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d) Penser au-delà de la « grammaire métaphysique »

Chapitre 2 – Pour une autre responsabilité du sujet, la psychanalyse sans alibi

Heidegger poursuit et se demande « quelle est l’orientation du ‘’souci’’, sinon de réinstaurer l’homme dans son essence122. » Cela signifie-t-il autre chose que de rendre l’homme humain ? « Ainsi l’humanitas demeure-t-elle au cœur d’une telle pensée, car l’humanisme consiste en ceci : réfléchir et veiller (Sinnen und Sorgen) à ce que l’homme soit humain et non inhumain (unmenschlich), c’est-à-dire hors de son essence123. » À la suite de Derrida, il s’agit de se demander comment envisager le fait que selon Heidegger, il y a tout à la fois l’idée d’un homme comme étant qui n’est pas présent à lui-même car exposé au rien, mais qu’en même temps, cette absence pourrait être résolue par l’idée d’une essence retrouvée de l’homme, là où se trouve un abri, une patrie, une maison de l’être, là où se situe le propre de l’homme : être humain de façon exemplaire.

Chapitre 2 – Pour une autre responsabilité du sujet, la

psychanalyse sans alibi

Au fil des ces confrontations entre Heidegger et Derrida, nous avons voulu exposer à quel point Derrida rend hommage à la pensée de Heidegger en montrant : - comment Heidegger a permis que se posent à la philosophie les questions les plus essentielles, permettant à celle-ci de se penser dans la continuité (et en rupture) de Nietzsche, comme une force de provocation, dans la mesure où elle tente de penser

121 Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Éditions Aubier, Montaigne, Paris, 1964, p. 45.

122 Ibid.

l’impensé. Pour ce faire, Heidegger a opéré une Destruktion de l’onto-théologie. Contre la philosophie de Hegel qui se déploie dans la relève, dans l’Aufhebung, par une résolution des contradictions, Heidegger tente de retrouver, à l’inverse de Hegel, l’authentique question de l’être en introduisant une compréhension de la vérité comme alèthéia. Celle-ci suppose un retour vers le commencement grec, là où la philosophie grecque avait justement aperçu que la clarté est plus voilante que l’obscurité. Il faut recommencer à penser la philosophie là où cette pensée d’un événement du paraître a été aperçue, sans être pour autant accomplie.

- Comment ces questions posées par Heidegger à la métaphysique sont accompagnées de celle, primordiale selon Derrida, de la mise en cause de l’essence de la présence. Heidegger provoque la remise en question de l’idée d’un sujet se représentant lui-même comme permanent, substance subsistant face aux objets du monde, qui croit ainsi pouvoir se saisir de lui-même et du monde en une présence stable (Vorhandenheit). À cette forme de présence comme durcissement dans l’insistance d’une subsistance, Heidegger oppose une présence comme événement, c’est-à-dire venue en présence. Là où le sujet n’est plus happé par l’affairement dans le monde dans lequel il s’éparpille en une vie facticielle, s’aliénant dans la multiplicité des tâches et où il peut dès lors s’ouvrir à un imparlé, un dire l’être authentique, c’est-à-dire s’ouvrir à la question de l’être.

- Comment alors, cette nécessité de penser un sujet qui ne soit plus une donnée immédiate de la conscience stable, ouvre à la pensée du Dasein, ce terme qui désigne un préalable à toute détermination de l’homme, n’étant plus envisagé comme sujet-conscience, corps-et-âme, ni même comme animal rationnel, mais comme celui qui peut s’ouvrir à l’être, lorsque ce qui est n’apparaît plus sous la figure de l’autosuffisance, de ce qui tient en vis-à-vis. Seul parmi les êtres vivants à ne pas être indifférent à son être, le

Dasein se rapporte à l’être qui est le sien. Heidegger serait ainsi celui qui aurait le plus

approché l’idée d’une pensée envisagée en-deçà d’un sujet sûr de sa puissance d’affirmation. N’étant plus maître ni de l’histoire, ni du temps et pas même du langage, il a simplement à entendre, lorsqu’il est démis de sa puissance humaine, la voix silencieuse qui l’appelle à être le berger de l’être. Il serait celui qui permettrait de penser un impouvoir du sujet et partant une éthique repensée. Renonçant aux velléités de devenir « comme maître et possesseur de la nature », le Dasein aurait simplement à s’ouvrir à l’appel puis à l’entente de l’être.

Pourtant, ces ouvertures heideggériennes restent sur le seuil de la pensée selon Derrida. Heidegger séjourne encore près des rivages de la métaphysique de la présence et il est rivé à un primat de l’homme dont il s’agit au fond de retrouver l’essence. N’est-ce pas au cœur d’une remise en cause de la conscience comme puissance législatrice du sujet affirmée par les apports de la psychanalyse que se situe la véritable possibilité de s’éloigner de la métaphysique, de s’exposer à l’arrivée de l’autre, de l’altérité, cet hôte étranger qu’est pour la philosophie la psychanalyse ? Derrida ne souhaite-t-il pas ainsi poursuivre le chemin de Heidegger lorsque celui-ci remet en cause l’humanisme, l’anthropologie et rejette la notion même de sujet ?

En effet ce que la psychanalyse parvient à penser, au-delà de la philosophie, c’est la pratique « d’une espèce d’épokhè, d’une mise entre parenthèses de toute notion identitaire de l’anthropologie comme croyance à l’humain. Tautologie bavarde de l’homme identifié à lui-même : si rien d’humain n’est étranger à l’homme, comme l’énonce le ‘’cercle anthropologique’’ sous la référence à l’adage terencien, il y a bien de l’étranger au cœur de l’humain, qui fait l’homme, plus encore que loup pour l’homme, étranger à l’homme comme à lui-même124. » En effet, la psychanalyse met en cause l’anthropologie parce que celle-ci se nourrit de l’illusion d’une indépendance de l’homme par rapport à l’enfant, alors que « l’enfant est le père de l’homme ». Selon Paul-Laurent Assoun, l’infantile (noyau de l’inconscient) vient subvertir l’identité de l’homme à lui-même. La croyance anthropologiste repose sur la fierté adulte d’indépendance de l’enfant que le savoir de l’inconscient récuse à chaque pas125. La psychanalyse interroge l’identité de l’homme dans ses fondements. Elle examine aussi les risques liés aux identifications rassurantes. Freud dénonce les rouages des illusions liées à la conception traditionnelle de l’homme et du sujet et Derrida ne peut dès lors que lui emboîter le pas. Freud selon lui, donne le coup d’envoi d’une réflexion anthropologique, par la déconstruction même des illusions à l’œuvre dans la science anthropologique. Il met en évidence l’étrangeté de l’homme : au cœur de sa constitution psychique séjournent des motifs inconscients, recouverts soigneusement par des habillages conscients. L’idéal du moi œuvre consciencieusement à déguiser d’illusions ou d’alibis ce qu’il en est de la pulsion de mort. Déguisée mais jamais éradiquée, la pulsion de mort met en péril les

124 Assoun Paul-Laurent, « Inconscient anthropologique et anthropologie de l'inconscient. Freud anthropologue », Revue du MAUSS, 2011/1 (n° 37), p. 71-87. DOI : 10.3917/rdm.037.0071. URL :

http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2011-1-page-71.htm, p.45.

principes de la civilisation. La pulsion ainsi déguisée est donc ce à partir de quoi se posent les enjeux politiques et éthiques des communautés. Face à ces questions Derrida exige le « sans alibi » d’une psychanalyse. Lorsque Freud est interrogé, affirme Derrida, sur l’impuissance de la Société des Nations à mettre fin à la guerre et aux exterminations les plus cruelles, c’est alors toujours autour du terme de cruauté et du sens du mot « cruauté » que l’argumentation de Freud se fait à la fois la plus politique et, dans sa logique, la plus rigoureusement psychanalytique. Freud réinscrit le terme de cruauté dans une logique psychanalytique de pulsions destructrices indissociables de la pulsion de mort.

Nous voudrions donc nous intéresser à cette position éthique de Derrida par rapport à la psychanalyse, dans la mesure où elle remet en cause le sujet conscient, tout en le convoquant à se soustraire aux illusions afin de repérer où et comment œuvre en lui la cruauté. C’est là que le sujet a « à répondre devant », « répondre à », « répondre de », « répondre de soi », quand bien même il n’est plus situé dans une intentionnalité égologique, même s’il est sujet divisé et instable, sans cesse confronté à des enjeux de pouvoir. Il n’a sans doute pas fallu attendre la psychanalyse pour entendre cette instabilité du sujet, car dès son origine la philosophie fait résonner les effets de cette instabilité, en affirmant une sagesse qui consiste à douter de ses certitudes et à se défier de la puissance d’affirmation de soi-même. Pourtant, ces ouvertures permises par la philosophie, ne parviennent jamais à interroger la responsabilité autrement que dans le rapport conscient à soi-même. Avec Heidegger, par exemple, on pourrait penser que le rejet de l’idée de sujet, prémunissant contre toute velléité d’hégémonie sur soi ou sur le monde, rejoint les défiances de la psychanalyse vis-à-vis d’un sujet tout-puissant. Mais, en réalité, l’avoir-à-être de l’étant est envisagé dans le rapport à soi-même. La responsabilité se donne par « la voix de la conscience » thématisée dans Être et Temps comme l’appel du souci. Heidegger semble ne pas franchement renoncer à l’idée de subjectivité. En effet, même si la subjectivité n’est plus pensée par lui comme un point de départ métaphysique, même si elle est envisagée dans le lien collectif, elle continue néanmoins de soutenir un idéal d’authenticité de la pensée. Cet idéal se situe dans la possibilité du « maintien de soi » (Selbständigkeit), résultant de « la résolution devançante » qui a su conquérir un sol, un espace de lucidité et de probité pour l’existence. Autrement dit, si la résolution signifie « se laisser appeler »

se décider à « vouloir avoir conscience ». Une décision qui trouverait son apogée aux conséquences morbides dans « la grande décision » qui revient à l’Allemagne de déployer « de nouvelles forces spirituelles à partir du milieu », afin de conjurer une politique qui ne serait pas de l’esprit126. Alors même que Heidegger rejette l’idée du sujet

puissant de sa capacité à se représenter lui-même et le monde, au point de lui substituer celle du Dasein, se rejoue pourtant une pensée de la puissance de l’esprit au niveau collectif. Le sujet s’affirme alors puissamment chez Heidegger, non pas directement dans sa singularité subjective, mais effacé, neutralisé, pour encore mieux resurgir en s’affirmant au service des forces spirituelles du Volk.

Avec Derrida, si le sujet est interrogé jusque dans ses fondements inconscients, et cela grâce aux enjeux de la psychanalyse, c’est afin de questionner l’idée de la responsabilité au-delà du conscient. Quand Heidegger sollicite l’étrangeté d’un rapport au monde et d’une présence de soi au monde, c’est en vue de penser une érection des forces spirituelles ou une puissance de la pensée. Si l’étrangeté d’un moi vacillant est convoquée par Derrida, sous-entendant un sujet à jamais dans l’impossibilité de rejoindre une définition stricte et stable (à cause de processus inconscients, de forces et de pulsions), c’est plutôt pour l’appeler à la responsabilité au-delà de ses décisions conscientes. Le sujet n’est jamais rejeté par Derrida, il est néanmoins défini comme ce qui ne peut jamais coïncider avec soi, puisque dès qu’il se représente, il se brise, il ne peut se donner que dans un espacement, dans un devenir-absent. Or, c’est précisément parce que la subjectivité chez Derrida n’est jamais identité à soi ou rassemblement dans une figure de l’Un, qu’elle peut se penser dans la plus grande responsabilité qui soit, c’est-à-dire dans le fait de laisser arriver le don de l’autre en soi. Le sens du don, d’un moi qui se donne de se crypter, c’est-à-dire impossible à circonscrire quant à ses contours, est ce qui ouvre à une responsabilité d’un autre type que celle d’un sujet seulement volontaire par sa raison. Si chez Heidegger il convient de se laisser appeler par l’être, pour Derrida il s’agit de s’ouvrir à l’autre, à l’autre y compris en soi. Nous montrerons que les positions éthiques de Derrida s’appuient sur l’idée d’un vacillement perpétuel du sujet, leurré de se considérer à la tête de ses raisonnements ou responsable de lui-même, alors qu’il est plutôt soumis à des processus qu’il ne maîtrise

126 Martin Heidegger, Discours du rectorat, cité par Jacques Derrida dans Heidegger et la question - De

pas. La responsabilité consiste d’abord à déconstruire la certitude d’être à la tête de soi-même afin d’en assumer les conséquences politiques.

2. 1 – Processus d’identifications et risques éthiques

a) Une mimétologie inavouée chez Heidegger

Sans doute est-ce dans cette convocation de l’errance du sujet appelée au-delà de ce que la raison commande, au plus près de la déraison que se situe le pas de plus effectué par Derrida, le pas au-delà de Heidegger, et là que se lit sans doute aussi son inclination vers la psychanalyse. En effet, la ruse et l’illusion sont entendues, grâce aux apports de Freud, comme un processus du sujet par rapport à son désir, intriqué profondément à des aspirations narcissiques. Ne pas désirer voir, demeurer dans l’insu a une fonction économique pour Freud. L’illusion n’a pas à ses yeux le même statut que l’erreur. Elle n’est pas de l’ordre du jugement erroné, ou de la faute du raisonnement, mais elle participe, par un processus d’économie psychique, à l’accomplissement de désirs. Ces désirs selon Freud sont « les plus anciens, les plus forts, les plus urgents de l’humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs ». L’un de ces désirs les plus archaïques, est de combler, compenser « l’effrayante impression de désarroi chez l’enfant127 ». L’illusion selon Freud est une réponse à l’angoisse originaire. Ce qui se révèle avec le père de la psychanalyse, c’est le noyau infantile de la demande de bonheur de l’être humain. Or, fuir ce désarroi se fait souvent dans l’attente d’une réponse collective qui invite à résoudre le malaise dans l’illusion et le désir pour le sujet ainsi angoissé, d’une disparition de soi s’évanouissant derrière une identification adressée, soit à la transcendance d’un Être tout-puissant, soit à un « chef » admiré. Or, pour Freud, il ne faut pas vouloir se rassurer de la sorte. Il faut, au contraire, endurer le sentiment de déréliction afin de ne pas risquer les effets, parfois vertigineux, de dissolution de la responsabilité du sujet dans des attentes de reconnaissance de soi par autrui. Clotilde Leguil le dit ainsi dans sa présentation de L’avenir d’une illusion : « Le sujet est aussi susceptible de se confronter à ce qui lui manque afin de saisir comment son propre désir peut devenir le lieu même d’une expérience éthique. Freud croit en la possibilité d’affronter le désarroi pour accéder à une liberté responsable, celle de l’être humain