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d) Le polémos ou l’infraternité

fait la religion avec les mêmes mots – qu’il cite sans rappeler que ce ne sont pas les mots de n’importe quelle religion (‘’Tu aimeras ton prochain comme toi-même’’). Chose plus facile à exiger qu’à faire, souligne-t-il en souriant. Mais ce ‘’comme toi-même’’ définit le second lien, le second type de ligature ou d’obligation venant limiter le déchainement de la déliaison270 .

Il n’y a pas de terme qui mette fin à l’opposition entre Éros et pulsion de mort, néanmoins, l’amour est convoqué. Toutefois, il s’agit d’un amour qui, pour Derrida et au-delà de Freud, se pense à la fois dans une affirmation de sa propre singularité face à la singularité de l’autre et où la discorde garantit que si l’autre veut ma mort, « du moins la veut-il, peut-être, lui, la mienne, singulièrement. Ce que ne fera pas l’ami déclaré s’il se contentait de se déclarer tel tout en manquant au nom, à la référence qui porte le nom271. » Repenser l’amour ou l’amitié au sein même de la discorde, du polémos de la disharmonie, donc en cultivant l’opposition ou la tension plutôt que de chercher à les résorber, n’est-ce pas en cela que pourrait se penser une nouvelle vertu, une vertu venant limiter le déchainement de la déliaison non plus à travers les principes illusoires d’une « acccordance » amoureuse, mais par une pensée du dissensus ?

d) Le polémos ou l’infraternité

Le « nous » est d’emblée problématique pour Derrida, dans la mesure où il évince un certain type de singularité, seule susceptible d’éradiquer les risques de la dissolution du sujet dans la communauté ou le rassemblement. Face au « nous » pensé comme espace clos, il faut avancer l’affirmation d’un sujet fort de sa vulnérabilité à n’être pas maître, souverain de lui-même, susceptible ainsi de ne plus appartenir mais d’être avec. Evelyne Grossman, dans l’article Appartenir, selon Derrida, avance l’hypothèse suivante : « Toute [la] réflexion [de Derrida], me semble-t-il est ici une réélaboration de l’idée même de communauté et d‘appartenance. Il ne s’agit plus d’un ‘’être-ensemble’’ de la communauté, comme chez Nancy ou Blanchot, mais d’un ‘’être-avec272’’. » Elle précise comment Derrida s’oppose à Sartre selon lequel existe « une tranquille distinction de

270 Jacques Derrida, États d’âme de la psychanalyse – Adresse aux états généraux de la psychanalyse, Éditions Galilée, 2000, p. 74.

271 Jacques Derrida, Politiques de l’amitié - L’oreille de Heidegger – Philopolémologie (Geschlecht IV), Éditions Galilée, 1995, p. 91.

l’individuel et du social, l’individu étant appelé à mettre ses forces au service d’une cause à défendre, avant de se fondre éventuellement dans la jouissance fusionnelle de l’action collective. Or, entre le singulier et le collectif, pour Derrida, il y a précisément un entre qui les met en mouvement, qui le déforme et les défait, les fait passer l’un dans l’autre, leur interdisant de se fixer face à face comme deux entités distinctes273. » Elle poursuit alors en affirmant que : « c’est cela que [Derrida] nous suggère sans doute aussi : sortir de cette axiomatique du soi et du chez soi (ce qu’il appelle parfois l’ipséité : c’est-à-dire le rassemblement réappropriant de soi). Alors il n’y a plus de maison mais du Unheimlich à l’œuvre274. » Reconnaître le Unheimlich à l’œuvre, se rendre à l’atopos, cela passe par le décentrement du rapport à soi que permet la psychanalyse tant dans son ancrage thérapeutique que métapsychologique. Or, ce décentrement doit être polémique. Il doit aboutir à la possibilité du combat, permis par le travail du transfert lorsqu’il donne au sujet la force de résister aux risques d’une identification dangereuse. Ce combat est aussi requis dans la lecture des textes qui doivent toujours être lus à la lumière d’une hétérogénéité irréductible quant à l’altérité qu’ils contiennent. Le philein de la philosophie suppose la différance, et tout comme pour la démocratie, la différance ne peut pas s’envisager dans la réconciliation. Toutes deux, la philosophie et la démocratie, doivent être sans cesse reconduites à « l’ajournement de l’économie du même ». La tension vers… comme renvoi de l’autre doit être maintenue. Il ne doit pas y avoir de désir nostalgique de retrouver une harmonie, le disjointement doit demeurer indépassable. « Car il y va aussi et du même coup, la chose étant marquée par le même mot en différance, de la différance comme renvoi à l’autre, c’est-à-dire comme expérience indéniable – je souligne : indéniable – de l’altérité de l’autre, de l’hétérogène, du singulier, du non-même, du différent, de la dissymétrie, de l’hétéronomie275. » Il ne doit pas y avoir l’interprétation heideggérienne de la Dikè comme rassemblement, ajointement et harmonie. Mais au contraire il faut, pour la démocratie à venir, une messianicité sans messianisme, c’est-à-dire « accorder la justice au désajointement, à l’être out of joint, à l’interruption du rapport, à la déliaison, au secret infini de l’autre276 ». Ainsi, au-delà d’une suspicion à l’égard de l’harmonie, Derrida envisage la philia ou l’amitié, avec d’autant plus de force qu’elle contient de la « tension haineuse ». La

273 Évelyne Grossman, « Appartenir, selon Derrida », Rue Descartes 2006/2 (n° 52), p. 6-15.

274 Ibid.

275 Jacques Derrida, Voyous, Éditions Galilée, 2003, p. 63.

haine ne doit pas être dissociée de la philia. Il faut entendre la haine comme ce qui dans la philia protège du sacrifice de mourir pour l’autre ou de faire mourir l’autre, comme ce qui permet le refus de l’obéissance et de la soumission aux exigences idéologiques de l’autre, dans le cas où elles seraient inacceptables. C’est là sans aucun doute que la pensée de Derrida assume l’aporie politique. Le « nous » ne doit jamais résorber la haine de l’autre lorsque je fais alliance avec lui dans une communauté, pour que jamais ne puisse s’envisager le sacrifice pour la communauté. Cette haine doit nécessairement être, dans tous les cas, pensée dans la distance respectueuse permettant que ne se déploie pas l’agressivité d’un corps à corps, pouvant provoquer une mise à mort de l’autre ou à l’inverse une dissolution de soi dans une communauté. Être juste, nécessite que l’on reconnaisse l’exigence d’une « certaine rupture de réciprocité et d’égalité avec l’autre, l’interruption aussi de la fusion ou confusion entre toi et moi277 ». Sans cette rupture, le risque d’appropriation à l’œuvre dans tout sentiment se manifeste, notamment par les sentiments de convoitise et de cupidité ou les risques de l’identification sans discernement. Il s’agit alors d’une justice qui fait signe au-delà : au-delà de la fraternité, de l’appropriation, de la proportion, portée par la capacité à aimer l’autre fraternel non pas tel un ami mais plutôt en ennemi. Cultiver les antagonismes permet de penser, au-delà de l’Éros, un lien clair et désillusionné, faisant face aux cruautés, sans alibi. Une nouvelle vertu politique pourrait dès lors s’exprimer ainsi dans la ruse du détour : celle de la dissimulation des principes ou des forces de déliaison sociale, toutes les disjonctions menaçantes, cela dans le seul but de préserver le lien social et la Menschenfreundlichkeit. Un lien délié des droits d’appropriation de l’autre, de ses liens mortels, lien délié de tout cela car étant passé par le filtrage de la désillusion. Ce détour permet alors de montrer d’une part l’idée d’une justice pensée dans la disproportion des rapports entre les hommes, en particulier entre les amis, qui doivent être traités au mieux comme doivent l’être des ennemis, et d’autre part l’idée de l’histoire comme production de ces rapports de forces antagonistes. Une justice dans le devenir doit être alors ce qui réfute l’équilibre permis par une histoire linéaire, simplifiant, nivelant les antagonismes pulsionnels.

Nous voudrions montrer que toute cette question autour d’une raison psychanalytique tentant de penser une autre responsabilité au-delà du conscient, dans

277 Jacques Derrida Politiques de l’amitié, Chapitre 3 « Cette « vérité » folle : le juste nom de l’amitié », Éditions Galilée, 1994, p. 81.

le lien entre les pulsions, renvoie encore aux enjeux éthiques posés par la philosophie de Heidegger. Lorsqu’advient la sidération de ce que sa compromission politique ouvre en discordance avec ce que la philosophie tente de penser, à savoir la dignité de l’humanité, alors Derrida propose d’affirmer paradoxalement cette nécessité de la tension, de la discorde. Il applique ainsi, dans sa lecture d’une définition de la philosophie, et de celle de Heidegger en particulier, le principe freudien de la coexistence irréductible entre la pulsion de l’Éros et la pulsion de mort. À partir du cas très spécifique de Heidegger, pourraient alors se penser plus largement les risques auxquels s’expose toute pensée.

Derrida dans l’ouvrage L’oreille de Heidegger – Philopolémologie (Geschlecht IV), affirme que Heidegger parvient à faire resurgir la nostalgie qui est l’origine de la philosophie. La philosophie est une réaction à la perte du phileîn originaire, de l’homologeîn, de la correspondance avec le lógos. La philosophie se tient dans la crispation de cette tension nostalgique qui ferait d’elle une recherche, une quête, la tension d’un désir. Cette nostalgie, reconduite par Heidegger, se repère dans la façon dont il proclame après la guerre (en 1955) la nécessité de la paix. Derrida le dit ainsi : « puis après la guerre et la fin du nazisme, le voici [Heidegger] qui déclare la paix, il multiplie les déclarations d’amour et d’amitié, il chante l’unité, l’Hen pánta de l’être qui rassemble dans la concorde, l’harmonie et la correspondance homologique278. » Il « perd » en quelque sorte ce qu’il affirmait au paragraphe 74 de Sein und Zeit du kampf, du combat, qui est alors encore relié au mot Freund. Au moment de Sein und Zeit, Heidegger pensait encore une vertu du polémos au sein de la philein. Derrida le dit ainsi :

C’est parce que la voix de l’ami n’exclut pas l’opposition, c’est parce qu’elle ne s’oppose pas à l’opposition qu’il n’y a pas d’opposition essentielle entre le phileîn et le kampf, ou comme cela sera dit plus tard, le pólemos. […] L’opposition elle-même, mais aussi la résistance, la désobéissance, l’insoumission (Widersetzen) sont décrites comme les possibilités essentielles du ‘’s’écouter-l’un-l’autre’’, (Aufeinander-hören), de l’écoute fidèle ou docile (Hörigkeit) et de l’appartenance (Zugehörigkeit) dont reste exemplaire l’écoute de la voix de l’ami que chaque Dasein bei sich trägt279.

À ce moment là, affirme Derrida, le mot Kampf n’est pas encore contaminé par un sol idéologique dont il reçoit et alimente l’irrigation, celui qui s’exprimera pour Heidegger dans la restructuration de l’université conforme au « Fhürer-prinzip280 ». « La pensée du

Kampf, discrètement mise en place dans Sein und Zeit, nous l’avons vu, s’introduit en

278 Jacques Derrida, Politiques de l’amitié - L’oreille de Heidegger – Philopolémologie (Geschlecht IV), Éditions Galilée, 1995, p. 392.

279 Ibid., p. 361, 362.

force vers la fin du Discours […] à un moment manquant281. » Ce moment manquant, c’est celui du rassemblement, ce qui doit rassembler l’université allemande, et la rassembler originairement en une seule force manquante, d’un seul trait. Cette force manquante, à la fois unifiée et unifiante, c’est le combat (Kampf). Seulement, le Kampf ne s’y présente plus comme ce qui maintient un rapport d’hétérogénéité entre le philein et le polémos, mais comme ce qui rassemble les trois devoirs (le service du travail, le service militaire et le service du savoir), il rassemble l’être-allemand dans l’unité de sa triple mission. La tension et la distance ne sont plus requises. Car si le combat doit se situer aussi à l’intérieur de soi, dans la recherche d’une auto-affirmation (Selbstbehauptung), d’une auto-méditation (Selbstbesinnung) et d’une auto-nomie (Selbstverwaltung), il s’agit encore d’un combat qui rassemble et gomme l’hétérogénéité. En effet, Derrida affirme : « le combat rassemble avec soi, il est le rapport à soi comme différend. Et le selbst, ce rapport à soi, est bien déterminé, du moins dans ce texte, comme volonté et logique oppositionnelle de la volonté282. » Derrida poursuit : « Volontarisme signifie ici qu’il dépend de nous d’être nous, d’être ainsi ce que nous sommes et devons être. L’autós c’est nous, il dépend de nous, mais de nous en tant que nous portons la résistance de l’adversaire en nous283. » La volonté doit alors s’écouter comme la force, « la force spirituelle de l’Occident, ce qui donne au peuple allemand l’unité exemplaire de sa mission historiale pour en faire le peuple de l’historialité spirituelle, un peuple ‘’geschichtlich-geistige284’’ ». Ainsi selon Heidegger, « le pólemos (Auseinandersetzung) ne dissocie pas l’unité, il la détruit encore moins. Il la forme, il est rassemblement (lógos).

Pólemos et lógos sont le même285. » C’est dire que la volonté n’exclut pas la dissolution dans le « nous » du volk, au contraire elle la réclame. Le « nous » est alors ce qui dissout la singularité.

À cette force spirituelle comme rassemblement, comme unification dans le « nous », Derrida oppose un tout autre type de conflit : le poléros286. Il s’agit bien de 281 Jacques Derrida, Politiques de l’amitié - L’oreille de Heidegger – Philopolémologie (Geschlecht IV), Éditions Galilée, 1995, p.393. 282 Ibid., p. 400. 283 Ibid. 284 Ibid., p. 401. 285 Ibid., p. 411. 286 Ce néologisme, poléros formé par la contraction de polémos et d’éros, permet de rendre compte pour Derrida de la dissociation qu‘il convient de maintenir entre le conflit et l’amitié. En cet impossible se situe la possibilité d’une résistance éthique de ne pas se dissoudre dans un « nous », dans une communauté venant soutenir, par procuration et identification, les désirs d’élection et de puissance du sujet. De même, dans Résistances – De la psychanalyse, poléros se décline autour des occurrences envisagées par Derrida

penser un conflit, un combat d’une toute autre nature que celui du kampf. C’est un conflit dans lequel les force antagonistes en jeu permettent d’entendre l’inouï, ce qui pourrait faire écho à l’insu. Autrement dit, s’il faut penser réunis le polémos et l’éros, c’est afin de veiller à ce que ne se résolvent jamais, ne se réduisent jamais les oppositions. La distance de ce qui se fait entendre dans la création comme force du commencement qui sépare en s’opposant, qui introduit de la dissociation, qui ouvre les intervalles, ne doit jamais en revanche, se séparer du philein c’est-à-dire de ce qui est aimance. Derrière le conflit, c’est la différance qu’il faut lire pour Derrida. Car, selon lui, ce que Heidegger a finalement annulé, c’est tout ce que ce combat doit maintenir comme distance. Il s’est rendu sourd au combat pour privilégier la paix et l’harmonie, par un rassemblement général, celui du logos. Finalement, « l’oreille de Heidegger est celle qui entend et sacrifie la voix discordante, inouïe, celle de l’inimitié originaire que le Dasein aura porté en lui, ‘’avant’’ le rassemblement du logos287. » Heidegger aurait sacrifié l’entente de la discorde à force de l’entendre mal, c’est-à-dire sur fond d’un combat comme le Kampf hitlérien, en vue du « nous » et de sa mission pour le peuple allemand. Pour Derrida, il faut au contraire, porter la voix de l’ami, une voix muette et sourde au rassemblement, présupposant d’entendre au-delà de l’ouï du philosophe, avec de nouveaux tympans greffés (ceux de la théorie et de la conceptualité ayant été crevés, déformés à cause de leur propension à vouloir pouvoir). Des tympans qui plutôt qu’entendre vraiment, en appelle plutôt à l’écoute de l’insu et de l’indécision, celle de la responsabilité jusque dans l’inconscient.

Nous voudrions montrer dès lors que l’aporie politique est en elle-même éthique, ceci venant appuyer l’idée d’un polémos irréductible qui déjoue nécessairement le « nous » de toute communauté. Par la façon dont Derrida conçoit la démocratie peut se comprendre à quel point le « nous » est pour lui vecteur de tous les risques d’assujettissement et de soumission, lorsque l’autre se substitue à tout autre et devient par là le même. Dans La démocratie est-elle à venir ?, Jacques Rancière analyse la spécificité de l’idée de démocratie selon Derrida. Selon Rancière, dans la vision politique de Derrida, l’idée du sujet politique ou de la capacité politique sont absents. « Il y a une chose que Derrida ne peut admettre, à savoir l’idée de la substituabilité, de l’indifférence sur la question de l’analyse sans fin ou autrement dit de l’impossibilité de parvenir à une solution dans l’analyse. 287 Pierre Delain, Derridex – Article [Derrida, l’inouï] - http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0508252020.html

à la différence ou de l’équivalence du même et de l’autre288. » Cette idée se fonde sur le fait que selon Derrida, « l’essence de la politique est la souveraineté, laquelle est une idée d’origine théologique. La souveraineté est d’abord celle du Dieu tout-puissant. […] Dans cette perspective, le concept de démos ne peut avoir aucune spécificité. Il se ramène au concept d’un sujet souverain autodéterminé, homogène à la logique de la souveraineté qui soutient les États-nations289. » De là il s’agit de comprendre, poursuit Rancière, pourquoi Derrida fait un procès contre la fraternité. Précisément, la fraternité selon Derrida, rejoue les enjeux d’une certaine substituabilité à travers l’idée de l’égalité. En effet, dans l’égalité se dit la proportion, la calculabilité. Or, il existe, selon les analyses de Politiques de l’amitié, une vertu de la disproportion, de l’incalculable, du dissymétrique entre moi et l’autre. La démocratie que pense alors Derrida relève de l’idée de l’heteron. Rancière affirme : « Cet heteron est l’extérieur, le distant, l’asymétrique, l’insubstituable290. » Au point que selon Rancière, l’aporie du politique chez Derrida est le dissensus. Dans le sens où :

L’aporie signifie qu’il n’y a pas d’anticipation d’accord dans la pratique du désaccord. Cela signifie aussi qu’il n’y a pas de partie qui puisse jouer le rôle du tout, pas de sujet mettant en acte l’équivalence entre le même et l’autre. […] Il [Derrida] veut en effet répudier l’identification de la ‘’démocratie à venir’’ avec une idée régulatrice kantienne. Son premier argument est qu’elle ne peut pas être une idée régulatrice puisqu’elle doit agir ici et maintenant. Mais le sens de l’argument, c’est qu’elle doit mettre en acte ici et maintenant l’impossibilité de tout ici et de tout maintenant291. Finalement, la démocratie pour Derrida doit se penser comme l’ouverture à l’événement de l’autre, la justice supposant une dissymétrie radicale. Cette conception de la démocratie ne peut donc qu’être à venir sans jamais arriver et elle se soutient d’une idée de l’éthique « qui signifie proprement la loi de l’heteron, un heteron construit en croisant l’Autre lévinassien avec la Chose lacanienne. Cette vision de l’éthique substitue la loi inconditionnelle de l’autre à la loi inconditionnelle kantienne d’une autodétermination du sujet292. ».

Or, c’est dans cette loi inconditionnelle de l’autre que le « se rendre à… » s’inscrit afin de « répondre pour ». Au-delà de ce que le sujet peut décider dans son auto-détermination, le sujet est seulement libre de l’inéluctable, ou autrement dit il doit agir 288 Jacques Rancière, La démocratie est-elle à venir ? – Ethique et politique chez Derrida, Revue Les Temps Modernes. Derrida, l’événement déconstruction, 67e année Juillet/octobre 2012, N° 669/670, p. 162. 289 Ibid., p. 163. 290 Ibid., p. 164. 291 Ibid., p. 167. 292 Ibid., p. 167.

comme s’il était libre de ce qui lui arrive, sans jamais l’être pleinement. Si Rancière conclut au fait que Derrida ne fait que reconduire un principe théologique de souveraineté, celle de l’autre à laquelle je suis indifféremment soumis (que ce soit Dieu ou tout autre), c’est sans doute à défaut de comprendre ce que Derrida entend par « la décision passive », celle qui consiste à entendre l’appel de l’autre sans ne jamais pouvoir répondre avec justesse ou justice, mais à tout le moins, en ayant eu la possibilité de « répondre pour… » c’est-à-dire de porter la voix de l’autre, de l’entendre dans l’inouï de