• Aucun résultat trouvé

I Le malentendu entre la France et la RFA sur le concept de la taxe sur le chiffre d’affaires

B. La « querelle fiscale

1. Le conflit entre la France et la RFA

Pierre Uri a personnellement un avis très critique contre le système cumulatif de la taxe sur le chiffre ayant un caractère « très archaïque et antiéconomique » et « le calcul des exonérations et des compensations ne peuvent être qu’approximatif57 ». Or, il propose

53 Georges Égret, La TVA, op. cit., p. 7.

54 C’est en particulier le cas de la RFA qui frappe un impôt appelé « Umsatzsteuer ».

55 Une taxe générale sur le chiffre d’affaires, en Allemagne, en Italie, au Luxembourg, aux Pays-Bas,

la taxe de transmission en Belgique, la taxe sur les transactions en France.Voir Haute Autorité de la CECA, Rapport sur les problèmes posés par les taxes sur le chiffre d’affaires dans le marché commun, établi par la commission d'experts instituée par la Haute Autorité, arrêté no° 1-53 du 5 mars 1953, p. 7.

56 William Diebold, The Schuman Plan. A study in Economic Cooperation 1950-1959, New York:

Frederick A. Praeger, 1959, p. 223.

57 Pierre Uri, Penser pour l’action, un fondateur de l’Europe, Paris : Éditions Odile Jacob, 1991,

31

un système de réajustement pour la taxe sur le chiffre d’affaires, le principe du pays de destination, dans un rapport interne de la Haute Autorité. Cette proposition provoque une réaction hostile de la part des Allemands, y compris au sein de la Haute Autorité. Immédiatement, le vice-président allemand de la Haute Autorité Franz Etzel58, s’y oppose sévèrement. Il se produit alors ce que l’on nomme la « querelle fiscale ». Les membres allemands de la Haute Autorité mettent en effet ce système du réajustement des taxes à la frontière en question juste avant le 10 mars 1953, date prévue pour la création d’un Marché Commun de l’acier59. Bien entendu, ceci étonne Pierre Uri. Il demande à Jean Monnet, qui est son compatriote, de le voir d’urgence pour lui faire connaitre « une grande offensive à propos de la taxe sur le chiffre d’affaires60 » lancée par les Allemands.

Franz Etzel est favorable au principe du pays d’origine et insiste donc sur la suppression des frontières fiscales pour le produit sidérurgique. Autrement dit, il s’agit de taxer les produits exportés et d’exonérer les produits importés comme le commerce intérieur. Dans ce système, l’importateur paierait à l’exportateur le prix taxe comprise, puis, l’exportateur passerait la taxe au fisc de son propre pays et le contrôle de la frontière fiscale ne serait plus nécessaire. Cette idée est principalement poussée par les milieux industriels allemands. Les sidérurgistes, des industriels utilisateurs d’acier et des syndicats allemands, envoient pratiquement la même « missive » à la Haute Autorité pour demander la suppression des frontières fiscales. La mise en œuvre du Marché Commun est en danger61.

La RFA croit effectivement qu’un espace sans frontière fiscale convient mieux au concept d’un Marché Commun à la place d’un système de compensation qui laisse subsister la frontière fiscale. Cependant, elle a une arrière-pensée économique. Elle dirige notamment une attaque contre la France : puisqu’il y a un Marché Commun, il ne doit pas y avoir de différence entre la vente à l’intérieur ou à l’extérieur d’un pays. Or, faute d’efficacité dans l’application de son impôt sur le revenu, la France relève le taux de la taxe sur le chiffre d’affaires. La RFA a, quant à elle, davantage recours à des impôts directs non susceptibles d’être compensés à la sortie. Alors que le pourcentage des impôts directs

58 Franz Etzel est le vice-président allemand de la Haute Autorité de CECA entre 1952-1957. Puis, il

devient le ministre des Finances de la RFA et reste au poste jusqu’au 1961.

59 Jean Monnet, Mémoires, op. cit, p. 453. Comme prévu par le Traité de Paris, le Marché Commun

du charbon est mis en œuvre le 10 février 1953. La création du nouveau Marché Commun sectoriel est annoncée par Jean Monnet à la radio : « depuis ce matin, 10 février 1953, il n’y a plus de charbon allemand, belge, français italien ou luxembourgeois, mais du charbon européen circulant librement entre nos six pays considérés comme un seul et même territoire…»

60 Ibid.

32

du revenu national en France n’atteint qu’à 9,5 %, celui de la RFA est 16,4 %62. Et donc les Allemands ont intérêt à la taxation dans le pays d’origine. En revanche, la France incorpore dans ses produits une lourde charge indirecte et ceux-ci seraient plus difficilement compétitif si cette charge ne pouvait être compensée à l’exportation. Pour la France, le principe du pays de destination est plus favorable. Les positions théoriques reflètent en réalité des intérêts divergents.

Tableau 3 Structure des recettes publiques en 1954 (en pourcentage)

Recettes

publiques RFA France Italie Belgique Pays-Bas Luxembourg Impôts

directs 53 40 30 47 60 59

Impôts

indirects 47 60 70 53 40 41

(Source) La Commission de la CEE, Rapport sur la situation économique dans les pays de la

Communauté, septembre 1958, Luxembourg : Service des publications des Communautés

européennes, p. 141.

La critique de la RFA s’explique par les chiffres. Au début de l’année 1953, la RFA fixe le taux de la taxe sur le chiffre d’affaires frappant l’acier intérieur à 9,8 %, la ristourne pour les produits exportés à 4,7 % et la taxe compensatrice pour les produits importés à 4,0 %. Quant à la France, le taux des taxes sur la production d’acier est plus élevé que celui de la RFA. Les taxes frappant sa production d’acier nationale se montent à 29,0 % et le taux de la ristourne à 19,6 %63. Le taux de la taxe compensatrice pour les produits importés est à 20,0 %. Si la RFA exporte le produit de l’acier vers la France, son produit se charge de la taxe à hauteur de 25,1 % (= 9,8 % - 4,7 % + 20,0 %). Inversement, si la France exporte le produit de l’acier vers la RFA, son produit est frappé à hauteur de 13,4 % (= 29,0 % - 19,6 % + 4,0 %). La RFA se plaint alors qu’à chaque fois qu’elle vend son acier en France, elle doit s’acquitter du double de la taxe que la France doit payer pour vendre son acier en RFA, et ce même après la suppression des douanes64.

62 Les chiffres de l’année 1954. La Commission de la CEE, Rapport sur la situation économique dans

les pays de la Communauté, septembre 1958, Luxembourg : Service des publications des

Communautés européennes, p. 141.

63 Pour les produits d’acier, le taux de la taxe à la production est à 19,6 %, celui des taxes sur les

transactions à 1 %, et celui de la taxe locale est à 8,5 %. Au total : 29,1 %. Le taux de la ristourne et celui de la taxe compensatrice est à peu près équivalent au taux de la taxe à la production. Pour les chiffres, voir Haute Autorité de la CECA, Rapport sur..., op. cit., p. 19.

64 William Diebold, The Schuman Plan…, op. cit., p. 226-227. L’acier allemand vendu en France est

imposé de moins 3,9 points (= 25,1 % - 29,0 %) par rapport à l’acier produit intérieur en France. De même, l’acier de la France vendu en RFA est imposé de plus 3,6 points (= 13,4 % - 9,8 %) par rapport à l’acier allemand vendu à l’intérieur du pays. De cet aspect, alors qu’en Allemagne, l’acier français

33

Avec le principe du pays d’origine, la production de l’acier en RFA ne se chargeait que de la taxe sur le chiffre d’affaires appliquée dans son pays dont le taux est plus faible qu’en France. Selon l’estimation d’un économiste allemand aux États-Unis, Horst Mendershausen, publiée en novembre 1953, le prix de l’acier allemand, qui est pourtant inférieur à celui de la France de 9 %, devient plus cher de 2 % par rapport à l’acier français en France ainsi qu’en RFA même après le réajustement des taxes à la frontière65. Aux yeux de la RFA, les niveaux de compensation à l’importation appliqués en France ne reflètent pas vraiment le montant réel des taxes sur le chiffre d’affaires et les exonérations pour l’exportation française sont exagérées. Lors de la création de la CECA, la taxe à la production est l’impôt français le plus important frappant la production de l’acier. Outre cela, il existe la taxe sur la transaction créée en 1939 et la taxe locale (8,5%). Le taux des taxes allemandes en titre frappant les produits d’acier est nettement plus élevé que celui de la France.

est toujours imposé plus lourdement que l’acier allemand, en France, l’acier allemand est toujours imposé plus légèrement que l’acier français. Pourtant, pour les producteurs français, la charge de la taxe sur la production est toujours inférieure quand ils l’exportent en RFA (13,4 % < 29,0 %) et pour les producteurs allemands, c’est toujours l’inverse (25,1 % > 9,8 %). Du point de vue du choix de producteur, la fiscalité sur les produits fonctionne comme l’encouragement de l’exportateur français. [Hideo Nakamura, « Un aspect d’un marché commun. Le débat autour du système fiscal », Les études

de l’économie de l’Université Sêjô, N° 13, 1960, p. 144-147. 中村英雄「共同市場の一側面 ―『租

税論争』を中心として―」『成城大学経済研究』第 13 号、1960 年 10 月、p. 144-147].

65 Horst Mendershausen, « First Tests of the Schuman Plan », The Review of economics and Statistics,

Nov. n°35-1, 1953, p. 279. Son estimation est la suivante: “at the end of 1952 the internal German price for Siemens-Martin merchant bars was 428 marks per ton, including tax, and the internal French price was equivalent to 472 marks. If the steel was traded, the effect of the tax changes alone – omitting transportation charge, - was to raise the price of German steel in France to 480 marks and to lower the price of French steel in Germany to 419 marks”.

34

Tableau 4 Incidence des pratiques actuelles d’exonération et de compensation sur quelques prix

Produit Billettes Charbon

Pays producteur France Allemagne France Allemagne Pays

consommateur Allemagne France Allemagne France 1. Incidence des taxes du pays producteur + 29 + 9,8 + 14 + 7,4 2. – (Exonération + ristournes) - 19,6 - 4,7 - 7,9 - 4,7 3. Compensation + 4 + 20 + 4 + 8 1-2+3 13,4 25,1 10,1 10,7 4. Incidence des taxes du pays consommateur 9,8 29 7,4 14 Différence 1- 2+3-4 3,6 -3,9 2,7 - 3,3

(Source) Haute Autorité, Rapport.., op.cit., p. 19.

Pierre Uri ne peut se rallier à la thèse allemande. Il pense en effet que « les apparences » sont en faveur des allemands puisque dès qu’il existe un Marché Commun, il n’y a plus d’importation ni d’exportation entre les pays membres, et que « seule la taxe du pays d’origine doit être payée66 » comme si la transaction est effectuée à l’intérieur d’un pays. Pourtant, aux yeux de Pierre Uri, il n’y a aucune raison pour adopter le principe du pays d’origine. D’abord, en théorie, les taxes sur les produits sont de toute façon payées par les consommateurs et ces derniers doivent donc subir la même taxe indépendamment de l’origine, nationale ou étrangère, du produit pour la concurrence seine. D’ailleurs, « on ne peut, sur deux produits particuliers, introduire un système inverse de celui qui continuerait de s’appliquer à tous les autres67 ». Dans le cadre d’un Marché Commun sectoriel, l’adoption du principe du pays d’origine dans la CECA est techniquement impossible. Enfin, l’adoption du principe du pays d’origine n’est pas favorable pour la condition d’équilibre dans les balances commerciales, puisque « les excédentaires verraient leurs recettes fiscales accrues, les déficitaires subiraient une perte68 ». Dans tous les cas, « si l’on va au fond des choses, l’écart n’est pas si grand, et

66 Pierre Uri, Penser pour l’action, op. cit. ; p. 109. 67 Ibid.

35

ce qu’il en reste correspond à la différence des taux de change69 ».

Les membres allemands restent pourtant camper sur leurs positions. Ils « paraissent discriminés et commencent à crier très fort70 ». Jean Monnet se rappelle cette situation difficile pour la Haute Autorité :

« Personne ne trouvait la formulation capable de le convaincre qu’aussi longtemps que les taxes ne seraient pas harmonisées ni l’intégration généralisée, des différences comme celle-ci subsisteraient et justifieraient l’usage de correctifs. Mais Etzel s’était enfermé dans une autre dialectique qui se fondait sur le refus de la discrimination et qui aboutissait à donner un formidable avantage à l’acier allemand en Europe. Il était visiblement sincère, et avec lui une partie de l’opinion allemande qui s’enflamma sur cette affaire. Quand nous pensions l’avoir convaincu tard dans la nuit, nous le retrouvions au matin retranché dans ses positions, fort de l’appui massif de l’industrie, des syndicats, de la presse de son pays. Il y eut à la Haute Autorité, au conseil de ministres, des séances dramatiques. Nous ne pouvions, dans ces conditions, envisager d’ouvrir le Marché commun de l’acier, sauf à passer outre aux objections d’Etzel et de Potthoff71 [...]72».

En pratique, il est vrai que la Haute Autorité était capable de décider de la création du marché commun de l’acier à la majorité, sans accord de la délégation allemande. Cependant, Jean Monnet n’ignore pas les réticences allemandes. En fin de compte, il décide de repousser de deux mois l’ouverture du Marché Commun de l’acier73.

69 Jean Monnet, op. cit., p. 454. 70 Ibid.

71 Heinz Potthoff est un membre allemand de la Haute Autorité. Le premier collège des Neuf de la

Haute Autorité : un ancien ministre belge, Albert Coppé, un député CDU proche d’Adenauer, Franz Etzel, un démocrate-chrétien italien proche de Spinelli, Enzo Giacchero, deux syndicalistes, le Belge (coopté) Paul Finet et l’Allemand Heinz Potthoff, un diplomate, le Luxembourgeois Albert Wehrer, un haut fonctionnaire, le Néerlandais Dirk Spierenburg et un patron de la sidérurgie, le Français Léon Daum. Voir Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne de 1945 à nos jours, Bruxelles : Complexe Éds., 2004, p. 76.

72 Jean Monnet, op. cit., p. 454.

73 Ibid., p. 455. Jean Monnet prend pour règle qu’« aucune décision importante ne serait acquise dans

des conditions de conflit ». Pour lui, il fallait continuer l’effort de persuasion et « essayer une à une toutes les formes de raisonnement ».

36

Outline

Documents relatifs