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B.2 Les modalités du remariage des veuves et leur statut

B.2.2 Le remariage à l’extérieur du clan marital

I.2.2 Que conclure?

2.1 Les leçons relatives à la typologie des systèmes matrimoniaux

2.1.1 Les conséquences de la typologie des systèmes

matrimoniaux

C’est ici le lieu de prendre en compte chacune des diverses formes de mariage et d’en extraire les conséquences au plan de la condition des femmes ajatado.

Le mariage par rapt, avons-nous constaté plus haut, est une formule matrimoniale qui n’est plus fréquente dans l’aire culturelle ajatado, en raison de la violence et de l’absence des formalités protocolaires qui la caractérisent. Il n’en faut pas davantage pour conclure que dans le contexte d’un tel mariage, la femme est traitée sans délicatesse. On a néanmoins cité le rapt simulé où la contribution de la femme tient une place qu’on ne saurait sous-estimer, puisque l’efficacité d’un tel rapt dépend radicalement d’elle. Il n’en demeure pas moins vrai que ce type de mariage reste dépouillé d’éléments essentiels, parce que fondateurs de l’institution matrimoniale; ces éléments, ce sont, en un sens réel, le consentement réciproque et, en général, la dot. En dehors de ceux-ci, en effet, on ne saurait parler de mariage en milieu ajatado. Or ces aspects sont inexistants et ne procurent, devant le groupe social, aucune marge de garantie et de sécurité à la femme qui se trouve ainsi engagée dans le mariage par rapt. Quant au mariage dit "ahunmè", nous avons également vu qu’il n’était qu’une aventure d’alliance. Quoique soustrait à la violence, il est néanmoins dépouillé de toute forme de ritualité et de convivialité sociale. Il n’offre par ailleurs aucune légitimité, aucune garantie juridique non plus à la femme. C’est qu’en réalité, la

femme engagée dans le mariage "ahunmè" est dans une impasse qui n’équivaut qu’à une situation socialement condamnable: le concubinage. En d’autres termes, la situation d’une telle femme est toute précaire; elle est à vrai dire l’expression réelle de son instabilité: la femme qui la vit, ne saura donc s’offrir la latitude d’envisager la moindre action durable; puisque ses parents peuvent à tout moment la retirer de ce chaos pour l’offrir en mariage à un homme de leur choix.

Au demeurant, c’est en cela que consiste le mariage prescrit dont les conséquences semblent bien préjudiciables pour la femme. Car en pareil cas, le conjoint lui est d’autant plus imposé qu’on ne lui offre pas la latitude de le choisir. Toute sa vie de femme durant, elle sera dans le ressentiment, marquée et surtout frustrée qu’elle se trouve dès le départ par cette privation de liberté.

Cette condition devient encore plus grave, lorsque la femme se trouve réduite au veuvage. Et nous avons compris que même si elle se remariait, elle ne jouissait guère des avantages relatifs à la femme qui n’aura pas encore réalisé la dure épreuve de la perte d’un mari.

A présent, il ne nous reste à examiner que trois types de mariage différents, mais regroupables, en raison de leur commun dénominateur; il s’agit du mariage par l’échange direct des femmes, du mariage de la fille nubile et du mariage par consentement. De fait, ce qui unit ces trois types de mariage, c’est le libre consentement des femmes. Ici, le mariage et tout mariage se contracte en raison du libre consentement de la femme. C’est dans la mesure où elle est d’accord que l’on célèbre le mariage, dont la forme varie bien évidemment selon la typologie établie. Retenons, pour conclure, que seules les formes de mariage qui comportent le libre consentement de la femme, sont de nature à contribuer au bonheur durable de celle- ci. Les autres événements de sa vie matrimoniale se trouvent ainsi positivement mis en perspective dans ce consentement libre et réciproque qui est la condition d’émergence des rapports interpersonnels entre conjoints. Au cœur de ces rapports, on ne saurait chosifier la femme, puisqu’elle est un sujet pleinement responsable et épanoui 57. Il y a cependant une mentalité qui révèle davantage la condition de la

femme ajatado; elle est relative au soupçon de mort qui pèse sur elle et à la trilogie

"voju-ebo-aze" évoquée plus haut.

57Dans de tels rapports, la femme devient non plus un 'çà' réifiable à merci, mais un sujet responsable,

2.1.2 Le soupçon de mort et son impact sur les femmes ajatado

Le soupçon de mort ne pesant que sur la partie féminine du couple conjugale donne à penser. Car, en fait, rien ne le justifie. Rien n’autorise non plus à déclarer le conjoint innocent dans le contexte du décès de la conjointe. Il y a ici comme une situation d’injustice qui prévaut au plan social. Le domaine des sciences humaines et sociales n’est cependant pas, à proprement parler, un lieu de condamnation ou de moralisation, mais plutôt un lieu de compréhension.

La notion de soupçon servant à signifier la conjecture faisant attribuer à quelqu’un des actes ou des intentions blâmables, relève en fait de l'effort de traduction d’une notion ajatado: celle de "ejidodo amen" (qui a des équivalents parmi lesquels:

"enububu so amen nu", "enudro dro so amen nu", "enyondodo n'amen"). Comme on

peut s’en apercevoir, il y a dans ces expressions un terme récurrent: celui de

"amen", qui désigne la personne sur laquelle porte le soupçon. Celui-ci peut être

relatif à la malédiction proférée "in petto" (c’est-à-dire non pas ouvertement, mais dans le secret du cœur ), à la "chose pensée" (enububu ), à la "chose rêvée" (enu- dro dro ) ou à la"`parole établie" (enyon-nudè ). Et il va sans dire que le soupçon en contexte de "parole établie" est un soupçon qui est passé du stade du rêve et de la supputation, c’est-à-dire du stade de la discrétion à celui de l’impudence, du sans gène, c’est-à-dire de l’indiscrétion. Ce changement se laisse aisément traduire par le langage social. Le soupçon qui atteint le stade de la "parole établie" est donc non seulement conçu, mais il est articulé et médiatisé. La "nouvelle", c’est-à-dire l’information qui se donne et se transmet de personne à personne ou de groupe à groupe, affirme que telle femme devenue veuve est responsable de la mort de son mari.

Le soupçon devient ainsi une rumeur, c’est-à-dire à la fois un bruit sourd, des "on dit", une forme d’opinion publique qui se propage sans qu’on puisse dire son origine, ni en fournir les preuves sûres. Dans le milieu ajatado, une telle rumeur qui implique gravement la femme, est très vite diffusée et accueillie. Des auteurs avaient pu dégager trois tendances majeures dans toute rumeur: le nivellement, l’accentuation et l’assimilation (cf. BIROU, 1966: 302-303). Si cette théorie est admise, on pourrait, pour ce qui concerne la présente problématique, insister sur la deuxième tendance: l’accentuation. De fait, l’élément qui intéresse et que l’on sélectionne dans l’information, ce n’est pas que la femme soit devenue veuve; c’est bien plutôt qu’elle est responsable de la mort de son mari. On "accentue" et insiste ainsi sur cet élément qui prend davantage d’importance. L’impact de ce qui, au point de départ, était un soupçon, pourrait donc s’apprécier à l’aune de l’importance qui lui est donnée au plan social. Dans le milieu ajatado, c’est un grand malheur que de répondre de la mort d’une personne humaine, à plus forte raison si l’on doit répondre de la mort d’un mari. Il y a cependant un contexte qui explique la perdurance de ce soupçon de mort: c’est celui de la culture ajatado marquée par une trilogie dont il va falloir constater les effets au plan des femmes.

2.1.3 L’impact de la trilogie "Voju-Ebo-Aze"

Les femmes ajatado vivent dans leur milieu où, de façon permanente, il est question de cette trilogie dont il convient de comprendre les éléments afin de les apprécier.

Au sujet du ``Voju`` : la recherche la plus récente réalisée sur le "Voju" est sans doute celle de BOTCHI GOMIDO (2000: 1188-1191). Après avoir examiné les principales définitions théoriques du "Voju" 58, l’auteur en est venu à une approche

pratique. Sa méthode qui consiste à "remonter à la terminologie matricielle 'voju', permet de comprendre qu’à la racine et au sommet de l’expérience religieuse, la conscience du Tout Autre est à l’œuvre"59. Mais il faut se référer à ses travaux de

recherche sur le culte et la symbolique du serpent pour se rendre compte de cette autre caractéristique du "voju", plus historique et, somme toute, négative: c’est son aptitude à nuire et même à ôter la vie. En raison de cela, le "voju" est une institution sociale qui recèle en elle la capacité de détruire la vie.

Il en est de même de "Ebo ", qui est une puissance d’attaque et de défense. Ce n’est cependant pas une puissance innée, mais une puissance acquise; ce qui suppose une initiation. Il va sans dire qu’au plus fort des situations d’attaque et de défense, la mort peut survenir. C’est pour cette raison que "ebo" est toujours perçu comme ayant une charge négative, puisqu’il sert fondamentalement à détruire la vie.

"Aze ", "sorcellerie", est la capacité pour un individu ou un groupe d’individus de

nuire à d’autres sans aucune médiation. C’est précisément en raison de cette absence de médiation que, pour THINES et LEMPEREUR (1975: 895), la sorcellerie "suppose une sorte de lien ontologique direct entre sorciers et victimes". De ce fait, précisent-ils, elle "ne jouerait qu’à l’intérieur d’un groupe donné". L’un des groupes d’élection de la sorcellerie, c’est le groupe de parenté où le lien de sang constitue, au dire des acteurs sociaux de l’aire culturelle ajatado, le vecteur essentiel 60.

58Selon ces principales approches théoriques, le voju serait pour FALCON des «intermédiaires de Dieu

auprès des hommes». Pour QUENUM, «Dieu gouverne le monde à la manière d’un souverain terrestre, c’est-à-dire avec le concours des ‘voju’ comme des ministres»; les voju seraient, dans cette perspective, des auxiliaires de Dieu. Selon ADOUKONOU, le voju est un «effort de remontée à la source; c’est le 'culte rendu à nos souvenirs les plus chers', l’expérience du sacré dans le cadre de la société». Enfin, pour AGOSSOU, le voju est «le désir du divin dans l’homme»; il est une «expérience du sacré dans le cadre cosmo-biologique, vécue comme une jonction heureuse du corps cosmique au corps propre de chaque individu»; AGOSSOU propose d’ailleurs une formule plus englobante qui lui fait dire que le voju « se présente comme une spiritualité cosmo-théandrique, qui joint les trois dimensions de ce que l’on dénomme communément la spiritualité africaine: l’homme (doté de vie), les ancêtres défunts et la nature cosmique» (pour ces différentes approches du 'voju', cf. BOTCHI GOMIDO, 2000: 1188-1189).

59 Cf. BOTCHI GOMIDO, 2000: 1190.

60 Ce vecteur, le sang, est dit essentiel aussi bien pour ce qui concerne l’acquisition de la sorcellerie que

pour ce qui est de son utilisation comme instrument de nuisance. En tant que dénominateur commun, il est l’élément de liaison entre les individus et les groupes auxquels ils appartiennent. Remarquons qu’à ce niveau, la parenté est l’entité fondamentale à ne pas perdre de vue.

Au plan du "voju", nous avons souligné plus haut l’importance des plantes initiatiques. Au plan de "ebo" et de "aze", on peut en dire autant. De fait, tous nos informateurs, notamment les tenants de ladite trilogie, s’accordent à dire que les plantes tiennent une place telle que sans elles, il n’y a pas non plus "ebo", ni "aze". Il y a cependant un autre élément, tout aussi fondamental, à ne pas omettre: c’est la dimension langagière de ladite trilogie. En effet, on articule toujours une parole. Cette parole est d’autant plus performative que c’est en raison d’elle qu’on peut comprendre l’efficacité symbolique des rites relatifs au "voju", à "ebo" et à "aze". Cette parole est en fait un énoncé que AUSTIN (1970) propose d’appeler

"performatif", parce qu’il est une performance et qu’il a un effet 61. Il convient

néanmoins d’éviter d’attribuer à cet énoncé une efficacité sui generis. Car le pouvoir performatif ne réside pas dans les mots ni dans la formule que ceux-ci constituent, mais dans le consensus qui les valide 62. De fait, la formule qui va avec les rites de

chaque élément de la trilogie, n’a de la valeur que dans la mesure où elle est reconnue. Si elle a une "force", celle-ci résulte du consensus qui unit l’énonciation au fait de sa reconnaissance. Reconnaissance au moyen d’indices convenus par le groupe social lui-même; mais aussi et surtout reconnaissance par les protagonistes du champ socio-religieux desquels dépend, au demeurant, l’efficacité de la formule. Somme toute, l’impact de la trilogie "voju-ebo-aze" sur les femmes ajatado semble être d’un contenu culturel négatif. Néanmoins, au vu de l’impact du soupçon de mort et des conséquences fâcheuses relatives aux diverses formes de mariage du milieu ajatado, deux leçons essentielles s’imposent.

Premièrement, la condition où vivent les femmes ajatado est assez spécifique et délicate pour qu’on en tienne compte, avant toute entreprise les concernant.

Deuxièmement, il importe, nous semble-t-il, de retenir les aspects ci-dessus mis en évidence, et de ne pas les perdre de vue chaque fois que nous en viendrons à analyser les difficultés qui surgissent au plan des tâches de développement. Une telle démarche nous permettra non pas de justifier ni de condamner, mais de comprendre le contexte, c’est-à-dire les situations concrètes vécues par les acteurs sociaux et, en particulier, les femmes ajatado.

Ces deux remarques, essentiellement d’ordre méthodologique, nous invitent à un effort constant: celui de tenir compte de la condition des femmes ajatado, non pas en partant d’autres cultures, mais en partant du milieu ajatado lui-même et en puisant de ce même milieu des ressources pour résoudre ses problèmes et atteindre l’objectif fondamental: celui d’un développement endogène durable.

61 Le mot anglais qu’utilise AUSTIN (1970) est "performative", du verbe anglais "to perform". Voir

également ISAMBERT (1979).

62 C’est en raison du poids de ce consensus que BOURDIEU (1975: 184) a tenu à mettre en garde contre

une lecture de AUSTIN qui reviendrait à faire de la performativité une magie des mots. Affirmer le contraire, c’est, écrit-il, "oublier que l’autorité advient au langage du dehors, comme le rappelle concrètement le sceptre que l’on tend, chez Homère, à l’orateur qui va prendre la parole".

La condition des femmes ajatado reste néanmoins une condition ouverte aux mutations