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B. Al Jazeera, vers une culture de la démocratie ?

1. Al Jazeera : une expérience réitérative

Le projet médiatique d’Al Jazeera s’avère ambitieux. Il promeut une vision médiatique libérale qui prend en compte les traditions culturelles particulières de la communauté arabo-musulmane.

35 Laurence KAUFMANN, Philippe GONZALEZ, « La démocratie est-elle nécessairement chrétienne ? » Raison- Publique.fr, 01-2011.

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Quelques années après le lancement de la chaîne qatarie, celle-ci s’est transformée en lieu de culte pour des millions de spectateurs arabes. Le projet médiatique d’Al Jazeera est un projet à contre- courant car il refuse de voir des individus séparés de leur société, repliés sur eux-mêmes. Dès le début, il accorde une valeur particulière à la libération de la voix citoyenne. Mais quelles sont les mises en scène et les dispositions de cette expérience de la libération qui respecte la voix singulière du peuple ? Pour s’arrêter sur ce parcours expérimental et ce récit de succès de la chaîne, nous nous appuyons à nouveau sur les travaux de Michael Walzer et sur sa définition de l’ « universalisme réitérative ».

Dans sa défense du pluralisme, le philosophe Michael Walzer oppose deux formes d’universalisme, « l’universel surplombant » et « l’universel réitératif ». Le premier représente les valeurs que l’individu estime universelles et se permet donc d’imposer. « L’universalisme surplombant » consiste à normaliser la société et centraliser les pouvoirs. Sa devise est : « il n’y a

qu’un seul Dieu, donc une seule loi, une seule justice, une seule conception exacte de la vie bonne ou de la société bonne ou du bon régime.36 »

Cette conception s’oppose à « l’universalisme réitératif » qui se construit dans la multiplicité des rencontres et des expériences. Cet universalisme, contrairement au premier, ne repose pas sur une seule interprétation des expériences humaines. Il prend en compte non pas une histoire vue comme universelle, mais l’ensemble des histoires des peuples. Ainsi, il suppose que l’humanité se construise dans la diversité des cultures.

Dans « l’universalisme réitératif », les notions de bien et de mal ne sont pas fixées une fois pour toutes. Elles ont des sens différents selon les lieux, les moments et les expériences. Les valeurs morales en société reçoivent des applications très variées : elles s’articulent inévitablement à des circonstances et sont interprétés en fonction de critères « locaux » de la société.

Comment imaginer, par exemple, que le patriotisme ou l’amour de son pays soit vécu de la même façon dans un petit pays menacé sur le plan militaire et dans un État multinational en paix ? Pour Michael Walzer, c’est dans la succession des expériences et des rencontres que se créent, de façon réitérative, des formes universelles. Pour cette raison, pour lui il n’existe pas un ensemble de valeurs qui puisse « surplomber » tous les autres.

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Sur ce point, la pensée de Michael Walzer rejoint les idées du multiculturalisme. À partir du moment où aucun critère ne peut être véritablement universel, selon lui, il est logique que les êtres humains créent leur morale au regard des expériences spécifiques qui sont les leurs. Autrement dit et si on prolonge le raisonnement, chaque communauté doit légitimement disposer du droit de définir les règles qui correspondent à sa culture, à ses habitudes et à sa coutume. « L’universalisme réitératif » dont parle Walzer est donc celui que chaque peuple, chaque culture, redécouvre à sa manière.37

Cette forme d’universalisme a deux avantages sur le premier : elle est sensible au particulier et aux différences et elle s’apprend par l’expérience et non par conviction dogmatique. « L’universel surplombant », pour faire très simple, est plutôt celui des dominants alors que « l’universel réitératif » est davantage celui des dominés.

Le projet d’Al Jazeera est défini par la différence. La chaîne qatarie se présente comme une chaîne d’information « réitérative » qui contraint mais qui ne rejette pas la diversité des individus. L’idée de la réitération permet de mieux comprendre la créativité éditoriale de la chaîne. L’objectivité, l’indépendance, l’originalité, la liberté, l’autonomie : toutes ces valeurs universelles sont largement défendues, mais elles ont toutes des implications particularistes chez Al Jazeera. Partant du principe que chaque projet se nourrit des expériences antérieures qui l’ont précédé, nous postulons que la chaîne qatarie adopte un modèle médiatique à la fois commun et particulier. À la lumière de ces distinctions entre une expérience de surplomb et une expérience réitérative, nous tenterons de déconstruire la vision médiatique promue par Al Jazeera.

À partir de notre compréhension de « l’universalisme réitérative » de Michael Walzer, nous définissons l’expérience réitérative comme une expérience d’émancipation, une quête de la reconnaissance et de la visibilité dont le principe immanent serait la différenciation par rapport à une expérience antérieure.

C’est à Doha que commence l’expérience d’Al Jazeera. Le terme porte différentes connotations. Claire-Gabriel Talon, spécialiste d’Al Jazeera discute les différentes interprétations du terme. Selon elle, Historiquement, le mot Al Jazeera renvoie au « berceau géographique de la

civilisation arabo-musulmane, à la péninsule Arabique, une zone géostratégique, à la jonction

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entre le continent Asiatique et l'Afrique et dont le cœur aujourd’hui est le Moyen-Orient. Il réfère également à une petite péninsule à l’intérieur de la grande péninsule, l’émirat du Qatar, une oasis, une étendue de terre d’environ 10400 kilomètres carrés s’avançant dans le Golfe Persique.38 »

Néanmoins, cet îlot géographiquement important était invisible sur les cartes établies par les explorateurs occidentaux et indiens et absents dans leurs récits de voyage. Il était vu comme une extension de la côte saoudienne avant d’apparaître pour la première fois sous sa forme péninsulaire sur la carte d’Arrowsmith en 1825. L’Encyclopédie de l’Islam constate ce paradoxe entre la configuration spécifique de la presqu’île qatarie et sa soustraction des yeux des géographes avant le XIXème siècle :

« Il est étrange que malgré sa configuration si caractéristique cette péninsule ait si peu attiré l’attention des Européens qui voyageaient dans la région du Golfe. 39

»

Décidemment, l’annonce par le Qatar au mois de novembre 1996 du lancement d’une chaîne satellitaire d’information internationale est intrinsèquement liée à la volonté du cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani d’émanciper l’émirat de l’influence saoudienne qui l’a hanté depuis le XIXème siècle.

Le Qatar, à peine plus grand que la Corse et moins peuplé que Paris, est aujourd’hui un géant pétrolier avec des ambitions territoriales. Maintenir une position indépendante des pays du Golfe permet en effet l’ascension au leadership des pays dans la région. Cette responsabilité grandiose impose à la petite presqu’île de jouer le rôle d’unificateur, chargé de réunir les îles séparées pour en faire une presqu’île d’Arabie.

Les multiples défaites des Arabes face aux Israéliens ont détruit complètement le rêve d’une nation arabe et ont divisé la société péninsulaire. Inquiets de l'identification de leurs sujets aux luttes du nationalisme arabe, les dirigeants saoudiens ont acquis la certitude que le contrôle du champ médiatique arabophone ne devait plus leur échapper. Pour s'assurer de leur contrôle, ils adoptent une stratégie de monopole, en rachetant ou en créant un ensemble de journaux, de

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Claire-Gabrielle TALON, Al Jazeera. Liberté d’expression et pétromonarchie, op. cit. p.16.

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magazines ou de télévisions arabophones susceptibles de participer à la formation et à l'information de l'opinion publique arabe.

L'objectif est de prévenir toute critique contre le régime saoudien et plus précisément contre la famille royale. Cette stratégie a pris, après la guerre du Golfe de 1991, des proportions considérables. Le seul média panarabe influent échappant au contrôle saoudien était le quotidien

Al Quds al Arabi, édité à Londres et dirigé par le journaliste palestinien Abdel Bari Atwan.

Pour de longues années, les médias nationaux arabes étaient contrôlés par les États. Ils avaient pour objectif de servir le gouvernement et d’asseoir la légitimité des régimes. Ainsi, le spectateur qui n’avait aucune voix à l’intérieur des journaux ou des bulletins télévisés a appris à mépriser et à mettre en doute tout ce qu’il entend, lit ou voit dans les médias, tenus de répéter des communiqués sans jamais les vérifier ni les critiquer.

Trois radios ont fait l’exception au sein du monde arabe : Radio-Monte-Carlo, Voice of America et la BBC. Or, le fait qu’elles soient occidentales leur a valu une certaine suspicion. En effet, à chaque fois que les Arabes font confiance aux médias officiels, ils finiront par les trahir. Ce fut le cas avec la radio Saout al-Arab (Voix des Arabes) durant la guerre israélo-arabe de 1967. Une semaine avant la fin de la guerre, la radio avait annoncé que les armées arabes avançaient vers la victoire. Puis soudainement, les peuples apprennent leur défaite par l’intermédiaire de sources étrangères.

Dès lors, les médias arabes furent discrédités. L’entrée de la télédiffusion par satellite dans le monde arabe en 1985 n’a pas changé grand chose. Les chaînes de télévision se sont multipliées sans apporter de nouveauté. Les programmes étaient biaisés d’un point de vue politique et évitaient d’aborder les deux grands sujets tabous : la politique et la religion.

Le positionnement éditorial d'Al Jazeera a donc rompu la cohérence de la stratégie médiatique saoudienne. Les options qataries ont bouleversé le champ médiatique arabe à tous les niveaux. L'ensemble de la stratégie médiatique qatarie est basée sur une préoccupation fondamentale : se distinguer de la stratégie médiatique saoudienne et démontrer son inefficacité et ses impasses.

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Selon Mohammed El Oifi, spécialiste d’Al Jazeera, la chaîne qatarie joue sur trois critères pour se distinguer : le lieu d'implantation, le choix des hommes et l'idéologie de référence.40

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