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L’intervention des hauts fonctionnaires auprès de la Commission Tinbergen

I Le malentendu entre la France et la RFA sur le concept de la taxe sur le chiffre d’affaires

B. La « querelle fiscale

3. L’intervention des hauts fonctionnaires auprès de la Commission Tinbergen

Les administrateurs français, comme Pierre Uri, défendent nettement le principe du pays de destination. Ils critiquent vivement le principe du pays d’origine souhaité par le gouvernement allemand. Or, les hauts fonctionnaires des États membres sont appelés à se rendre à la séance du 27 mars 1953 de la Commission Tinbergen : les délégués français, italiens, allemands et néerlandais y assistent.

De la direction générale des Impôts française, deux personnages importants

89 William Diebold, The Schuman Plan…, op. cit., p. 226 ; T. C. Clark, “Inaugurating the Coal and

Steel Community” in Arthur. W. Macmahon (dir.), Federalism: Mature and Emergent, New York: Doubleday and Company, Inc., 1955, p. 486. Le déplaisir du gouvernement allemand est signalé dans l’article du journal « New-Yrok Times » daté du 7 mai 1953. [Carl Shoup, « Taxation aspects of international… », op. cit., p. 106-107]. Selon Jean Monnet, plusieurs années après, Fritz Etzel, devenu ministre des Finances de son pays, lui reparle de leur première querelle : « j’avais tort tout le prouve aujourd’hui puisque dans le Marché Commun, c’est l’Allemagne qui est en train de réformer son système de taxes. Mais, à l’époque, nos esprits n’étaient pas encore prêts à comprendre le fond du problème ni à renoncer à saisir la chance d’un avantage écrasant » [Jean Monnet, op. cit., p. 455].

90 En fin 1953, alors que le prix de l’acier en RFA augmente de 5 %, celui de la France baisse de 1 %,

par rapport au celui de la fin 1952. [Hideo Nakamura, « Un aspect... », op. cit., p. 149].

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assistent à la réunion de la Commission. Le directeur général des Impôts, Pierre Allix92, et le chef de service de la Coordination, Robert Blot93, qui prendra le poste de directeur général adjoint quelque mois après, puis, deviendra le directeur général en mars 1955. Il y a aussi Thierry de Clermont-Tonnerre94 , directeur de cabinet de Maurice Bourgès- Maunoury95, alors ministre des Finances et depuis 1951 secrétaire général du Secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne (SGCI).

Bien entendu, les administrateurs français demandent de statuer dans le sens de leurs observations 96. Ils ont la conviction que « le principe du pays de destination se justifie par des arguments d’ordre fiscal, d’ordre juridique et d’ordre économique et que tout système qui s’en écarterait rendrait pratiquement impossible, en raison de ses conséquences funestes sur le fonctionnement du Marché Commun, la mise en place d’une réelle Communauté du charbon et de l’acier97 ».

Leur conviction est basée sur la compréhension commune de l’impôt sur le

92 Fils d’Edgard Allix, ancien doyen de l’Université de Paris, Pierre Allix est né en 1904 et exerce les

fonctions de directeur général des Impôts entre 1949 et 1955 puis inspecteur général des finances en 1956.

93 Né en 1914 à Limoges, Robert Blot est un haut fonctionnaire français spécialisé dans la fiscalité.

Dès la création de la direction générale des Impôts en 1948, il est responsable du service de la Coordination d’abord de fait, puis officiellement à partir de 1952. En novembre 1953, il succède à Paul Delouvrier, directeur général-adjoint et en mars 1955, devient directeur général des Impôts, après Pierre Allix. Il reste au poste de directeur général jusqu’en août 1961. Selon Frédéric Tristram, Robert Robert Blot est « un des meilleurs représentants de la haute administration traditionnelle ». Formé à la vieille école, Blot garde une certaine distance avec les équipes modernisatrices influentes à la nouvelle direction générale. Il n’est pas favorable à l’utilisation de l’impôt comme instrument de politique économique. De ce point de vue, il accueille avec réserve le modèle de taxe sur la valeur ajoutée présenté par Maurice Lauré. Durant toute sa carrière de haut fonctionnaire, il est le principal collaborateur d’Édgar Faure. Après son départ de la direction générale des Impôts, il est nommé au Crédit foncier et occupe un poste de sous-gouverneur, puis, celui de gouverneur. Voir Frédéric Tristram, « Robert Blot (1914-2011) », in Fabien Cardoni, Nathalie Carré de Malberg, Michel Margairaz (dir.),

Dictionnaire historique des Inspecteurs des Finances : 1801-2009, Paris : CHEFF, 2012, p. 381-382.

Voir aussi Frédéric Tristram, Une Fiscalité…, op. cit., dans plusieurs pages mais principalement p. 413-414.

94 Né en 1913 à Paris, Thierry de Clermont-Tonnerre est un haut fonctionnaire français. Il est au poste

du SGCI de 1951 à 1953 puis devient directeur de Cabinet de Maurice Bourgès-Maunoury.

95 Né en 1914, Maurice Bourgès-Maunoury occupe successivement des postes importants notamment

de ministre de l’Armement en 1952, ministre des Finances en 1953, ministre de l’intérieur en 1955, ministre de la Défense nationale entre février 1956 et juin 1957, le président du Conseil entre juin et novembre 1957 et le ministre de l’Intérieur entre novembre 1957 et mai 1958.

96 CAEF, B-58850, Mémorandum du gouvernement français, présenté pour l’application de l’arrêt n1

– 53 du 5 mars 1953 de la Haute Autorité de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, p. 16, non daté. Ce mémorandum est probablement préparé au cours de la préparation du rapport Tinbergen, à savoir entre le 5 mars et le 8 avril 1953, afin de présenter la position du gouvernement français au sujet.

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chiffre d’affaires en France. Grâce à l’évolution du système français de taxation sur le chiffre d’affaires98, pour les administrateurs français, comme pour Pierre Uri, cet impôt est un impôt sur la consommation. Elle est donc finalement payée par les consommateurs finals, bien qu’elle soit appelée en France « la taxe à la production ». Pourtant, le gouvernement allemand ne partage pas cette idée. Puisqu’on est dans le Marché Commun, les impôts doivent, selon le gouvernement allemand, être ceux du producteur et non pas du consommateur99.

L’administration française insiste sur le fait que les impôts français qui frappent les productions du charbon et de l’acier ont toutes les caractéristiques d’un impôt de consommation100. De ce point de vue, si les pays membres appliquent le principe que la RFA affirme, la France craint que la souveraineté fiscale du pays d’origine du produit se trouve étendue aux acheteurs du produit résidant à l’étranger101.

« Ces consommateurs étrangers qui ne participent ni à la gestion des affaires publiques françaises ni aux charges budgétaires qui résultent des situations particulières à la France, se trouveraient ainsi soumis à une souveraineté fiscale étrangère, contrairement aux principes admis en droit fiscal international. Et si, pour des raisons d’ordre purement interne, l’un des pays de la Communauté, se trouvait conduit à augmenter ses taxes sur le chiffre d’affaires, les contribuables nationaux des autres pays de la Communauté et acheteurs de charbon et d’acier originaire de ce pays se trouvaient certains de supporter cette augmentation de charge qui ne devrait normalement incomber qu’aux contribuables du pays intéressé102».

Le gouvernement français aussi met l’accent sur le fait que la décision politique dans le domaine fiscal relève toujours des États membres et que celle-ci n’est pas remise en question dans le cadre d’un marché commun partiel comme celui de la CECA :

« Le Traité (de Paris) ne comporte aucune clause qui, sauf sur des points particuliers, restreigne leur droit de lever et d’établir leurs impôts. Ce serait donc étendre hors des limites qui lui ont été assignées,

98 Nous allons le voir en détail plus tard.

99 Archives historiques de l’Union Européenne, entretien personnel de Pierre Uri en français

enregistré le 22 avril 1988 à Paris, op. cit., p. 92.

100 CAEF, B-58850, Mémorandum précité, p. 5. 101 Idem, p. 6-7.

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la portée du Traité instituant la Communauté, que de considérer qu’il implique, pour sa mise en jeu, une modification profonde des législations nationales des taxes sur le chiffre d’affaires, modification qui ne pourrait certainement pas être limitée au charbon et à l’acier103».

Or, comme les administrateurs allemands, les administrateurs des partenaires de la France ne pensent pas que la taxe sur le chiffre d’affaires impose la consomation. C’est la raison pour laquelle même si Pierre Uri, qui occupe une position d’une influence à la Haute Autorité et se charge principalement des dossiers ayant trait à la fiscalité, éprouve des difficultés à convaincre ses camarades étrangers que le principe du pays de destination pour la taxe sur le chiffre d’affaires est indispensable au bon fonctionnement du Marché Commun.

La « querelle fiscale » nous montre deux points importants. En premier lieu, la question du choix entre le principe du pays de destination et celui du pays d’origine est politiquement importante au point que la création du Marché Commun de l’acier soit reportée. Ce conflit, qui se produit d’abord au niveau de la Haute Autorité, reflète la divergence entre les gouvernements des deux pays majeurs dans la CECA : la France et la RFA. En deuxième lieu, c’est la méthode de Jean Monnet qui attire notre attention. Quand le conflit surgit entre les fonctionnaires dans la Haute Autorité, il constitue une commission d’universitaires. Cela veut dire qu’il a au moins l’intention de faire partager aux États membres une proposition « scientifique », plus précisément issue de sciences économiques, dont l’objectivité apparente a pour but de surmonter les difficultés politiques. L’administration qui s’occupera plus tard des problèmes fiscaux dans le cadre de la CEE reprendra une telle instrumentalisation de la science économique.

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