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propriété de la langue, comme appropriation absolue ?

c) Plus d’une langue

Dans Le monolinguisme de l’autre, Derrida travaille, comme il l’annonce dans le

Prière d’insérer, à entrelacer des thèmes avec « la petite auto-biographie d’un goût

immodéré pour ce qu’on appelle la ‘’déconstruction’’, dont la seule définition jamais risquée, la seule formulation, explicite fut un jour, il vaut mieux le rappeler ici, ‘’plus d’une langue157’’. » « Plus d’une langue », cette formule se conjugue avec celle énigmatique qui ouvre le propos de cet ouvrage de Derrida : « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne ». Nous voudrions entendre dans cette phrase, impossible à embrasser dans la totalité du sens - du fait de l’opposition entre affirmer posséder une langue et que pour autant elle ne soit pas appropriable à moi-même -, entendre donc, une reprise des thèmes critiqués par Derrida à la lecture de Heidegger, à propos de la question de l’identification à l’unique langue allemande et partant celles du rassemblement de l’être près de soi. Car il n’y a pas, selon Derrida, de propriété « naturelle » de la langue et considérer le contraire consiste à nier et même à dénier le fait qu’il existe dans la langue le ferment d’une terreur possible. Derrida l’affirme clairement : « une terreur dans les langues, c’est notre sujet158. » Ce que Derrida cherche à nous faire entendre, c’est qu’il y a un double mouvement dans le rapport à la langue, par le fait même que la langue ne soit pas ma propriété, que je ne puisse en être le maître. Dans un premier mouvement, le maître de la langue se croit tel par une appropriation au cours d’un procès non-naturel de construction politico-phantasmatique ; mais comme cette appropriation est illusoire, parce qu’il n’y a pas d’appropriation ou de réappropriation absolue de la langue, cela donne lieu à un deuxième mouvement, celui de la rage appropriatrice et de la jalousie violente. C’est alors que peuvent se produire « le viol d’une usurpation culturelle, c’est-à-dire toujours d’essence coloniale » où le maître feint de pouvoir s’approprier la langue, pour l’imposer comme la « sienne », d’où dérivent la surenchère de violence, l’emportement

157 Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Éditions Galilée, 1996, Prière d’insérer, p. 2.

jaloux d’une colonialité essentielle. Ce processus est renforcé du fait même que cette rage appropriatrice est vouée à l’échec. Si le maître, au fond, n’est rien selon Derrida, c’est parce qu’il est reconduit sans cesse à l’impuissance de son dessein. Pourtant, cela ne laisse pas la langue indemne : la langue devient folle, elle « parle cette jalousie. La langue n’est que la jalousie déliée. Elle prend sa revanche au cœur de la loi. De la loi qu’elle est elle-même, d’ailleurs, la langue, et folle. Folle d’elle-même. Folle à lier159. » Plus loin, Derrida précise les enjeux de la folie de la langue, en se référant aux propos de Hannah Arendt lorsqu’elle énonce cette « déclaration fameuse » au sujet de l’habitation de la langue allemande, après les « temps les plus amers », c’est-à-dire ceux du nazisme. Voici ce que déclare Arendt : après ces temps de terreur, « qu’est-ce qui reste ? Reste la langue maternelle ». De là, Arendt s’interroge en ces termes : « Je me disais : que faire ? Ce n’est tout de même pas la langue allemande qui est devenue folle ! Et en second lieu : rien ne peut remplacer la langue maternelle. » Derrida considère dès lors que la philosophe est dans le déni : elle dénie cette possibilité même que la langue puisse devenir folle, comme si seuls les hommes pouvaient eux-mêmes perdre la raison. Pourtant, cette folie de la langue selon Derrida ne pourrait évidemment pas se dire sans un être-parlant. Il le dit ainsi :

Arendt ne peut ou ne veut penser cette aberration : pour que les ‘’sujets’’ d’une langue deviennent fous, pervers ou diaboliques, mauvais d’un mal radical, il a bien fallu que la langue n’y fût pas pour rien ; elle a dû avoir sa part dans ce qui a rendu cette folie possible ; un être non parlant, un être sans ‘’langue’’ maternelle ne peut pas devenir ‘’fou’’, pervers, méchant, meurtrier, criminel ou diabolique ; et si la langue est pour lui autre chose qu’un simple instrument neutre et extérieur (ce que Arendt a raison de supposer, justement, car il faut que la langue soit plus et autre chose qu’un outil pour rester tout le temps ‘’toujours’’, avec soi à travers les déplacements et les exils), il faut bien que le citoyen parlant devienne fou dans une langue folle – où les mêmes mots perdent ou pervertissent leur sens prétendument commun. Et on comprendra moins que rien à quelque chose comme le nazisme si on exclut, avec la langue et le langage, tout ce qui est inséparable : ce n’est pas rien, c’est presque tout160. Et en effet, c’est très précisément dans le rassemblement identificatoire vers l’Un, vers le privilège de la langue allemande, lorsque la langue, parce que maternelle contient tous les phantasmes de l’originaire, que surgit chez Heidegger la fusion entre « les forces de la terre et du sang » et « la puissance d’émotion la plus intime161 ». Là se rassemblent dans l’habiter qu’est le langage toutes les puissances à mettre en œuvre : celles de la

159 Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Éditions Galilée, 1996, p. 46.

160 Ibid., p. 104.

161 Martin Heidegger, Discours du rectorat, cité par Jacques Derrida dans Heidegger et la question - De

langue et de la pensée, l’une ouvrant à l’autre, le sujet n’étant en somme que le réceptacle passif de ce qui advient, lorsqu’il est soumis à l’appel. Derrida affirme : « En heideggérienne qu’elle reste à cet égard, mais comme beaucoup d’Allemands, juifs ou non, Arendt ré-affirme la langue maternelle, c’est-à-dire une langue à laquelle on prête une vertu d’originarité. ‘’Refoulée’’ ou non, cette langue reste l’essence ultime du sol, la fondation du sens, l’inaliénable propriété qu’on transporte avec soi162. » Or, selon Derrida, la langue maternelle, comme la mère, si elle sont considérées comme irremplaçables, deviennent le lieu même de la folie. Précisément parce que la langue maternelle est fantasmatiquement un tel lieu, lorsqu’elle est pensée comme irremplaçable, ou à l’inverse, comme remplaçable absolument. Donc, la langue maternelle peut être le lieu d’une folie de type identificatoire : aliénation à l’absolu, à la figure irremplaçable de l’Un : […] La mère est la folie : la mère unique (disons la maternité, l’expérience de la mère, la relation à la mère ‘’unique’’) est toujours une folie et donc toujours, en tant que mère et lieu de la folie, folle. Folle comme l’Un de l’unique163. Ou à l’inverse, mais produisant les mêmes effets de folie, l’oubli de la langue maternelle, envisagée cette fois comme remplaçable absolument, et lorsqu’elle a été suppléée, devient le lieu même du refoulement. Là où il s’agit de couper net, selon Arendt, la productivité dont on fait preuve dans sa propre langue. Continuant l’idée d’Arendt, Derrida en appelle alors à comprendre cette « folie de la langue » présente à l’insu du sujet et convoque aux enjeux éthiques dont nous parlions ci-dessus, ceux d’une responsabilité au-delà des processus conscients :

Un événement tel que ‘’Auschwitz’’, ou le nom même qui nomme cet événement, peut répondre de refoulements. Le mot reste un peu vague, il est sans doute insuffisant mais il nous met sans ménagement sur la voie d’une logique, d’une économie, d’une topique qui ne relève plus de l’ego et de la conscience proprement subjective. Il nous appelle à aborder ces questions au-delà de la logique ou de la phénoménologie de la conscience, ce qui arrive encore trop rarement dans la sphère la plus publique du langage contemporain164.

Face à ces identifications à l’Un, à ces aliénations qui conduisent à la folie de l’appropriation - identifications la plupart du temps liées à des mécanismes inconscients -, Derrida veut envisager la valeur d’ex-appropriation présente dans la langue, dans le

plus d’une langue. Précisant la formule inaugurale du Monolinguisme de l’autre, la

162 Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Éditions Galilée, 1996, note de bas de page, p. 111.

163 Ibid., note de bas de page, p. 107.

transformant en déclaration éthique, il affirme ainsi : « Quiconque doit pouvoir déclarer sous serment, dès lors : je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne, ma langue ‘’propre’’ m’est une langue inassimilable. Ma langue, la seule que je m’entende parler et que je m’entende à parler, c’est la langue de l’autre165. » C’est ainsi que Derrida pense cette éthique au-delà du sens et de la conscience d’un vouloir-dire-intentionnel, une éthique ancrée dans l’indécidable de ce qui ouvre à l’altérité, dissémination incontrôlable de la langue qui ne peut jamais s’approprier et qui ouvre à la promesse.

En plus de penser le plus d’une langue, il tente d’expérimenter dans la langue des concepts qui obligent à penser l’impossible. Intraduisibles, ces concepts sont incommensurables. Ce sont des mots tels que le don, l’hospitalité inconditionnelle, le pardon supposant que soient endurées une surabondance, une richesse excédant le sens. Confrontée à ces apories la pensée ouvre alors à un autre type de folie, celle de ne pouvoir contenir, totaliser, unifier le sens. Il ne s’agit plus de la folie de l’appropriation dans l’ipséité de l’Un, mais à l’inverse, d’une folie féconde166, la folie de ce qui déborde de soi et est infesté d’altérité. C’est là alors seulement que le sujet n’est plus au centre, mais s’efface, là qu’il peut s’ouvrir à la responsabilité inconditionnelle, mais parce qu’inconditionnelle, à la fois promise et irréalisable ou autrement dit, indécidable et incalculable. Là où le sujet doit se rendre à…ne pouvant calculer ou prévoir, exempté de toute possibilité d’user de l’habileté de l’« impératif hypothétique ». Et précisément, si l’on peut parler d’une parole qui se donne, d’un don de la parole, c’est parce que la parole ne peut se donner que dans l’épreuve d’une promesse folle167 où les noms « nous » manquent. C’est par la confrontation avec des archi-concepts, c’est-à-dire des pensées non assignées, intraduisibles, impossibles à saturer, renvoyés à une dissémination à l’infini du sens, que peut se penser pour Derrida un sujet faisant lui-même l’épreuve de ses limites, de son im-pouvoir. Là où la force ne peut jamais être effective, efficace. Simone Regazzoni, dans un article intitulé Au-delà de la pulsion de

pouvoir le dit ainsi : « L’inconditionnalité sans souveraineté est donc l’impossible. Mais 165Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Éditions Galilée, 1996, note de bas de page, p. 47. 166 La fécondité ou la fertilité liées à la figure de la mère, celle qui donne la vie, remet au monde, pro-met le monde à sa descendance, n’est-ce pas là la folie d’un don qui se donne sans compter ? Par là, la mère est ouverture à l’altérité, elle fait don de l’enfant au monde, le lui pro-met. Une mère qui voudrait garder chez elle l’enfant, pour elle-même, serait à l’inverse une mère « follement possessive ». 167 Nous reviendrons très largement, dans notre troisième partie, sur cette opposition chez Derrida entre deux types de folie. La folie de l’appropriation de l’un, aux identifications figées, conduisant à la barbarie et à l’inverse une folie de ce qui excède, infestée d’altérité, c’est-à-dire une folie du don et de l’indécision. Ce second type de folie semblerait pouvoir déjouer les effets délétères de l’autre. C’est en ce sens qu’elle est promesse.

l’impossible n’est pas ici une dimension négative : l’impossible signale l’ouverture au cœur de la souveraineté d’un espace d’im-pouvoir ayant la force de s’exposer sans condition à l’événement de l’autre, la force de se rendre vulnérable168. » Toujours selon l’analyse de Simone Regazzoni, cette force faible renvoie, « plutôt qu’à l’affaiblissement de la force messianique, à l’affaiblissement du pouvoir de défense de l’ipséité169. »

N’est-ce pas là, dans ce Plus d’une langue, associé aux apories d’archi-concepts impossibles à embrasser dans leur sens, que se rencontre le véritable voyage de la pensée, tel qu’il est considéré par Derrida ? Il rejette en effet le paradigme odysséique du voyage, qui suppose que le sens, en se transposant dans des lieux de villégiature – les métaphores par exemple -, se garde auprès de lui-même, anticipant ainsi son retour à soi. « L’oikonomia emprunterait toujours le chemin d’Ulysse. Celui-ci fait retour auprès de soi ou des siens, il ne s’éloigne qu’en vue de se rapatrier, pour revenir au foyer à

partir duquel le départ qui est donné et la part assignée, et le parti-pris, le lot échu, le

destin commandé (moïra170). » Il s’agit au contraire pour Derrida d’interrompre par surprise le trajet téléologique et pour cela de cesser de penser une frontière entre le même et l’autre comme demeurant toujours nette et indivisible. Ainsi, « voyager avec Derrida implique alors de prendre l’odyssée par surprise, d’explorer un paysage déchiqueté, tout d’’’effets’’ et d’’’effondrements’’, de suivre enfin le fil d’une étrange et périlleuse aventure qui consiste à arriver sans dériver171. » C’est dire que selon Derrida, il s’agit de dissocier la dérive et l’arrivée. Si la dérive désigne un trajet trop continu loin des rives, toujours assuré de frontières indivisibles, toujours susceptible d’être réparé ou compensé par un retour, l’arrivée, elle, suppose la surprise de l’arrivée de l’autre, son hospitalité sans réserve, sans le reconduire aussitôt à la frontière du même. Autrement dit, l’arrivée consiste à laisser arriver l’arrivant ou encore à se rendre à…et ne plus se contenter dès lors de longer les rives rassurantes de terres connues. Un voyage comme ouverture à la folie de l’altérité du sens, une éthique de la destinerrance, fondée à partir d’un sujet qui ne cesse d’errer, soumis au risque incessant de l’effondrement de soi, alternant entre se préserver, se garder à l’abri dans une identité stable et toujours se confronter au risque de tomber en poussière. 168 Simone Regazzoni, « Au-delà de la pulsion de pouvoir », Revue Lignes 47 – Derrida politique – Mai 2015, p. 83. 169 Ibid., p. 83. 170 Jacques Derrida, Donner le temps, p.18.

171 Jacques Derrida, La contre-allée, par Catherine Malabou et Jacques Derrida, Éditions La Quinzaine Littéraire, p. 18.

d) Laisser advenir de l’autre et non l’Être ou la désistance du sujet

Il est remarquable de constater combien sont fréquentes les références à la psychanalyse dans l’œuvre de Jacques Derrida, particulièrement lorsqu’il travaille la pensée heideggérienne. Or, ces occurrences se déploient notamment par rapport à la question du sujet. Mais force est de constater que souvent, Derrida aborde les questions ouvertes par la psychanalyse sans les emprunter franchement. Ces renvois sont de deux types : soit pour montrer une continuité de pensée entre Heidegger et Lacan172, soit pour mettre en évidence comment le coup d’envoi freudien permet d’entrevoir la possibilité d’une rupture avec la tradition philosophique. Dans les deux cas, Derrida fait apparaître comment les ouvertures décisives permises par la pensée de Heidegger, ont au final achoppé, ne permettant pas de véritablement interroger la métaphysique, tout comme la fondation du Dasein aurait échoué à véritablement penser les limites du sujet. Certes, Derrida, comme Heidegger, reconnaît l’impossibilité de penser hors du champ strict de la métaphysique : il n’y a pas de dépassement simple, d’Überwindung possible. Néanmoins, Derrida poursuit la tentative de faire un pas de plus, de ne pas demeurer sur le seuil de la question, d’entrer dans le vif du sujet. Pour ce faire, la psychanalyse est requise : emboîter le pas de la psychanalyse, là où Heidegger ne s’est jamais rendu173. Si proche pourtant de saisir ce qui se dérobe à la mainmise, œuvrant à une Destruktion de l’onto-théologie, repérant les illusions à l’œuvre dans la phénoménologie, Heidegger demeure dans une approche où la Jemeinigkeit se comprend dans la constance d’« un

Dasein comme étant chaque fois à moi », y compris dans « la constance dans le n’être-pas-soi-même174. » Sans doute est-ce dans cette dernière formulation : « une constance dans le n’être-pas-soi-même », que se dévoile une nuance subtile, où Derrida entend les résonances heideggériennes à l’endroit de ce que la psychanalyse freudienne ouvrira vraiment. Derrida, reprenant le paragraphe 25 de Sein und Zeit dans Heidegger : la

172 Si nous ne nous approchons pas encore de Lacan dans cette première partie, c’est parce que nous y consacrerons la deuxième partie dans son ensemble. 173 Nous travaillerons plus loin et très spécifiquement cette expression derridienne « se rendre à… ». Elle concentre en effet de nombreux envois vers un au-delà de la pensée logocentrique et est notamment mise en évidence dans ses occurrences, dans l’ouvrage Demeure, Athènes. 174 Martin Heidegger, Sein und Zeit, De l’édition séparée de Sein und Zeit : Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1976. De la Gesamtausgabe : Vittorio Klostermann, Francfort-sur-le-Main, 1977. Éditions Gallimard, Paris, 1986, pour la présente édition, § 25, p. 158.