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Le principe de séquence temporelle s’applique-t-il à la CVS à relation finale ?

Chapitre III La CVS à relation finale et la phrase complexe à subordonnée de but : comparaison sémantique et syntaxique comparaison sémantique et syntaxique

3.2 Le débat autour du principe de séquence temporelle

3.2.1 Le principe de séquence temporelle s’applique-t-il à la CVS à relation finale ?

La CVS du chinois est souvent considérée comme une parfaite illustration du principe de séquence temporelle (PST, ou PTS, une abréviation de l’anglais principle of temporal

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sequence), formulé par James Tai (1985), c’est-à-dire que l’ordre syntaxique des SV y

reflèterait l’ordre chronologique des événements dans le monde réel (ce point de vue se retrouve chez Claire Hsun-huei Chang 1990 ; Shen Jiaxuan 1993 ; Loar 2003 ; Yang-Drocourt 2003 : 340 ; Lu et Shen 2003 : 366 ; Liu Haiyan 2009 ; Li Yafei 2007, 2014 ; Li et Ting 2013 ; Tai 2011 ; Qiu Hui 2012 : 46-8)69.

Tai (1985) constate qu’en chinois, l’ordre des mots assume plus de fonctions sémantiques que dans des langues à flexion verbale. Il affirme que « l’ordre des mots relatif de deux unités syntaxiques est déterminé par l’ordre temporel des états qu’elles représentent dans le monde conceptuel » (Tai 1985 : 4970). D’après lui, ce principe permet de rendre compte de l’ordre des verbes dans la CVS. Ainsi les deux SV de la CVS sont-ils ordonnés selon l’ordre temporel dans le monde conceptuel (Tai 1985 : 5171

).

(III17) (a) 张三 图书馆 书。

Zhāng Sān dào túshūguăn shū.

Zhang San arriver bibliothèque prendre livre

Zhang San est allé à la bibliothèque pour prendre le livre. (Zhang San went to the library to get the book.) (Tai 1985 : 53)

(III17)(b) 张三 图书馆。

Zhāng Sān shū dào túshūguăn.

Zhang San prendre livre arriver bibliothèque

Zhang San a apporté le livre à la bibliothèque. (Zhang San took the book to the library.) (Ibid.)

D’après lui, les deux SV sont susceptibles de recevoir différentes interprétations selon leur emplacement respectif dans la phrase. En (III17)(a), le SV qui se trouve devant, « aller à la bibliothèque », exprime une action qui se passe en premier et celui qui se trouve derrière, « prendre le livre », une action qui se passera ultérieurement. L’ordre inversé, nous n’aurons plus la même lecture, comme en (III17)(b). Dans cet exemple précis, le SV « à la bibliothèque » devient le complément verbal du SV « prendre le livre ». À travers ses exemples, il conclut également que pour exprimer le but dans la CVS, l’action doit précéder le but à atteindre sur le plan temporel et par conséquent, dans l’ordonnancement des mots72

. Son point de vue est soutenu par bon nombre de linguistes (par ex. Fan Xiao 2001 ; Gao Zengxia 2006), nous citons ici Loar (2011 : 2-3) : « conformément au principe de séquence temporelle, les événements représentés par les éléments linguistiques sont ordonnés selon leur

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Certains travaux présentés dans cette section utilisent la notion de iconicity principle « principe d’iconicité ». Après avoir examiné ces travaux, nous indiquons que le principe d’iconicité reçoit la même interprétat ion que le PST dans le cas de la CVS.

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La traduction en français est celle de Paris et Peyraube (1993).

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« The principle also holds true in serial verb constructions, where no overt connectives exist. Thus, when two verbal phrases express consecutive actions, they are ordered according to their temporal order in the conceptual world » (Tai 1985 : 51).

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« In purposive expression, the action temporally precedes the purpose to be realized in time and therefore word order. » (Tai 1985 : 51)

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ordre logique dans le monde physique, c’est-à-dire que ce qui se passe le premier dans le monde réel est encodé en premier dans la phrase. Ce principe marche pour la CVS, dont les SV sont ordonnés selon l’ordre chronologique des événements dans le monde physique73

». Yang-Drocourt (2003 : 340) propose, quant à elle, de limiter l’applicabilité du principe de séquence temporelle en chinois à la CVS, sans préciser comment ce principe interagit avec d’autres phénomènes langagiers du chinois : « quand il y a plusieurs SV dans une même phrase, on ne peut les enchaîner de façon aléatoire, mais il faut suivre obligatoirement l’ordre <moyen + action + but> ou <action +but1 + but2> [...] ce principe (le principe des séquences temporelles) est au moins valable dans la succession des syntagmes verbaux. »

Ce principe a-t-il été relevé pour les CVS dans d’autres langues ? Dans une investigation typologique sur les CVS dans les langues du monde, Aikhenvald (2006 : 21) commente l’iconicité des CVS avec un peu plus de nuances : il s’agirait d’une tendance quasi-universelle (« The order of components in SVCs may match the temporal order of actions they denote. This iconic ordering is almost universal in SVCs describing a sequence of actions. ») Ayant trouvé certains contre-exemples dans des langues à séries verbales, elle évite de le formuler comme un universel, quelle que soit la langue concernée : « most serial verbs are ordered iconically (altough this is not necessarily the case for motion-direction). »

Haspelmath propose également la généralisation suivante concernant le principe : « si une CVS exprime une relation de cause-à-effet ou un événement séquentiel, l’ordre des deux verbes est temporellement iconique, c’est-à-dire que le verbe dénotant la cause précède celui dénotant l’effet, et que le verbe exprimant l’événement antérieur précède celui exprimant l’événement postérieur » (Haspelmath 2016).

Durie (1997 : 336) met, quant à lui, en doute l’applicabilité du principe d’iconicité à tous les sous-types de CVS dans les langues du monde. Il cite plusieurs exemples tirés des langues comme le sranan (un ensemble de créoles parlés au Suriname et dans l’ouest de la Guyane française), le kalam (une famille de langues papoues), le yoruba (une langue d’Afrique de l’Ouest appartenant au groupe des langues yoruboïdes) et le paama (une langue océanienne parlée au Vanuatu), qui enfreignent ce principe : sérialisation de déplacement ou de posture qui comprend une action et un mouvement ou le maintien d’une posture ; sérialisation de manière où un verbe décrit la manière d’une action ; sérialisation synonymique de verbes aux sens proches74. Citons ici en appui aux observations de Durie l’étude de Nordlinger (2014) sur

73 « The PTS (p rinciple of temporal sequence), put in another way, states that events represented by linguistic units are arrayed in their logical order in the physical world, that is, what happens first in the physical world is encoded first in a sentence. [...] The PTS operates in the serial verb constructions, [...] The serial verbs are ordered in terms of the chronological order of the events in the physical world. » (Loar 2011 : 2-3)

74 Les appellations originales de Durie sont :

« a. Coincident motion or posture serialization involves an action while moving or maintaining a posture ; b. M anner serialization involves use of a serial verb to describe the manner in which an action is done ;

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le wambaya, une langue des groupes mirndi parlée dans le nord d’Australie. Dans cette langue, la CVS à relation de cause-à-effet (cause-effect serial verb construction, appellation de Nordlinger) accepte, outre l’ordre canonique de cause-à-effet, l’ordre inversé, c’est-à-dire que l’effet précède la cause75

.

Passons maintenant aux travaux s’opposant directement à l’hypothèse que l’iconicité soit particulièrement utile à l’analyse du chinois. Le point de vue de Tai a été vivement critiqué par Paris et Peyraube (1993), qui mettent en doute la singularité du chinois quant a u PST dans l’ordre des verbes dans les séries verbales. « Certes, [...], l’ordre des syntagmes verbaux (dans les séries verbales) correspond à l’ordre temporel des états qu’ils représentent dans le monde conceptuel. Mais en quoi, le chinois, en ce sens, est-il différent d’une langue comme l’anglais ou le français ? ». On peut, disent- ils, trouver d’innombrables exemples en français ou en anglais où l’ordre des verbes correspond à l’ordre temporel :

(III18) Il est sorti prendre l’air sur le balcon.

(III19) He went outside to get some air on the balcony.

En (III18), le verbe principal est sorti est suivi d’un SV prendre l’air sur le balcon, leur ordre grammatical dans l’énoncé coïncide avec l’ordre chronologique ; il en est de même pour (III19) : pouvons-nous en conclure pour autant que le PST s’applique pareillement au français et à l’anglais ?

Ils citent, au surplus, une paire de phrases (souve nt traitées toutes deux comme des CVS dans la littérature publiée en Chine) qui ne s’accommode pas de ce principe : les deux ordres de verbes sont possibles.

(III20) 去。

mǎi shū qu.

je acheter livre aller

Je vais acheter des livres. (Paris et Peyraube 1993)

(III21) 书。

mǎi shū.

je aller acheter livre Je vais acheter des livres. (Ibid.)

En réponse à Paris et Peyraube (1993), Tai met en doute la pertinence de cette paire d’exemples dans son article de 2002. Il affirme que (III21) est une phrase de but et constitue donc une excellente illustration pour la séquence temporelle. Mais (III20) n’est pas forcément une phrase de but, car qu, prononcé au ton neutre, est pour lui un complément directionnel

c. Synonymic serialization is the combining of verbs that are closely related in meaning, usually near-synonyms, but sometimes antonyms, with identical argument structures, and the two verbs are not ordered either causally or temporally. » (Durie 1997 : 336-337)

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Voyons un exemple de Nordlinger (2014) :

Guruburr-ardi ngu-ny-u daguma.

be.faint-CAUS 1.SG.A-2.O-FUT hit I’m going to knock you out (by hitting).

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indiquant la direction du mouvement par rapport à l’interlocuteur et n’est pas en relation temporelle avec le verbe măi, comme le prouve l’exemple suivant, où deux QU coexistent.

(III22) 去。(Tai 2002)

mǎi shū qu.

je aller acheter livre aller Je vais acheter des livres.

Pour nous, la nature verbale de qu en position post-verbale (III20) reste effectivement à discuter : il est parfois considéré comme une particule et non un verbe à sens plein. Cet emploi sera analysé dans le Chapitre IV, consacré au déplacement.

En dehors de la CVS, la phrase complexe à subordonnée de but du chinois a aussi été discutée dans le cadre du principe de séquence temporelle. Selon Ding Jian (2014a), la proposition subordonnée de but peut être antéposée ou postposée à la proposition principale :

(III23) 正在 努力 学习 德语, 以便

zhèngzài nŭlì xuéxí Déyŭ, yǐbiàn

il PRG avec.effort apprendre allemand pour.faciliter

研究 德国 文化。(Ding 2014a)

yánjiū Déguó wénhuà.

étudier Allemagne culture

Il apprend l’allemand avec effort pour étudier la culture allemande.

(III24) 为了 躲避 土匪, 他们 搬到了

wèile duǒbì tŭfěi, tāmen quán jiā bān-dào-le

pour éviter bandit ils tout famille déménager-arriver-ACC 上海。(Ding 2014a)

Shànghǎi.

Shanghai

Pour éviter les bandits, toute sa famille a déménagé à Shanghai.

Selon Ding, Le cas des phrases complexes où les propositions suivent l’ordre « proposition subordonnée + proposition principale » reflète l’ordre de l’intention à l’action sur le plan psychologique et met en relief le processus de l’intention précédant l’action.

Le cas des phrases où les propositions sont placées dans l’ordre « proposition principale + proposition subordonnée » reflète l’ordre de l’action à la réalisation du but sur le plan de la logique des choses et met selon lui en relief le processus d’atteinte du but via l’accomplissement d’une action.