroïques dont la voix se glisse progressivement dans la peau du téléspectateur et finit par l’affecter. Le pari est réussi puisque, après tout, les «

promos » sont devenues des « web promos ». Le caractère hantologique de ces objets a

certainement contribué à leur migration numérique. Cette migration est marquée par une hybridation des fonctionnalités offertes par la playlist numérique. Dans ce contexte, le changement du support ouvre à grande échelle la voie des possibles.

Documents relatifs