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Conclusion de la première partie

En considérant le sujet à travers les questions qui ouvrent sur des apories, nous avons voulu montrer comment Derrida interroge les conceptions traditionnelles du sujet, héritées de la philosophie. Le sujet est traditionnellement ce qui est désigné comme la représentation originaire de soi, celle qui s’obtient, selon la phénoménologie dans un point-source, une impression originaire. Or, selon Derrida il n’y a pas de présence pleine à soi-même, pas même dans le vouloir-dire intentionnel de la phoné. Il tente dès lors de transgresser la clôture de la métaphysique dans laquelle le sujet se maintient dans la posture logique de la représentation de lui-même. En effet, ce que tente de représenter la philosophie, c’est à chaque fois la présence de ce qui est déjà présent. Elle pense le paraître dans sa visibilité, à partir de ce qui fait apparaître, à savoir le sujet. Il s’agit au contraire pour Derrida d’envisager le sujet dans la différance, c’est-à-dire dans les fissures de l’identité à soi, à jamais instable. Partant de ce caractère « naturellement » exilé du sujet, il radicalise le geste et réclame que se provoque encore davantage de déstabilisation. Ainsi, contre le couvrement ou la dissimulation de la question du sujet sous des dépôts ontologiques et ontiques, doit se penser un travail de déconstruction. Déconstruire les formations du sujet que sont le moi, le sujet, l’individu, l’État ou le droit, c’est montrer que ce ne sont là que des tentatives de formations ou des effets d’indivisibilité, voués à l’échec. En réalité, il n’y a pas d’indivisibilité. Ce travail à propos du sujet est parallèle à celui réclamé et provoqué au sein de la philosophie, là où il s’agit de déposer des propositions contradictoires ou intenables. C’est alors à partir d’un ailleurs que Derrida conçoit sa lecture des textes. La lecture ne peut plus s’envisager dans un vis à vis, « face » aux textes, mais en creux, à une place déséquilibrée, précaire et même intenable : un en-dedans-en-dehors. En effet, tout comme le sujet, la pensée est déjà en elle-même ouverture vers un ailleurs du texte donc nécessairement en errance. Alors, si la lecture de Derrida se penche plus particulièrement sur le texte d’Heidegger, c’est afin de recueillir, après lui, l’impensé, c’est-à-dire perpétuer le mouvement d’insécurité que propose le philosophe allemand, lorsqu’il explore le champ de la différence entre l’être et l’étant et affronte la question de la présence. Heidegger semble être en effet celui qui opposera « au statut d’auto-promotion que le sujet moderne s’attribue à lui-même », l’idée que le subjectum est d’abord jectum : jeté dans l’existence et par là se trouvant privé d’un fondement dernier, d’un fundamentum

inconcussum ou de certitude absolue. Le sujet ne peut avec Heidegger ni être envisagé

dans une permanence, sans cesse confronté au mouvement des phénomènes du monde, ni ne peut avoir un accès privilégié à lui-même, étant absenté de lui-même, s’abandonnant la plupart du temps à la dictature du « on ». Heidegger en déconstruisant ainsi le sujet, ouvre au Dasein (ou l’être-dans-le-monde) qui ébranle, « détruit » l’idée d’une subjectivité pensée dans l’opposition de soi au monde. Le sujet n’est plus ce qui s’oppose au monde, se représente face au monde, mais est « dedans » le monde296.

Pourtant et malgré cette ouverture que permet Heidegger, nous avons mis en évidence que Derrida supplée de son écriture le geste heideggérien qui selon lui échoue finalement à sortir de l’idée de présence. Cet échec se lit à plusieurs indices. Le premier est que Heidegger réclame, pour nommer ce qui se déploie dans l’Être, un nom unique, le nom de l’Être. Le second tient dans le fait qu’il persiste dans une anthropologie pourtant dénoncée. En effet, quand bien même le Dasein n’est pas un étant, ni même une nouvelle détermination de l’homme par rapport à l’âme, l’esprit, la conscience ou la raison, il se donne pourtant dans le rassemblement du propre, c’est-à-dire dans le fantasme d’une appropriation de soi. Car s’il est de la mission de l’homme de chercher à dire l’Être, cela ne se peut qu’à partir du Da, parce qu’il y a présence du Da qui est là, qui est cet espace où se fait l’éclaircie de l’être. Le Da en lequel l’homme ek-siste est la zone d’éclaircie de l’être. Or, cette éclaircie n’advient que lorsque s’assume une attention soutenue à la voix de l’être, audible par le souci issu de la temporalité. C’est dire que cette éclaircie ne se produira que si se produit l’ek-sistence présente à elle-même. Le troisième indice est à la fois le plus repérable et le plus insidieux : Heidegger est pris dans les processus d’une « mimétologie inavouée ». Prisonnière d’un double-bind, sa pensée est surdéterminée dans la recherche d’une identification nationale : enfermée dans une volonté d’imitation nationale, elle revendique pourtant le refus de l’imitation. Le philosophe trouve une certaine responsabilité dans l’idée d’une pensée « haute », ouverte vers davantage d’authenticité, mais seule la pensée est importante dans ce cas. Cette responsabilité devient alors retorse et désastreuse lorsqu’elle se resserre dans l’étau d’un usage d’une seule langue, la langue allemande, seule susceptible d’amener la pensée vers son élévation spirituelle. L’être doit se comprendre là où le sujet rompt avec son

296 Voir l’analyse de Jean Grondin, dans l’article intitulé Pourquoi Heidegger met-il en question l’ontologie

du sujet afin de lui substituer une ontologie du dasein ? Paru dans P. Brickle (Dir.), La Filosofía como pasión.

Homenaje a Jorge Eduardo Rivera Cruchaga en su 75 cumpleaños, Madrid, Editorial Trotta, 2003, 191-197.

subjectivisme pour s’élever plus haut, pour se hisser jusqu’à la volonté d’être

lui-même dans le « nous » du peuple allemand. Cela suppose que le « nous » trouve sa force dans les puissances de la terre et du sang. Alors même que Heidegger semblait entendre la nécessité de ne plus penser le sujet comme ce qui s’empare, domine, fait face frontalement au monde pour le dominer de ses velléités de maîtrise, il demeure dans l’idée d’un « maintien de soi » résultant de « la résolution devançante qui doit conquérir un sol, un espace de lucidité et de probité pour l’existence. La constance de soi doit être conquise sur la déchéance, sur la dispersion du Dasein297. »

Nous avons alors montré que la psychanalyse entre en scène avec Derrida afin d’aider à entendre une responsabilité qui ne se situe plus seulement face à l’acte de penser et qui donc ne saurait être désincarnée. Si le sujet est sans cesse envisagé par Derrida comme étant en errance vis à vis de lui-même, c’est parce que c’est en ce sens qu’il est convoqué à ne plus vouloir conquérir le monde, mais plutôt à se rendre à l’autre, sans alibi et dans sa singularité, c’est-à-dire à s’engager dans une responsabilité d’un autre type. La pensée n’est plus au centre des enjeux derridiens, bien au contraire puisque c’est la pensée qui, par l’instrument du concept (et en particulier la pensée d’un concept universel de la responsabilité), risquerait de dissoudre ma singularité dans cet élément du concept. Autrement dit, là où la responsabilité se justifie, se parle, c’est-à-dire s’engage dans l’élément de la généralité, il y a le risque de dissoudre la singularité et de perdre dès lors la force d’une non-substitution, d’une unicité résistante au collectif. La pensée détient ainsi les moyens de la conquête, c’est elle qui fomente, par sa structure, la domination de l’homme sur le monde, de l’homme par l’homme. Ce que Derrida veut envisager c’est une autre raison que celle fondée sur la tradition philosophique : il souhaite penser une raison psychanalytique. Cela suppose que le sujet soit repensé. Du reste, Derrida ne cesse de convoquer la question du sujet dans sa dimension éthique en vue d’élargir les champs de sa responsabilité. Il envisage la faiblesse d’un sujet comme une force qui provoque la dissociation ou l’altérité infinie. « Penser une certaine justice, suppose la dysharmonie, la dissonance absolue, l’altérité, la singularité absolue – quelque chose qui ne se laisse pas rassembler298. » Avec Derrida doivent exister ensemble, sans opposition, l’altérité et la singularité au sein du sujet. Autrement dit, la 297 Jean Grondin, dans l’article intitulé Pourquoi Heidegger met-il en question l’ontologie du sujet afin de lui substituer une ontologie du dasein ? Paru dans P. Brickle (Dir.), La Filosofía como pasión. Homenaje a Jorge Eduardo Rivera Cruchaga en su 75 cumpleaños, Madrid, Editorial Trotta, 2003, 191-197. 298 Dominique Janicaud, Heidegger en France – II. Entretiens du 1erjuillet et du 22 novembre 1999, Éditions Albin Michel, 2001, p. 116 – 117.

maison, l’abri qu’est le sujet qui pense, envisage, sent et se représente est habité d’un moi qui ne décide pas. La « décision passive » ou plus exactement la désistance, - c’est-à-dire l’idée derridienne selon laquelle le sujet est désisté sans être pour autant passif, qu’il n’est pas seulement le sujet d’une réflexion, d’une décision, d’une action ou d’une passion, mais qu’il se trouve dans l’impossibilité de consister, c’est-à-dire dans une singulière impossibilité, comme dé-constitution et non inconsistance -, vient faire écho à la pensée freudienne d’une fin de la souveraineté du moi dans le psychisme.

C’est à la lumière de cette conception derridienne du sujet et du rapport au moi que se profile alors l’idée du politique chez Derrida. La question politique doit se fonder dans le refus d’une pulsion d’ipséité. Cette pulsion consiste dans le pouvoir d’auto-détermination de soi, dans la prise de possession de soi, partout où s’érige le fantasme d’une puissance souveraine. Le pse de ipse renvoie toujours à des processus de propriété et d’autorité du pouvoir. En effet, avant toute souveraineté de l’État, du monarque, ou du peuple en démocratie se trouve impliquée et posée l’ipséité même comme la raison du plus fort. À l’inverse, la raison psychanalytique interroge le désir de puissance et d’appropriation du même, là où la raison du plus fort consiste à rendre raison, c’est-à-dire à se référer à une logique de la puissance de rendre compte du calculable, du mesurable, à un pouvoir du logos afin de produire des analogon, des rapports proportionnels entre moi et l’autre, afin de le mesurer à moi-même, de le rendre commensurable. Le politique doit donc s’entendre aussi à travers la résonance de la psychanalyse lorsqu’elle réclame la singularité du sujet qui ne peut jamais être mesuré à d’autres selon les seuls termes d’une égalité. Il n’y a pas d’égalité de l’ego à d’autres égo égaux. L’égalité réclamée dans la démocratie se fonderait ainsi sur la pulsion d’ipséité. C’est pourquoi, entendre les ressorts de la pulsion, ce serait pouvoir entrevoir la question du politique au-delà de cette question de la responsabilité du sujet singulier, volontaire, « se rendant à… » plutôt que « répondant de… ». Un sujet trop confiant de son pouvoir d’auto-détermination, trop désireux de s’affirmer en sa puissance, risque paradoxalement toujours de disparaitre derrière les processus d’assimilations à l’œuvre dans toute communauté. En effet, la communauté se construit sur des mécanismes qui peuvent devenir dangereux du point de vue éthique lorsque le sujet trop peu débarrassé de ses velléités narcissiques, ne peut résister aux tentations de mimétismes, d’identifications permettant le renforcement de ce narcissisme. Le « nous » est toujours suspect avec Derrida ou en tous les cas ne cesse d’être interrogé quant à ses intentions

véritables. Ainsi, pour penser au-delà de la pulsion d’ipséité, il faut interroger la volonté de performativité du discours et du politique, car le I may ou le I can sont encore des effets de l’ipséité enferrée dans les pulsions de la maîtrise et de la domination. Il faut plutôt penser l’événement qui donne lieu à l’autre à des envois ou renvois de l’autre. Il faut envisager une place d'errance, une place mobile, où la parole n'est ni adresse, ni ce qui s'adresse, celle qui arrive dans un troisième genre et dans l'espace neutre d'un lieu sans lieu, un non-lieu et un effacement de tous les types, de tous les genres, un effacement de soi. « N’avoir aucune détermination propre, sensible ou intelligible, matérielle ou formelle, donc aucune identité à soi299 », cela pour se prémunir contre les identifications mimétiques au tout autre.

Ainsi nous avons affirmé que deux étrangetés peuvent être mises en parallèle : celle de l’inconscient et celle de l’autre (et non celle du tout autre). Dans les deux cas, il y a événement, il y a ce qui arrive autrement que par ma décision, à savoir par une décision qui ne m’appartient pas. Or, l’étrangeté de l’autre est spécifique par le fait qu’elle convoque encore plus frontalement à la responsabilité. Elle enjoint dûment à une responsabilité mais au-delà de la décision puisque c’est à la décision de l’autre que je dois me rendre. Celle qui a eu lieu avant moi, plus ancienne que moi et dont je dépends. Cette responsabilité consiste à faire comme si le sujet était libre de ses décisions. Cette liberté se dit avec la force et dans le conflit, au-delà de Lévinas et de Heidegger à la fois, dans l’appel au poléros, un polémos de l’Éros. La fraternité, concept pourtant si consensuel, est déconstruite par Derrida car elle est le lieu du calculable, de la mesure en forme d’égalité, de ce qui décide et impose. Il faut aimer être ennemi, c’est-à-dire être dans la plus haute exigence avec soi-même et avec l’autre, afin d’advenir à ce refus du même, du mimétisme, des identifications nauséabondes, des « nous » rassemblés dans l’unique, et ce refus doit s’imposer sans alibi. Heidegger aurait ainsi, à l’inverse, sacrifié l’entente de la discorde à force de l’entendre mal, c’est-à-dire sur fond d’un combat comme le Kampf hitlérien, en vue du « nous » et de sa mission pour le peuple allemand.

Cette démarche d’infraternité, Derrida la réclame alors et aussi à l’encontre de la psychanalyse. Selon lui, il faut porter la voix de l’ami, une voix muette et sourde au rassemblement, présupposant d’entendre au-delà de l’ouï du philosophe ou du psychanalyste, avec de nouveaux tympans greffés (ceux de la théorie, de la raison et de la conceptualité ayant été crevés, déformés). Des tympans qui plutôt qu’entendre

vraiment, en appellent à l’écoute de l’insu et de l’indécision, celle de la responsabilité jusque dans l’inconscient. Ainsi l’aporie du politique, la suspicion à jamais irréductible face à l’idée de communauté est d’emblée éthique pour Derrida. Son rapport à la pensée, au texte, à l’écriture, consiste à interroger sans cesse ce qui là, en-dedans, à l’insu, se joue. Derrida ne cesse de questionner sans répit et sans alibi pour répondre pour…Pour la responsabilité de la vie, de soi, de l’autre, de soi-même face à l’autre, moi et l’autre jamais mêmes.

Deuxième partie : La question de la vérité

Ce qui intéresse Derrida c’est repérer ce qui est à l’œuvre en matière d’illusions pour le penseur ou le philosophe. Or, l’illusion qui fonde toutes les autres est celle concernant le sujet, lorsqu’il se croit illusoirement maître de son destin, de son langage, de son vouloir-dire-intentionnel, de son histoire. Cette assurance, Freud l’interroge, la questionne et en repère les mécanismes inconscients, déterminés par des désirs refoulés, à l’insu du sujet. Cela est d’autant plus essentiel à découvrir, lorsque la forme d’assurance tranquille, semée de certitudes figées, conduit à un volontarisme arrogant, provoquant un rapport au monde de domination et de maîtrise. Au XXème siècle, la barbarie nazie ne nous laisse plus le choix : il faut déconstruire les mécanismes à l’œuvre dans cette arrogance et penser ce qui, dans les effets d’identification conscients ou non, peut permettre cette folie. Folie de la langue pour Derrida, germe de toutes les tentatives et tentations de domination, de toutes les velléités colonialistes, de toutes les rages appropriatrices et jalousies violentes. Lorsque Heidegger déclare que la langue allemande est la seule apte à dire la pensée, alors déjà en cette posture, il crée un processus d’identification à la figure de l’Un, figure totalitaire. Il faut donc déconstruire la langue et le sujet, les interroger jusqu’à en rendre problématique les évidences, les certitudes, déplacer, déloger, déranger la tranquille assurance, ouvrir la pensée à la folie de la promesse pour laquelle on manque de mots, autre folie, fertile celle-là. Car, et suivant la définition d’Elisabeth Roudinesco :

Déconstruire, c’est en quelque sorte résister à la tyrannie de l’Un, du logos, de la métaphysique (occidentale) dans la langue même où elle s’énonce, avec l’aide du matériau même que l’on déplace, que l’on fait bouger à des fins de reconstructions mouvantes. La déconstruction, c’est ‘’ce qui arrive’’, ce dont on ne sait pas s’il arrivera à