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La première réunion des experts fiscaux 1 La réticence des États membres

I La direction générale IV et sa culture

B. La première réunion des experts fiscaux 1 La réticence des États membres

Le 22 juin 1959, les administrateurs fiscaux des pays membres ainsi que les fonctionnaires communautaires de la DG IV se réunissent à Bruxelles pour la première fois dans le but d’échanger leur point de vue sur le sujet de la politique fiscale dans la Communauté. L’assemblée est présidée par Hans von der Groeben, avec Pieter VerLoren van Themaat. Plusieurs pays membres y sont aussi représentés par les fonctionnaires du ministère des Finances. Les chefs de l’administration fiscale sont aussi présents. Pour la France, Robert Blot, le directeur général des Impôts et Antoine Sémini82, administrateur chef de division à la direction générale des Douanes et Droits indirects, tous les deux issus du ministère de l’Économie et des Finances, assistent à la réunion83. Le débat se déroule sur la base du document de travail préparé au sein de la direction C « Problèmes fiscaux ». Contrairement à l’enthousiasme de la Commission, l’harmonisation des taxes sur le chiffre d’affaires n’est pas bien accueillie par les représentants nationaux. Face à une tentative sans précédent pour toucher à la souveraineté fiscale des États membres, les représentants gouvernementaux « ont, dans l’ensemble, réservé leur position84 ». Il y a pourtant des degrés dans la réticence. Les Pays-Bas et l’Italie, entre autres, montrent une forte réticence85. Ils ont des raisons différentes pour s’opposer à la proposition de la Commission.

Pour les experts néerlandais, l’idée même d’un rapprochement des législations fiscales fait office de pomme de discorde. En effet, elle risque d’entraver leur propre politique nationale. Les Pays-Bas considèrent le taux de la taxe sur le chiffre d’affaires comme un outil de politique économique et sociale. L’intervention économique au moyen

82 Il est également l’auteur de l’ouvrage intitulé Le Marché Commun ses techniques douanières, Paris :

Hachette, 1958. Avec Georges Degois, le directeur général honoraire des Douanes et Droits indirects.

83 Pour la composition de la délégation française, voir ANF, 19900580/53, Harmonisation des taxes

sur le chiffre d’affaires dans le Marché Commun. Réunion d’un groupe d’experts à Bruxelles, adressée au secrétaire général du SGCI, Jacques Donnedieu de Vabres, signé par le Secrétaire d’État, Valéry Giscard d’Estaing, datée du 20 juin 1959. À la réunion d’experts en matière fiscale à Bruxelles, Max Laxan (Conseiller technique au cabinet de Valéry Giscard d’Estaing) Jean Mespoulhes (administrateur civil du ministère des Finances), Marcel Frapsauce (sous-directeur de la direction générale des Impôts) et un représentant du ministère de l’industrie, de la DREE sont également présents.

84 ANF, 19900580/20, Harmonisation des régimes fiscaux dans le Marché Commun (taxes indirectes),

une note qui résume le débat de la première réunion d’experts en matière fiscale du 22 juin 1959 à Bruxelles. Ce document est probablement préparé au sein de la représentation permanente de la France auprès des Communautés européennes et adressé au ministre français des Affaires étrangères (Service de Coopération et d’Intégration Économique), datée du 2 juillet 1959, p. 4.

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de la taxe sur le chiffre d’affaires est la plus développée aux Pays-Bas parmi les États membres86. Par exemple, lorsqu’une augmentation des loyers se révèle nécessaire, la taxe sur le chiffre d’affaires est réduite pour certains produits afin d’éviter l’élévation de l’indice du coût de la vie. De nombreuses exonérations d’impôt sont également accordées sur certains produits pour des raisons de politique régionale87. Les Pays-Bas ont, ainsi, une tradition de politique sélective ayant pour but de résoudre les problèmes sociaux à travers la fiscalité. Puisque l’harmonisation fiscale au sein de la Communauté demande aux pays membres d’appliquer un système fiscal plus ou moins général et uniforme, la proposition de la Commission risque, pour les Pays-Bas, de restreindre la liberté de leur politique fiscale habituelle.

Pour les Italiens, l’harmonisation des taxes sur le chiffre d’affaires est impossible en raison de problèmes techniques dans l’administration fiscale. L’Italie a une structure économique dans laquelle l’administration fiscale est faiblement développée. Le poids du secteur primaire dans le produit intérieur brut y est encore beaucoup plus important que chez ses partenaires. En 1960, alors que le secteur primaire italien occupe 17,1 % dans son le PNB, il n’est que de 7,2 % pour la RFA, 10,6 % pour les Pays-Bas, 6,8 % pour la Belgique et 8,6 % pour le Luxembourg88. Il est relativement difficile d’appliquer à ce secteur les taxes ad valorem, et tous les États membres y appliquent le système du forfait ou une taxe spéciale qui ne demande pas d’administration complexe. D’ailleurs, en Italie, les unités de production, de gros et de détail sont très morcelées. Un tel morcellement de l’économie italienne rend l’harmonisation des taxes sur le chiffre d’affaires plus difficile. Les experts allemands et belges, quant à eux, ne sont pas non plus d’accord pour l’harmonisation du système de la taxe sur le chiffre d’affaires. Pourtant, ils reconnaissent la nécessité d’écarter l’effet cumulatif de ce système et ont tous les deux « l’intention de procéder prochainement à une refonte de leurs législations en vue de mettre sur pied des systèmes plus adaptés aux conditions de l’économie moderne89 » : il s’agit de limiter le caractère cumulatif de la taxe sur le chiffre d’affaires. Pour la RFA et la Belgique, donc, l’orientation de la réforme proposée par la Commission convient à leur propre politique fiscale. Selon ces deux pays, l’effet cumulatif de la taxe sur le chiffre d’affaires en cours peut être écarté sans harmoniser le système de taxe sur le chiffre d’affaires des États membres.

86 Parlement Européen, « Rapport fait au nom de la commission du marché intérieur… », op. cit., p. 6. 87 Ibid.

88 Eurostat, Bulletin général de statistique, n° 12, Bruxelles : Office statistique des Communautés

européennes, 1961.

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La Belgique possède, par exemple, une taxe de transmission cumulative à cascade remplacée dans certains cas par des taxes forfaitaires et complétée dans d’autres par des taxes complémentaires ou des taxes spéciales90. Donc, lorsque la taxe n’est pas forfaitaire, le système belge présente tous les inconvénients du système cumulatif91. C’est la raison pour laquelle le gouvernement belge envisage d’adopter un système de taxe unique en vue d’écarter les problèmes du système en cascade des taxes sur le chiffre d’affaires92.

Justement, les autres pays s’efforcent de faire de même, soit en imposant le passage de stade à stade à l’intérieur d’une même entreprise, comme en Italie, soit en exemptant certaines transactions, par exemple celle qui mettent en jeu le négoce dans le cours des opérations industrielles, ainsi aux Pays-Bas93.

2. La prise de position particulière de la représentation française

Comme les autres délégations, la France agit avec prudence vis-à-vis des idées audacieuses de la proposition de la Commission. Pourtant, ayant déjà un système de la TVA, le gouvernement français a une position distincte de celles de ses partenaires. Le système de taxe sur le chiffre d’affaires non cumulatif que la Commission propose n’apporterait aucun changement particulier à la France. C’est la raison pour laquelle le gouvernement français ne s’intéresse pas d’abord au débat sur l’harmonisation fiscale en soi. Pour la France, il est plus urgent de résoudre les problèmes provenant des modifications des taxes compensatoires et des ristournes effectuées par ses partenaires. Pourquoi ?

Chez ses partenaires, sous prétexte qu’il est difficile de savoir le montant exact des remboursements avec le système en cumulatif, les taux moyens pour les taxes à la frontière risquent d’être fixés tactiquement. Effectivement, parallèlement à la suppression des droits de douane, certains pays membres augmentent déjà les taxes compensatoires depuis la mise en œuvre du Traité de Rome. Cette augmentation a pour effet de compenser la baisse des droits de douane. Le gouvernement français insiste donc pour que la Commission remplisse une mission de surveillance conformément à l’article 97 stipulant les règles des taux moyens et souhaite que ses partenaires ne puissent plus les manipuler à leur guise. Il craint donc que le débat pour l’harmonisation fiscale à Bruxelles empêche le débat visant à régler le problème du maniement des taxes compensatoires et des

90 Parlement Européen, « Rapport fait au... », op. cit., p. 6. 91 Ibid., p. 7.

92 Ibid.

93 Communauté Économique Européenne, « Rapport sur la situation économique…, op. cit., p. 143-

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ristournes. Ainsi, dans un premier temps, la France ne s’engage pas dans les questions sur l’harmonisation des taxes sur le chiffre d’affaires en Europe.

Si, devant une telle réticence de la part des États membres, la première réunion d’experts se termine sans que rien ne soit décidé, elle permet néanmoins d’ouvrir de nombreuses pistes de réflexions.

D’abord, il est décidé de créer trois groupes de travail. Le premier est chargé d’examiner le problème des distorsions des taxes compensatoires et des ristournes. Le second est chargé d’étudier la question générale de l’harmonisation des taxes sur le chiffre d’affaires et le troisième d’analyser les taxes spécifiques à la consommation et la recherche d’une politique commune dans ce domaine94 . Curieusement, l’ordre des missions des deux premiers groupes se verra par la suite interverti. En ce qui concerne l’harmonisation des taxes sur le chiffre d’affaires, c’est le Groupe de Travail N° 1 qui joue un rôle majeur. Ces trois groupes de travail commencent officiellement à travailler au mois de juillet 1959. Les membres de ces groupes se composent des administrateurs fiscaux des États membres ainsi que des membres de la DG IV, notamment les membres de la direction C.

Deuxièmement, les experts fiscaux se mettent d’accord pour que la Commission informe périodiquement les États membres des dispositions législatives et administratives à caractère fiscal qui sont adoptées au niveau national. Les experts des États membres commencent désormais à échanger des avis et des informations à propos de leurs systèmes fiscaux ainsi que des réformes fiscales à travers la Commission. Elle contribue à créer la base où les administrateurs fiscaux nationaux se réunissent ou partagent les informations pour l’harmonisation des taxes sur le chiffre d’affaires.

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