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I Le malentendu entre la France et la RFA sur le concept de la taxe sur le chiffre d’affaires

B. La « querelle fiscale

2. Le « Comission Tinbergen »

La « pensée économique » n’est pas encore assez élaborée à cette époque « pour formuler nettement ce que chacun sentait en termes de bon sens74 ». Jean Monnet propose donc la création d’une commission qui se compose exclusivement d’universitaires. Le 5 mars 1953, la Commission des experts est instituée afin d’étudier les problèmes concernant le réajustement des taxes à la frontière75. Ils sont tous les quatre des « experts incontestés » et entièrement indépendants de la cause76. Jean Monnet demande d’ailleurs à Pierre Uri de n’avoir aucun contact avec la commission77.

Le professeur néerlandais Jan Tinbergen78 est nommé comme président. Il est évidement une figure importante de l’histoire économique et financière de la seconde moitié du XXe siècle et recevra, avec Ragner Frisch, en 1969, le premier « Prix de la Banque de Suède en sciences économique en mémoire d’Alfred Nobel » pour ses travaux pour les problèmes de planification. Il est également connu pour ses travaux sur la coopération économique internationale.

Lors de la négociation du choix du président de la commission, Jan Tinbergen est « le nom qui [vient] à la bouche de chacun79 ». Outre le président, la commission est composée de trois autres universitaires : un Italien Ferdinando Di Fenizio, un Belge Léon Dupriez, et un Anglais Brain Reddaway. La commission est de surcroît assistée de six « personnalités qualifiées choisies respectivement parmi les ressortissants des six pays de la Communauté80 ».

74 Ibid., p. 455.

75 Haute Autorité de la CECA, Rapport sur ..., op. cit., p. 7. 76 Jean Monnet, op. cit., p. 455.

77 Archives historiques de l’Union Européenne, l’entretien personnel de Pierre Uri en français

enregistré le 22 avril 1988 à Paris, écouté par François Duchêne, dans le programme de Jean Monnet, Statesman of Interdependence, INT529, p. 92. La transcription est disponible sur :

http://archives.eui.eu/en/oral_history/INT529 [Consulté le 25 février 2017].

78 Né à la Haye en 1903, Jan Tinbergen est un économiste néerlandais connu pour le développement

de son modèle économique. Alors qu’il analyse le développement économique aux États-Unis entre 1919 et 1932, il travaille pour la Société des Nations à Genève en tant que conseilleur économique entre 1936-1938.

79 Jean Monnet, op. cit., p. 455.

80 Ibid. Les membres de la commission sont les suivants : Léon Dupriez, professeur à l’Université de

Louvain en Belgique, Ferdinando Di Fenizio, professeur à l’Université de Pavie en Italie, Brain Reddaway, fellow au Vare College, Cambridge en Angleterre. Tous les trois sont des économistes. Les personnalités assistant la Commission : Günter Schmölders, professeur à l’Université de Cologne en Allemagne, fiscaliste qui joue un rôle majeur dans l’introduction de la TVA en RFA, Coart-Fresart, professeur à l’Université de Louvain, Paul Reuter, professeur à l’Université d’Aix-en-Provence, Bruno Visentini, professeur à l’Université d’Urbino en Italie, Ferdunand Wirtgen, Directeur de l’Administration de l’Enregistrement et des Domaines du Luxembourg, M. J. H. Smeets, professeur à la Katolieke Economische Hogeschool de Tilburg aux Pays-Bas. [Article 4 de l’Arrêté N° 1-53 mars 1953 de la Haute Autorité de la CECA].

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Étant donné que la création d’un Marché Commun était prévue pour le 10 avril 1953, la commission prépare son rapport en toute hâte. Elle se charge d’envisager cinq questions et notamment « les conséquences économiques sur le fonctionnement du Marché Commun d’un système qui, par des exonérations à la sortie et des compensations à l’entrée, ferait supporter aux produits les taxes sur le chiffre d’affaires du pays de destination et d’un système qui appliquerait aux produits, où qu’ils soient livrés sur le Marché Commun, les seules taxes sur le chiffre d’affaires du pays d’origine81 ». Cette question correspond exactement à la « querelle fiscale » entre la France qui soutient le principe du pays de destination et la RFA qui soutient le principe du pays d’origine.

La Commission se réunit à neuf reprises et achève son rapport le 8 avril, en un mois seulement. La France sort vainqueur de cette confrontation : la Commission propose le principe du pays de destination. À long terme, l’adoption du principe du pays d’origine tend à tordre l’affectation des ressources économiques lorsque l’exonération pour l’importation est appliquée à une partie seulement de la vie économique. Si les exportateurs d’une certaine industrie avaient à payer des droits à leur gouvernement, les facteurs qui contribuent à cette production se détourneraient certainement de celle-ci en faveur d’autres catégories de produits qui ne sont pas frappés de droit, même si, dans les deux cas les mêmes recettes allaient au pays82 . Les systèmes de l’exonération pour l’exportation, en revanche, permettent de maintenir l’utilisation correcte des ressources83. La Commission s’oppose nettement à la suppression de la frontière fiscale que la RFA soutient :

« C’est seulement si tous les pays membres de la Communauté convenaient d’adopter le même taux pour la taxe générale sur le chiffre d’affaires, imposé sur la même base, qu’aucune distorsion ne se produirait, même s’ils appliquaient le système b [le principe du pays d’origine] pour les transactions rentrant dans le cadre de la Communauté, tout en appliquant le système a [le principe du pays de destination] pour les autres transactions. C’est la conséquence du fait que le montant de la taxe à payer pour une vente entre les membres de la Communauté serait le même dans les deux systèmes ; bien entendu, des conséquences fiscales en résulteraient parce que les taxes iraient

81 Arrêté N° 1-53 du 5 mars 1953 de la Haute Autorité de la CECA. Voir Journal Officiel de la

Communauté du 7 mars 1953. L’article premier et l’article 2 de l’Arrêté, Cf. annexe n°5.

82 Haute Autorité de la CECA, Rapport sur les..., op. cit., p. 24. 83 Ibid., p. 33.

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au pays exportateur dans le cas du système b [le principe du pays d’origine]. La Commission a jugé utile d’attirer l’attention de la Haute Autorité sur cette possibilité mais elle désire préciser que les distorsions ne seront évitées que si les taxe sur le chiffre d’affaires sont rendues identiques pour tous les produits dans les six pays84».

Pourtant, la Commission ne propose pas le principe parfait du pays de destination. Elle considère que le principe « idéal », ou parfait, du pays de destination n’est pas réalisable puisque « les exonérations et compensations ne sont pas égales à la totalité des taxes considérées parce qu’il est techniquement impossible de déterminer leur incidence totale85 ».

Elle propose donc un autre type relevant du système du pays de destination « plus maniable que le cas idéal [...] pour lequel l’exonération s’applique à la dernière transaction et la compensation s’élève au tarif normal de la taxe86 » : il s’agit ici des réajustements partiels des taxes à la frontière. La Commission estime que des imperfections provenant du système en cours ne sont pas « très graves », puisque des parties non compensées par « les exonérations, les ristournes ou les droits compensateurs sont dans un pays donné à peu près les mêmes pour la plupart des produits87 ».

Les études de la Commission se fondent sur une analyse des données très détaillée. Alors que les Allemands ne parviennent pas, jusqu’à la fin, à se mettre d’accord, le Marché Commun de l’acier est créé le 1er mai 195388. Même après la création d’un Marché Commun du charbon et de l’acier, le contrôle fiscal qui exonère l’exportation et

84 Ibid., p. 25. 85 Ibid., p. 16. 86 Ibid.

87 Ibid. La proposition de la Commission Tinbergen n’est pas nécessairement partagée avec tous les

économistes qui s’intéressent à cette affaire. Un économiste américain Carl Shoup, par exemple, met la proposition de la Commission Tinbergen en doute. Dans le principe du pays de destination « partiel » proposé par la Commission Tinbergen, puisque l’ajustement à la frontière ne tient compte que d’une partie de la charge fiscale dans les produits exportés, il s’agit uniquement d’une étape précédente de la sortie d’un pays de production, la fiscalité fait de toute manière des obstacles pour le libre-échange. Il mentione que « in any event, the question may be raised, wheter the Tinbergen Committee, in its understandable desire not to recommend the impossible, did not retreat too hastily in face of the difficulties of moving a little further from the present imperfect destination system (a’) towards the ideal system (a). (Carl Shoup, « Taxation aspects of international economic integration »,

Aspects financiers et fiscaux de l’intégration économique internationale, travaux de l’Institut

International de Finances Publiques, 9ème session à Francfort, La Haye : Éditions W. P. Van Stockum

and Fils, 1953, p. 107). Un des membres de la Commission, l’allemand Günter Schmölders, insiste sur l’avantage de la suppression des frontières fiscales.

88 Le Marché Commun du charbon est mis en œuvre le 10 février 1953 comme prévu par le Traité de

39 taxe l’importation restera en place.

Bien entendu, le gouvernement de la RFA est très peu satisfait d’un tel choix. Avec l’aide du parti social-démocrate d’Allemagne (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD), le Bundestag réussit à donner le droit à son gouvernement d’augmenter le taux de la taxe compensatrice de 4 % à 12 %. Cela pouvait avoir comme effet de faire augmenter le prix de l’acier français en RFA. Pourtant, le gouvernement n’exerça pas ce pouvoir. D’un côté, le gouvernement allemand ne souhaite pas être accusé de violer la règle du Traité interdisant une taxe équivalente aux droits de douane, et d’un autre côté, le gouvernement de Konrad Adenauer ne veut pas montrer qu’il existe des failles dans la nouvelle Communauté89.

Quoi qu’il en soit, après la création d’un Marché Commun, les prix de l’acier de la RFA commence à baisser90. Le premier objectif du gouvernement et des entreprises de la RFA est ainsi accompli sans modification du système de fiscalité. Le premier conflit autour de la fiscalité cesse alors pendant quelque temps. Jean Monnet affirme dans ses mémoires que l’affaire des taxes précipite la maturation de la Haute Autorité91. On assiste donc, dès les prémisses de la construction européenne, à l’apparition de points de vue divergents entre la France et la RFA, cette opposition se prolongeant durant toutes les années 1960 et bien au-delà dans le cadre de la CEE.

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