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Montrer, raconter et lutter par des « promos » ?

B. La « promo » : un objet scripto-audio-visuel

IV. La marque Al Jazeera : une œuvre calligraphique entre tradition et modernité

Dans une optique commerciale et marketing, il est essentiel de se positionner et de construire une « image de marque » ou plutôt une « identité de marque »193. L’image émerge par l’énonciateur lui-même, mais aussi par le contenu qu’il dévoile et que les publics reconstruisent.

Dans un article qui examine la relation entre l’image de la marque et l’image de la chaîne, Amandine Kervella194 définit la marque comme le résultat d’une recherche créative destinée à renforcer l’image de la chaîne chez ses spectateurs à travers la création d’un pont transversal qui relie mutuellement ses différents programmes et rappelle toujours la marque de la chaîne. Al

Jazeera est l’une des marques les plus reconnues mondialement.

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« La restriction des bande-annonces à quelques minutes de scènes soigneusement choisies et éditées permet aux spectateurs de créer un film imaginé à partir de ces fragments. », Lisa KERNAN, Coming attractions : reading american trailers, University of Texas Press, Austin, 2004, p. 13

193 Klein Naomi, No logo, la tyrannie des marques, traduit de l’anglais par Michel Saint-Germain, Leméac

Editeur, 2002, p. 191

194 Amandine KERVELLA, « Les programmes courts sportifs : entre image de marque et image de chaîne », in,

Sylvie PERINEAU, dir., Les formes brèves audiovisuelles. Des interludes aux productions web, Paris, CNRS Éd., coll. CNRS Alpha, 2013, p. 119.

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Comme beaucoup de marques connues dans le monde, le logo d’Al Jazeera n’a pas été conçu par une agence de marketing, il a été choisi par l’émir du Qatar, Hamad bin Khalifa, à l’issu d’un concours lancé spécifiquement à cette fin. La personne gagnante était un qatari qui déclara avoir réalisé le logo en vingt minutes après avoir entendu parler de la compétition sur sa radio. Cependant, son logo demeure un mystère, notamment pour ceux qui ne connaissent pas la calligraphie arabe.

1. Le logo d’Al Jazeera : une mémoire esthétique

Le logo d’Al Jazeera est calligraphié en Divanî, un terme qui renvoie au style d'écriture utilisé par le divan, en référence à l’administration ottomane au XVIème siècle. Ce style issu du perfectionnement des styles Naskhi et Thulthi est un mélange hybride, il porte un aspect fantastique qui provient de l’entrecroisement des motifs, des droites et des courbes et de l’absence de frontières entre le fermé et l’ouvert. Ces aspects poétiques créent l’illusion d’images mais, ils contribuent aussi à donner à l’écriture un caractère abstrait.

Fig.27 Logo d’Al Jazeera

On constate également que cette calligraphie ne laisse guère de place aux espaces vides, aux « blancs » du support. L’investissement maximal de l’espace décoratif donne lieu à des réalisations dynamiques alliant le matériel et le spirituel. C’est là où repose l’affinité de cette écriture. L’équilibre et la symétrie dans la forme invitent à une contemplation à la fois sensible et réfléchie à l’esprit d’abstraction que cette écriture représente. Cela nous ramène à considérer le double statut du logo d’Al Jazeera, à la fois matériel et esthétique, comme une traduction de l’esprit d’abstraction de la chaîne et de sa culture. Le logo doré d’Al Jazeera, cette mémoire graphique

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véhiculée à travers l’alphabet, fait illusion à une goutte d’eau, ce symbolisme est renforcé par l’animation du logo sur l’antenne qui montre la marque resurgissant du fond de l’océan.

2. Le logo d’Al Jazeera : une mémoire historique

Al Jazeera est un mot équivoque, il désigne à la fois l’île et la péninsule, deux termes qui font

référence respectivement à Qatar et à la péninsule Arabique. Dans le langage courant, le terme renvoie a priori au berceau géographique de la civilisation arabo-musulmane, soit une zone qui s’étend de la frontière saoudo-jordanienne au sultanat d’Oman, un espace essentiellement occupé par l’Arabie Saoudite et à l’intérieur duquel le Qatar constitue lui-même une petite péninsule. Aussi, les habitants de cet émirat utilisent communément ce terme jazeerat Qatar pour désigner leur propre pays, une péninsule dans une péninsule d’environ 10400 kilomètres carrés.195

Métaphoriquement, si le terme Al Jazeera renvoie à des îles fragmentées, il désigne également la volonté de cette petite péninsule de jouer un rôle d’unificateur, de réunir les îles séparées pour en faire une presqu’île d’Arabie. Al Jazeera constitue un trait d’union qui s’incarne pleinement dans les « promos », et notamment dans celles dédiées au Printemps arabe. A force de passer d’une «

promo » à l’autre, les lieux, les temps et les titres changent, mais ce qui demeure intouchable, c’est

cette typographie jaune, cette image précise et focale qui correspond au logo de la chaîne Al

Jazeera.

Fig.28 : extrait de la « promo » (37) de la playlist, série L’Egypte parle d’elle-même

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Outre le logotype, la couleur du fond est un facteur important pour identifier les « promos » : le noir s’impose presque toujours donnant lieu à une tonalité grave. Mais ce pur noir est combiné avec un petit titre typographié en blanc qui semble éclairer cette ambiance obscure. Sur un plan discursif, le logo et le titre se présentent comme des énonciateurs intermédiaires qui instaurent un rapport je / tu entre la marque et le spectateur. Dans les « promos » et d’une manière générale, le logo surgit du fond de l’écran alors que le titre avance doucement et fixe le regard du spectateur jusqu'à la stabilisation. Cette animation dynamique permet au spectateur de passer du mode visible (image) au mode lisible (écriture).

Ce geste technique montre aussi une volonté de se rapprocher du spectateur et d’abolir la distance spectatorielle. L’encadrement ou la fermeture de la « promo » par le couple logo/titre est un acte de légitimation et de prise de responsabilité envers le spectateur. Par le logo et le titre, les «

promos » assument explicitement leur statut promotionnel et invitent ouvertement le spectateur à

adhérer corps et âme à l’expérience présentée.

En analysant l’ensemble des titres dans les « promos », nous avons constaté que l’autopromotion s’appuyait à la fois sur des valeurs externes et internes. Ainsi, nous divisons les titres en deux groupes. Le premier réunit cinq titres : L’opinion et l’opinion opposé, La couverture médiatique

continue, Toutes les couleurs, Avec l’Homme…, Libertés et droits de l’Homme.

Le deuxième groupe est composé de 14 titres : Ben Ali s’est enfui, L’Egypte… parle d’elle-même,

L’Egypte La révolution, L’Egypte… Triomphe du peuple, La guerre sur Gaza, Gaza sous le feu, Le peuple crée sa révolution, Le printemps des révolutions arabes, La Libye… l’effondrement du mur du silence, La Libye… le parcours de la révolution, La Libye… le peuple crée sa révolution, La Libye… la révolution et le parcours de la confrontation, La Syrie… révolution d’un peuple, le Yémen…la révolution dans les espaces de changement.

Les titres du premier groupe sont peu explicites et font appel à l’imagination. En même temps ils relèvent de l’autopromotion car ils sont une reprise des devises que nous voyons souvent sur Al

Jazeera. Par contre, les titres du deuxième groupe sont plus précis : ils donnent rapidement une

idée du sujet de la « promo ». Mais dans les deux cas, la prédominance des registres graves signifie implicitement que les « promos » sont des objets à prendre au sérieux.

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Dans une période de crise, la surmédiatisation par le biais de l’image a un effet assez bénéfique : elle empêche d’oublier trop vite le fil de l’histoire. Toutefois, l’image pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses : qui est représenté ? Dans quel lieu ? Dans quel contexte ? L’image, par sa nature polysémique, suscite la curiosité du spectateur. Cette curiosité ne peut être satisfaite tant que l’objet est en soi insaisissable. Ainsi, le moyen le plus facile dont dispose le téléspectateur pour assurer une lecture optimale est de déterritorialiser ces images et de les replacer dans un autre dispositif d’hébergement.

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