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Montrer, raconter et combattre par les témoignages de Sharek

A. Sharek : dispositif d’accueil des contributions amateurs

II. La stratégie de coproduction de Sharek

1. Faire participer par l’image symbolique

Sharek a connu un énorme succès pendant les révolutions arabes. Rapidement, les missions se sont

adaptées à la société révolutionnaire, où l’amateur revendique sa place. Accompagner un public jeune, révolté et connecté, qui vit des moments historiques, impose une manière de faire et une manière d’agir. Ainsi, utiliser des images de symboles révolutionnaires apparait comme la meilleure des motivations pour inciter le public à participer aux missions.

Dans le cadre de notre étude, nous allons « co-construire » trois images comme le disait Frédéric Lambert. C’est-à-dire les analyser à travers le prisme de l’auteur et du spectateur de Sharek. Notre objectif est de démontrer que l’authenticité des images des missions est d’une part bien réelle au sein d’un projet participatif, et d’autre part nécessaire pour faire vivre et animer le site Sharek. Mais cette authenticité n’est pas tout à fait neutre. Frédéric Lambert nous rappelle que chaque image est un point de vue : « une image, jamais, n’abolira ses langages. Toujours en elle résonne

ses fictions (chaque image se fait son cinéma), ses généalogies, ses auteurs, ses spectateurs, ses mimiques réalistes, ses mots qu’en elle nous faisons raisonner. 237

».

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Frédéric LAMBERT, « Une image jamais n’abolira ses langages », in Déconstruire l’image, texte réunis par Christophe Genin, Publications de la Sorbonne, Paris 2011.

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Le sémioticien américain Charles Sanders Peirce nous apprend qu’un symbole est un signe intentionnel et conventionnel. En observant les images des missions, nous constatons qu’elles renvoient à un imaginaire révolutionnaire presque universel. Toutes ces productions visuelles puisent dans le répertoire des symboles de la protestation. Qui dit manifestation ou rassemblement collectif dit forcément drapeau. Ce symbole retient l’œil dès le premier regard. Les drapeaux tunisien, libyen, égyptien, yéménite et syrien sont partout. Hommes, femmes et enfants, à chacun sa façon de le porter.

Le choix d'une image pour illustrer une mission n'est jamais neutre. Chaque mission de Sharek est systématiquement couplée d’une image fixe. Mais cette image n’est pas choisie au hasard. Il s’agit inévitablement d’une image iconographique. Alors, une question se pose : l’image peut-elle être actrice de participation ? S’il est difficile ici de donner une réponse catégorique, il est cependant notable d’observer que toutes ces productions visuelles partagent un élément commun : elles reprennent toutes des symboles des révolutions arabes, des iconographies des contestations. Présents dans toutes les manifestations, les drapeaux continuent à fasciner les foules. On les dessine sur les pancartes, sur les visages, sur les murs, sur les voitures, ils sont brandis à tout rassemblement. Les images des missions ne s’en passent pas, que ce soit en Tunisie, en Egypte, au Yémen ou en Syrie. Mais dans les missions consacrées à la Libye, ce n’est pas le drapeau officiel du pays qui représente les missions, mais celui des rebelles, comme le montre les images ci- dessous.

Titre de la mission

Participe avec nous par des images et des vidéos sur ce qui se passe en Libye.

Description de l’image de la mission

Un groupe de jeunes munis d’armes arborent le signe de victoire avec leurs doigts, et patrouillent dans une voiture sur laquelle est dessiné le drapeau tricolore des rebelles Libyens.

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Pour le journaliste Kamel Daoud, ce drapeau est un moyen, pour les insurgés, de se révolter contre le drapeau vert uni de Mouammar al Kadhafi : « c’est comme une volonté de remonter le temps à l’époque où le temps n’était pas injuste, ni assassin et qu’on devait tout recommencer, à partir de l’an zéro, à moins dix ou moins trente s’il le faut. 238

» Mais, pour Al Jazeera, qui a choisi de reprendre ce symbole de la révolution libyenne pour représenter ces missions, il s’agit d’un positionnement politique. C’est un soutien médiatique qui va de pair avec le soutien financier et militaire que le Qatar a donné aux mouvements d’opposition. À travers l’image symbolique du drapeau des rebelles libyens, Al Jazeera devient un miroir de la politique étrangère du Qatar.

Le soutien d’Al Jazeera et du Qatar à la révolution égyptienne et au régime de Mohammed Morsi n’est pas un secret non plus. En témoigne le choix d’utiliser le symbole de Rabia, signe de ralliement des sympathisants des Frères musulmans, pour annoncer des missions liées au coup d’Etat en Egypte en 2013.

Titre de la mission

L’Egypte…entre légitimité et coup d’Etat

Description de l’image de la mission

Des manifestantes arborent le signe de Rabia avec les doigts. (Le signe Rabia est arboré par tous les sympathisants à la cause des Frères Musulmans, en souvenir de l’attaque meurtrière de la police du système militaire en place contre les Frères Musulmans. Il symbolise également le soutien aux victimes de la mosquée Rabaa Al-Adawiya.)

Fig. 7 capture d’écran d’une mission sur Sharek

238 Kamel DAOUD, « Les révolutions arabes en panne de nouveaux drapeaux », publié le 13/12/2011 à 12:39, in

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La production symbolique de la révolte s’inscrit donc dans un but communicationnel. L’affiche numérique suivante met en valeur deux scènes : les manifestants syriens et l’armée libre syrienne. Ces deux éléments constituent des supports privilégiés pour subvertir la propagande officielle, et sensibilisent l’opinion publique sur l’ampleur de la répression exercé par le régime. Cette forme de communication protestataire mobilise des images symboliques comme les drapeaux, qui renvoient forcément à un imaginaire révolutionnaire. Très clairement, Al Jazeera puise dans ce répertoire symbolique de la protestation pour exprimer un point de vue. Celui-ci reflète la politique étrangère du Qatar, qui soutient l’opposition syrienne.

Titre de la mission

Participe avec nous par des images et des vidéos sur ce qui se passe en Syrie.

Description de l’image de la mission

une manifestation durant laquelle les gens arborent le drapeau syrien. Un homme en tenue civile avec une arme à la main les regarde, comme s’il veillait sur eux. On dirait un membre de l’armée syrienne libre (en opposition au régime de Bashar al- Assad).

Fig. 8 capture d’écran d’une mission sur Sharek

Certes, favoriser certains symboles aux dépends d’autres est un choix politique. Mais, ce choix est aussi une réponse à une demande sociale. Les images à charge symbolique que nous avons relevées mettent en scène un spectacle qui a déjà pris place en société. Dans cette optique, les images choisies pour accompagner les missions ne font finalement qu’accompagner les vagues de changement, et permettent de les cadrer.

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Cependant, il ne s’agit pas d’une publicité pour les révolutionnaires libyens, ou pour les frères musulmans et ou pour l’opposition syrienne. Même si ces images reflètent la politique qatarie, il serait incorrect d’en déduire que nous assistons à une stratégie de manipulation, ou que le but est d’orienter le regard et la voix du public. Frédéric Lambert insiste sur cette liberté du lecteur face à l’image : « les langages ne sont pas la fabrique d’un sens entre un émetteur et un récepteur. Ils

sont l’expression vivante, circonstanciée, d’un échange où la part de celui qui interprète, et les libertés qu’il peut prendre face au langage sont décisives. Cela ne veut pas dire que le lecteur a la co-responsabilité des messages qu’il lit ou regarde, mais qu’il peut co-construire les signes qui lui sont donnés, pour les entendre, les approuver, les contester, les inventer différemment. 239» Certes, les images symboliques attirent et séduisent le regard, mais l’objectif n’est pas de provoquer une réaction impulsive, mais plutôt d’engager une réflexion qui entraîne une action, voire une participation aux missions.

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