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La menace qui plane en permanence sur la prétendue domination démographique des femmes sur les hommes s’explique au Kufo par trois paramètres essentiels.

B.2.1 La survalorisation de la naissance des garçons

La survalorisation de la naissance des garçons, par rapport à celle des filles, est le tout premier paramètre. De façon générale, les parents se satisfont apparemment de la naissance de tout enfant; et l’on se plaît tout aussi bien à donner naissance à une fillette à l’occasion du tout premier geste, car les acteurs sociaux y retrouvent le symbole de la paix. Mais nos recherches ont montré que la préférence au Kufo était généralement donnée à la naissance des garçons, et ceci pour les raisons suivantes.

146 KLISSOU (2002 : 3), démographe à l’Université d’Abomey-Calavi, affirmait en mars 2002 que la

population béninoise était majoritairement féminine. Chiffre à l’appui, il précise: «On compte 49 % d’hommes contre 51 % de femmes. Aux âges actifs (15 - 59), cette dominance féminine de la population affecte plus le milieu rural que le milieu urbain: le rapport de masculinité (nombre d’hommes pour cent femmes ) est de 78 % en milieu rural contre 93 % dans les villes. Cet écart entre milieu urbain et milieu rural, conclut l’auteur, s’explique en partie par l’importance des migrations des hommes d’âge actif vers les villes …» .

Nous retenons, en tout premier lieu, la virilocalité familiale. Dans la culture ajatado, la localisation d’une famille donnée est fonction de la situation géographique et donc de la volonté du père. Dans le cercle des conjoints, c’est le sujet de sexe masculin qui s’impose. Autrement dit, la mère et les enfants du groupe familial suivent le père de famille. Cela veut dire que les garçons qui naissent dans une famille, s’ils y demeurent, ne sont pas appelés à en sortir. Seules les filles qui se marient devront, en raison du principe d’exogamie, sortir de leur famille. La famille et toute famille fondée sera installée selon la «virilocalité», c’est-à-dire selon la localité de l’homme et, en l’occurrence, celle du père147.

En deuxième lieu, il s’agit de la perpétuation patrilinéaire du nom familial. Dans l’aire culturelle ajatado, le nom porté par ego est celui de son père et celui du père de son père. Nous sommes ainsi dans le cas de la filiation patrilinéaire. Selon GRESLE et al. (1990 : 247-248), c’est la «règle qui décide que tout individu recevra automatiquement les principaux éléments de son statut et notamment qu’il appartiendra au même groupe de filiation que son père et le père de son père». On comprend l’intérêt que revêt, en milieu ajatado, la naissance d’un garçon; c’est en effet lui qui pérennisera le nom de sa famille148. Pas celle d’une fille, en tout cas; car

elle sortira plus tard du clan ou du lignage pour se marier; et tout enfant qui naîtra d’elle ne saura porter son nom à elle, mais celui de son mari.

En troisième lieu, enfin, la patrilatéralité de l’héritage familial retient notre attention. A y voir de près, elle est une conséquence qui découle de la filiation patrilinéaire. Mais cette filiation ne concerne surtout que les sujets de sexe masculin. C’est, au demeurant, la patrilatéralité qui implique la virilocalité de l’héritage. Ainsi, l’héritage et, de façon toute particulière, l’héritage de la terre, ne concerne que les hommes. Aussi s'intéresse-t- on à engendrer des garçons.

A ces trois niveaux de la justification joue encore l’approche relative au genre. Il n’y a pas lieu d’encourager une telle survalorisation en raison de laquelle les acteurs sociaux ont tendance à sous-estimer la naissance des filles. Si tant est qu’on veuille combattre ladite survalorisation des garçons par rapport aux filles, il va peut-être falloir s’en prendre à la place que tiennent, au plan de l’imaginaire, l’héritage patrilatéral, la filiation patrilinéaire et la virilocalité familiale. Mais une telle entreprise devra se doubler d’une lutte au plan social, car c’est au niveau de la réalité sociale elle-même que la population féminine se trouve menacée.

147 La résidence virilocale, c’est-à-dire en fait la résidence patrilocale, est la règle selon laquelle un couple

marié s’installe dans un village ou sur les terres du père du mari. Les auteurs font toutefois remarquer que «les sociétés pratiquant cette règle ne sont pas forcément patrilinéaires» ( cf. GRESLE et al. 1990: 248).

148Il va sans dire que les fonctions sociales de la dénomination sont multiples. Pour ZONABEND (1991:

508-509), par exemple, c’est elle qui «fonde l’identité de l’individu, assure son intégration au sein de la société, concourt à la détermination et à la définition de la personnalité, tant singulière que sociale».

B.2.2 La mortalité féminine

La mortalité est, par ailleurs, le deuxième paramètre qui explique la menace pesant sur la population féminine. Au cœur de cette mortalité féminine se pose le problème de la mortalité maternelle. Dans un article publié par les soins de la «Fondation Regard d’Amour», ADEKAMBI (2002 : 13) nous informe que «la ratio de la mortalité maternelle est de 498 pour 100 000 naissances vivantes». Mieux, elle nous instruit des raisons qui permettent d’expliquer le niveau élevé des décès maternels; elle cite ainsi en tout premier lieu les maternités précoces: 63 % et 54 % des femmes rurales et urbaines, explique-t-elle, ont leur premier accouchement avant l’âge de vingt ans. La deuxième raison possible tient aux grossesses des adolescentes: celles qui sont âgées de 10 à 20 ans, affirme l’auteur, contribuent pour 12 % à la fécondité totale. ADEKAMBI propose par ailleurs un troisième paramètre pour expliquer la mortalité maternelle: ce sont les grossesses trop nombreuses et trop rapprochées. Le quatrième paramètre évoqué par l’auteur focalise les maternités tardives. Enfin, la cinquième raison susceptible d’expliquer la mortalité maternelle, se rapporte aux avortements clandestins consécutifs aux grossesses non désirées: «Près des 80 % des grossesses déclarées en milieu scolaire, précise l’auteur, se terminent par un avortement».

B.2.3 Le placement et le trafic des enfants...

Le placement et le trafic des enfants, et en particulier celui des filles du milieu ajatado est le troisième paramètre en raison duquel la population féminine est menacée.

Le trafic des filles participe de la réalité sociale du trafic des enfants. Dans le milieu ajatado, c’est le terme «evidoamègbo » qui traduit ladite réalité. Il est composé de quatre monèmes:

«evi», enfant;

«do», avoir, posséder, mettre, placer; retenons cette dernière acception; «amè», personne, tiers;

«gbo », auprès de, chez.

Littéralement, «evidoamègbo » veut dire: «placer un enfant auprès de quelqu’un». Ce «quelqu’un» peut être un parent ou un ami d’ego, auteur du placement. Au plan du droit du Bénin, ex-Dahomey, le placement d’enfants se caractérise par le transfert de la garde de l’enfant à une tierce personne. Il est synonyme de l’adoption qui se définit comme «le moyen juridique par lequel est établie une filiation entre une personne et une autre sans qu’il existe entre elles un lien de sang» (cf. LAGADEC, 1996). L’adoption peut également être considérée comme «la création, par jugement, d’un lien de filiation d’origine exclusivement volontaire, entre deux personnes qui, normalement, sont physiologiquement étrangères» (CORNU 1987: 30).

Des raisons permettent de comprendre le placement d’enfants. D’abord, par exemple, quand un enfant se montre indiscipliné, ses parents le « placent » afin de le redresser dans un système éducatif autre que le leur. La deuxième raison possible réside dans l’incapacité financière ou morale des parents, polygames en l’occurrence, à éduquer eux-mêmes les enfants. Il existe toutefois, en milieu ajatado, un paramètre que les parents qui «placent» leurs enfants ne sauraient omettre: c’est l’intérêt même des enfants qui sont, par ailleurs, tenus d’apprendre un métier. Même si des enfants sont placés auprès de familles sans progéniture, pour raison de stérilité, la perspective de l’apprentissage d’un métier s’entretient toujours à l’avantage de ces enfants. C’est d’ailleurs pour cette raison que, traditionnellement, les enfants se "placent" auprès de personnes exerçant un métier. Parfois, c’est plutôt en raison de la solidarité familiale que des enfants se "placent" auprès de couples sans progéniture. Ces enfants sont censés positivement entretenus par leurs hôtes d’accueil149.

Pour traduire ces diverses circonstances de placement d’enfants, les locuteurs ajatado évitent de se référer à la notion de «evidoamègbo ». Ils l’utilisent lorsque les enfants placés sont soumis à des travaux qui outrepassent leurs forces physiques et leur capacité de réflexion ; et cela, en raison des pères et des mères qui démissionnent de leurs responsabilités parentales. On pourrait tout aussi bien envisager d’examiner cette question sous le rapport du placement judiciaire en droit positif, comme essaie de le faire EGIN (2001-2002 : 31)150. Mais cette approche

devrait en principe revenir aux juristes de métier.

Le cas des «filles placées» est bien plus délicat et même plus complexe à traiter. Car si les intentions sont pratiquement semblables à celles que nous avons évoquées plus haut, elles finissent cependant par prendre un relief bien particulier et spécifique ; et cela, en raison même des tâches que, spontanément, l’on confie aux jeunes filles: la cuisine, la garde des enfants, la lessive, par exemple. A ces tâches plutôt formelles, s’ajoutent cependant des situations qui relèvent du domaine de l’informel: il s’agit en particulier des réseaux de prostitutions et de basses besognes, socialement inavouables, et auxquelles les jeunes filles sont soumises. Si elles sont maintenues dans leur milieu social, l’impact au plan de la démographie ne se fait pas ressentir. Mais cette réalité devient un facteur de dépeuplement du Kufo lorsque les filles, du fait même du placement, se trouvent pratiquement éjectées vers d’autres départements du Bénin et vers des pays voisins du Bénin. A ce niveau de la recherche, les spécialistes de la question parlent plutôt en terme de « trafic ».

149En principe, la tradition n’envisage pas pour ces enfants le droit à l’héritage de la terre.

150 Les travaux de EGIN sont d'autant plus intéressants qu'ils font état d'une typologie des placements

d’enfants. L’auteur retient en effet six types de placements d’enfants: l’enlèvement, le placement vente, le placement gage, le placement forfait, le placement service et le placement détournement ( EGIN, 2001- 2002 : 36 ). Pour des renseignements complémentaires sur la problématique du placement d’enfants, se référer, par exemple, à MALDONADO et BOTERF (1985).

Le trafic, c’est-à-dire le commerce d’enfants et, bien plus spécialement, celui des jeunes, filles apparaît aux yeux de nombre d’acteurs sociaux, comme de la pure imagination. Il a fallu la scandaleuse affaire d’Itireno pour que soit éveillée la conscience des uns et des autres par rapport au trafic d’enfants dans le Kufo. Car, sur les 13 (treize) enfants récupérés dans cette affaire d’Itireno, neuf (09) d’entre eux provenaient des département du Mono et surtout du Kufo. Il n’y avait pourtant nulle part au Bénin un marché expressément destiné au commerce d’enfants. C’est dire qu’en réalité, le trafic des enfants est un commerce clandestin et donc illégal, voir même honteux et, somme toute, informel. C’est sans doute en raison de ces caractères que le trafic des enfants, des filles ou, parfois, des femmes n’a pas de nom en milieu ajatado151. A la rigueur, les locuteurs le traduisent par le terme "sa" qui

veut dire "vendre".

Ainsi que le montre EGIN (2001-2002: 47) , «c’est la recherche de l’argent par tous les moyens qui a donné naissance au trafic des enfants». En focalisant le Kufo, l’auteur affirme que la recherche du travail est l’un de ces moyens ; c’est elle qui sert de prétexte au trafic. L’auteur montre que « cette recherche se fait, de façon anodine, à l’occasion des grands déplacements saisonniers de jeunes hommes, femmes, filles et enfants mineurs des deux sexes, l’objectif étant d’aller au Togo, au Ghana ou même en Côte d’ivoire pour le métayage agricole »152. A l’occasion des

grandes fêtes de fin d’année (noël et nouvel an), le même mouvement s'observe des pays cités vers le Kufo, au Bénin. C’est donc un mouvement de flux et de reflux que connaissent les services d’ordre et de sécurité. L’affluence est cependant telle que le contrôle des pièces d’identité est particulièrement difficile. La pratique en pareille circonstance est que les convoyeurs payent aux services d’ordre et de sécurité une somme forfaitaire qui ne laisse aucune trace administrative. Au plan démographique, cette perméabilité des frontières qui, au Kufo, se constate entre le Bénin et le Togo, est une véritable catastrophe; avouons que c’est elle qui facilite le trafic contribuant largement au dépeuplement du Kufo. Les filles et les femmes constituent les couches les plus vulnérables des populations ainsi parties du Kufo pour la raison fondamentale de corruption et de pauvreté multidimensionnelle153.

151 Sur le terrain de la recherche, même les personnes ressources se montrent surprises par les questions

relatives au trafic d’enfants. C’est pourtant elles qui en connaissent les détails, parce que ce trafic est le plus évident au plan social. De source informée, en effet, des centaines d’enfants béninois seraient chaque année déversées à l’extérieur pour des destinations inconnues. Par ailleurs, les rapports de l’UNICEF estiment que plus de deux cents mille enfants sont retenus en esclavage en Afrique centrale et occidentale. On estime également que cinquante mille femmes et enfants sont introduits aux USA chaque année. Pour ce qui est des tarifs, en Amérique centrale par exemple, les jeunes femmes noires sont vendues dans les maisons de tolérance à raison de 700 (sept cents) à 1400 (mille quatre cents) francs cfa en fonction de leur beauté et de leur élégance ( cf. EGIN, 2001-2002: 46 ).

152 Ce métayage agricole s'apprécie à travers divers travaux: récolte du coton, de céréales et cultures

vivrières; l’entretien des plantations de canne à sucre, de coco, de cacao et de café est, par ailleurs, une autre activité qui rapporte des ressources aux métayers de fortune. De toutes les façons, les pays à l’ouest du Bénin trouvent dans ces grandes migrations une main d’œuvre à vil prix.

153 « Près de 85 % des personnes interrogées à ce sujet l’ont avoué », précise EGIN (2001-2002: 52-57).

Quant au réseau du trafic, il est difficile de le déceler; et ceci en raison de sa clandestinité et des menaces que se plaisent à proférer ceux-là mêmes qui sont perçus comme les tenants du système… Le réseau semble échapper à la maîtrise de la police béninoise qui ne serait pas encore parvenue à mettre la main sur les vrais trafiquants. Elle fait état de personnes interposées et complices à la fois, ce qui rend le réseau hermétique. Vraisemblablement, tout se joue entre trois pôles concatenés: la localité pourvoyeuse, la localité d’accueil et la ville résidentielle de l’intermédiaire. Tout se déroule également dans la discrétion la plus absolue. Ce sont assurément ces caractéristiques qui, tout en renforçant le trafic des enfants, des filles et des femmes, en font un réseau154.

Somme toute, la distinction entre le "placement" et le "trafic" d’enfants au Kufo semble n’être qu’une distinction de raison, qui permet de saisir les nuances entre ces deux phénomènes. Au demeurant, nous plaiderions pour une compréhension unifiée des phénomènes en question. Car, dès lors qu’il y a "déplacement", il y a "trafic". Or, il n’y a pas de placement d’enfants sans déplacement d’enfants. Quand placement veut dire trafic, il faut alors évaluer le sort qui est fait à celles qui, demain, sont appelées à construire, c’est-à-dire à développer le Kufo ; il faut par ailleurs comprendre que ces filles exportées ne reviendront plus dans leurs milieux d’origine; elles constitueront, à tout point de vue, une perte inestimable et un obstacle au développement démographique.

Par-delà le cadre mondial, c’est néanmoins celui de l’Afrique de l’Ouest qu’il faut prendre en compte, afin de situer et de comprendre davantage la problématique du trafic des enfants et des êtres humains, et ceci avec la contribution de la Fondation Suisse du Service Social International (2005) et avec l’Institut Universitaire Kurt Bosh (2005). Outre ces aspects, d'autres obstacles matrimoniaux permettent de comprendre davantage la menace qui va à l'encontre de la population féminine.