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B. Al Jazeera, vers une culture de la démocratie ?

2. Al Jazeera : chaîne panarabe de l’opinion et de l’opinion opposée

Al Jazeera s’installe à Doha et émet d’une capitale arabe, une première dans l’histoire des médias

arabes à vocation internationale basés à Londres ou en Europe. Ce choix permet à Al Jazeera de bénéficier d’une liberté importante par rapport aux autres médias installés à l’étranger et contrôlés par les Saoudiens.

Parallèlement à cette implantation en terre arabe, Al Jazeera recrute des journalistes de toutes les nationalités arabes. Ce coup de génie met ainsi fin à la domination du secteur par les Libanais. En échappant à l’emprise saoudienne et libanaise, Al Jazeera légitime d’autres idéologies et permet une liberté de parole plus importante.

Parmi les vedettes d’Al Jazeera aujourd’hui, nous trouvons le Syrien Fayçal Al-Qassem, les Jordaniens Sami Hadad et Jamil Azer, le Tunisien Mohammed Krichen ou l’Algérienne Khadija bin Qenna. Ces derniers apportent le professionnalisme, la rigueur et la tradition de la BBC, mais dans un environnement, selon leurs propos, marqué par une liberté plus grande et un engagement plus aisé au service du téléspectateur arabe estime Hugh Miles.41

Al Jazeera a complètement bouleversé le paysage des médias arabes en proposant un support qui

transmet d’une capitale arabe aux arabes et en tenant compte des besoins informationnels du spectateur arabe. Mais pour que ce média puisse être tout de suite opérationnel, il fallait saisir les bonnes opportunités. L’émir avait cette faculté de prévoir et d’anticiper.

Lorsque les Saoudiens ont abandonné le projet BBC Arabe mettant des journalistes, des techniciens et des cadres formés par la BBC au chômage, Al Jazeera a su les attirer donnant suite à leur rêve de voir naître une chaîne d’information à la hauteur de leurs attentes. Mais elle n’en est pas restée là, elle a créé sa propre ligne éditoriale. Jazeera a réussi à s’emparer de cette expérience, non dans le but de l’imiter, mais de manière à confronter son propre travail.

40 Mohammed EL OIFI. L'effet Al-Jazira. in: Politique étrangère N°3 - 2004 - 69e année, p. 653. 41

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Afin de définir l’identité d’Al Jazeera, rappelons-nous que la chaîne qatarie a été lancée par le cheikh Hamad ben Khalifa Al Thani en 1996, un an après qu’il ait renversé son propre père par un coup d’État. On le comprend déjà, l'histoire d'Al Jazeera est intimement liée à celle du pouvoir qatari.

À l’occasion du lancement de l’agence Reuters au Qatar en 1998, cheikh Hamad ben Khalifa al- Thani annonce : « c’est un processus graduel jusqu’à la démocratie pleine et entière.42» Il est clair

qu’Al Jazeera fait partie du projet dit démocratique de l’émir destiné à moderniser le pays, à accroître sa visibilité sur la scène internationale, et en même temps à apporter une légitimité au nouveau régime. Pour réaliser ce projet, il fallait tout d’abord briser le monopole des médias américains sur l’interprétation des faits. Il était indispensable de rompre avec l'habitude prise par de nombreux pays arabes de contrôler de façon totale les messages délivrés par les médias. Al

Jazeera propose donc une autre recette qui permet la confrontation des idées et des opinions. Sur

la chaîne, on voit se débattre tout profile possible, des leaders israéliens aux responsables d'Al- Qaeda.

C'est là le point fort de ce projet, sortir des logiques d'informations nationales en créant un média régional créé par les Arabes et destiné au monde arabe dans un premier temps, puis au monde entier aujourd'hui. Avec Al Jazeera « les Arabes ont découvert pour la première fois une institution arabe qu’ils pouvaient respecter 43

», souligne Mostafa Souag, un ancien de la BBC

arabe.

Le respect dont parle Mostafa Souag revient à la capacité d’Al Jazeera de mettre en scène ce que Michael Walzer appelle un « nouveau tribalisme ». Selon lui, partout dans le monde aujourd’hui, on a besoin de réaffirmer notre particularisme, notre identité nationale, ethnique et religieuse. De ce fait, la mise en place d’un espace médiatique de rencontre adapté aux besoins des diverses « tribus » serait capable de créer une forme d’union au sein de « la grande tribu 44 ». En d’autres mots, si l’espace médiatique permet à chaque tribu d’être représentée, il va permettre à chacun de s’identifier à la grande tribu. Conformément aux règles du « nouveau tribalisme », la prise de

42 Cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, cité in Claire-Gabrielle TALON, Al Jazeera. Liberté d’expression et pétromonarchie, op. cit. p.16

43 Hugh MILES. Al-Jazira, La chaîne qui défie l’Occident, op. cit., p. 44 44

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position prime sur la neutralité. Chose assumée par Al Jazeera qui revendique une ligne éditoriale orientée et engagée vers un arabisme avoué.

Cette vision d’arabisme assumée est en quelque sorte résumée dans le logo d’Al Jazeera calligraphié en arabe sous forme de larme. Il veut dire « l’île » ou « la péninsule » car comme l’explique le président de la chaîne, cheikh Hamad ben Thamer al-Thani, le Qatar fait partie intégrante de la péninsule arabique. Ses combats et ses ambitions sont aussi ceux de la chaîne présente dans chacune des histoires racontées.45

Fig. 5 Logo d’Al Jazeera avec le slogan de la chaîne « L’opinion, et l’opinion opposée »

Cette présence qui révèle un attachement à la culture arabe rend la chaîne complice du spectateur arabe. Al Jazeera n’est pas un observateur neutre sans voix, un narrateur omniscient qui relate simplement l’information, mais elle est un partenaire qui raconte l’histoire de l’intérieur, avec un point focal interne. Or, le slogan de la chaîne toujours en arabe en dessous du logo met le spectateur en garde contre un monopole de la parole faisant lire: « L’opinion, et l’opinion opposée ». Ensemble, le logo et le slogan racontent la destinée de la chaîne inextricablement liée aux événements qui continuent d’agiter le monde arabe.

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