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d) Le Dasein est avant le sujet

demeure ainsi impensé dans la philosophie, ce que, par sa manière même de questionner, elle a d’emblée occulté, c’est l’événement du paraître et du voir, et le lieu où il advient, ce que Heidegger nomme Lichtung, éclaircie ou clairière67.

Derrida entend cette critique de Heidegger, elle confirme que ce que pense la philosophie, c’est à chaque fois la présence de ce qui est déjà présent. Elle pense le paraître dans sa visibilité, à partir de ce qui fait apparaître, à savoir le sujet. Heidegger serait ainsi celui qui aurait inauguré la remise en cause des sédimentations d’une pensée enfermée dans la clôture d’une histoire, dans celle de la philosophie en général, parce que dans cette histoire qui se pense en terme d’époque, l’être se retire et se cache à lui-même, par la volonté du sujet de se représenter lui-même et de représenter le monde. Heidegger pose ainsi la nécessité de penser l’oubli de cela même qui n’a jamais été pensé. Penser en retour vers le moment grec suppose un mouvement autre que circulaire et enfermant, puisqu’il s’agit de re-commencer à penser le commencement grec, de le penser autrement, de le répéter pour projeter une pensée à-venir. Il s’agit de penser « de façon encore plus grecque ce qui a été pensé de façon grecque68 . » C’est-à-dire de provoquer un accomplissement de la philosophie grecque, c’est-à-. » C’est-à-dire une « ‘’destruction’’ ou plutôt une déconstruction de la tradition sclérosée en vue de renouer avec les expériences originelles qui sont au fondement de notre concept d’être69. » Penser ce qui est l’origine même du grec et pour cela, ne plus être grec soi-même70.

d) Le Dasein est avant le sujet

Ne plus être grec pour Heidegger signifie donc d’abord ne plus être platonicien. En effet selon Heidegger, c’est le platonisme qui annonce la dérive d’une pensée qui considère encore le monde comme présence (Anwesen), « vers un monde devenu image disponible, forme spectaculaire offerte au regard ou à la perception d’un sujet. La détermination de l’être de l’étant comme eidos, c’est-à-dire aspect, vue, figure visible, serait la condition lointaine, la présupposition, la médiation secrète pour qu’un jour le monde devienne représentation71. » Or, que le monde devienne représentation suppose 67 Françoise Dastur, Heidegger et la pensée à venir, Éditions Librairie philosophique J.VRIN, 2011, p.18. 68 Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, trad.fr. F. Fédier, Paris, Gallimard, 1976, p.125. 69 Françoise Dastur, Op.cit., p.15. 70 Ibid., p.21. 71 Jacques Derrida Psyché – « Envoi », Éditions Galilée, 1987, p. 132.

qu’il y ait un sujet qui se le représente. Dans cette dimension auto-affective de la représentation, affirme Derrida : « il importe avant tout qu’un sujet se donne, se procure, donne place pour lui et devant lui à des objets : il se les représente et se les envoie, et c’est par là qu’il en dispose72. » Derrida dénonce, tout comme Heidegger, le fait que le sujet puisse devenir fondement, substance, subjectum, s’opposant aux objets. Or Heidegger met en évidence le fait que la notion de substantialité subjective comme

fondement répond à un projet de sécurité ou de certitude. Ce projet est explicité et porté

à son plein accomplissement par Hegel, mais en fait il « habite, anime, toute la philosophie occidentale qui détermine l’être comme étant-pré-sent, étant devant moi, subsistant dans sa ferme stabilité, se prêtant à une maîtrise, restant le même comme l’eidos platonicien ou l’hypokeimenon aristotélicien comme chose à ma disposition comme zuhanden, sous la main et vorhanden, devant ma main73. » Derrida précise : si l’hypokeimenon, la subsistance est ce qui, dans la substance, se tient stable sous le devenir des accidents et des attributs chez Aristote, elle n’est néanmoins pas encore comprise comme le sujet moderne, comme moi ou comme homme. C’est seulement lorsque la tradition philosophique, continuée par Descartes et Hegel puis Husserl, l’interprète comme « un pur apparaître de la chose à la conscience », que se produit cette transformation de la substance en subjectum.

Or, c’est « précisément le sens du geste cartésiano-hégéliano-husserlien que de transformer la substantialité en subjectum, cette transformation gardant en elle, malgré les protestations qui l’ont accompagnée, quelque-chose de l’hypokeimenon comme chose devant moi, comme subsistance et Vorhandenheit, comme objet. La complicité est irréductible entre les notions de subjectivité et d’objectivité74. »

Cette complicité est ce qui pour Heidegger provoque l’inauthenticité du rapport de l’homme au monde. Et c’est pourquoi, Heidegger tentera de penser le Dasein, en-deçà de l’idée même de sujet, comme ce qui vient avant le sujet, avant le moi et avant l’homme. Dans Sein und Zeit, Heidegger se donne précisément pour tâche de déconstruire le concept du sujet pour partir d’une analyse du Dasein. Au paragraphe 10 il affirme : « Partir d’un je et d’un sujet immédiatement donné, c’est manquer entièrement la richesse phénoménale du Dasein. » C’est précisément en montrant en quoi il existe une inauthenticité de la quotidienneté que Heidegger va rencontrer le

72 Jacques Derrida Psyché – « Envoi », Éditions Galilée, 1987, p. 132.

73 Jacques Derrida, Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire – Cours de l’ENS-Ulm 1964-1965, Cinquième séance. Le 25 janvier 1965, Éditions Galilée, 2013, p. 176.

thème du subjectum, d’un sujet qui fait que le monde se mondanise et par là s’offre dans la vie quotidienne à mon activité comme chose, objet, depuis le fondement d’un sujet certain d’être le centre de tout rapport aux choses75. Là, le rapport aux choses se fait pratique, c’est un rapport d’usage, les choses sont disponibles, à portée de la main (Vorhandenheit), sous la main mise et la maîtrise. Les choses deviennent alors invisibles derrière l’usage que le sujet en fait. Cela suppose un rapport au monde qui est de préhension, où le sujet se porte lui-même vers des tâches à réaliser. À se viser ainsi soi- même à travers les actions qu’il fait, le sujet se pose lui-même en avant, en projet de lui-même, comme un possible que le sujet actualise à travers son existence comprise comme pouvoir-être. C’est dire qu’il y a une nécessité structurelle du sujet comme être-au-monde, une nécessité qui le pousse à agir dans le monde et à transposer illégitimement, dans sa compréhension de soi-même, le modèle des étants auxquels il a affaire dans son travail. Selon Derrida :

Heidegger s’attache à montrer que malgré les profondes protestations des philosophes de la subjectivité qui s’obstinent, de Descartes à Husserl, à marquer la différence entre la subjectivité et l’objectivité, qui s’obstinent à éviter toute chosification de la conscience, etc. toute naturalisation du vécu, malgré cela, l’idée même de subjectivité reste principiellement contaminée par le schème de la Vorhandenheit76.

Finalement, lié à ce mode de rapport aux choses le sujet se fait lui-même chose, en allant aux choses, « on » tombe (Verfallen). Nous manquons le phénomène visé, mais de surcroît, nous sommes dans un manquement à nous-même. Nous devenons « on ». Le « on » désigne ce rapport inauthentique au monde et à soi-même, là où se produit l’illusion du sujet comme origine. Or, le sujet se situe précisément dans l’illusion d’une étude de soi, l’introspection est corrélative de l’immersion dans le monde, du rassurement et de la curiosité bavarde. C’est seulement lorsque les choses cessent d’être à proximité de soi, qu’elles peuvent devenir l’horizon d’un autre « voir » que celui de l’utilité. Autrement dit, c’est lorsque le maniement du monde est rompu, que peut se retrouver enfin une existence authentique.

75 Il est important de noter ici que Heidegger, en imputant à Descartes la responsabilité que s’associe dans l’histoire de la philosophie, le lien entre penser et représenter, que l’ego cogito (ergo) sum soit ce qui fonde la représentation des objets pour soi - thème repris par Derrida -, Heidegger donc, en affirmant cela commet un contresens, puisqu’il ne met pas en évidence ce moment originaire du processus cartésien : « la brève, énigmatique et fulgurante irruption de l’ego dans la seconde Méditation se situe à un moment ultime de la réduction où le doute est seul au monde, où, plus exactement, il n’y a plus aucun monde, ni par conséquent aucune représentation. » Michel Henry Généalogie de la psychanalyse, Presses Universitaires de France, 1985, p. 93.

Ainsi, la métaphysique provoque une inauthenticité du sujet pensé comme le centre de tout rapport, identité stable et fixée dans un Présent, transcendance dans l’immanence du monde. Si l’homme devient la mesure et la maîtrise d’un monde objectif compris comme Vorhandenheit, c’est parce que l’homme s’est mué en un subjectum, fixé en la certitude de son moi, figeant par là l’idée d’une vérité objective, conçue à partir de l’idée d’adéquation entre le jugement émis par le sujet et la chose qu’il juge. Ainsi, ni la certitude apodictique d’être soi, ni celle que c’est par devers-soi que se rapportent toutes les représentations du monde, rien donc, ne peut conforter la tranquille assurance d’un moi qui se constitue dans la conscience de la volonté et de la liberté de ses choix et de ses pensées. Le Dasein selon Heidegger est au contraire ce qui est soumis aux aléas de la temporalité et qui vacille au gré d’une assurance à jamais illusoire d’être soi, inconfortable dans l’instabilité de l’existence. Là, il y a convergence entre la pensée de Heidegger et celle de Derrida, dans la mesure où Derrida critique lui aussi la bipartition entre la subjectivité et l’objectivité. Tout face-à-face qui se pense dans l’opposition est vecteur de violence et de hiérarchie, de domination de l’un sur l’autre. En 1956, Heidegger, dans le texte qu’il dédie à Jünger, affirme lui aussi, qu’en ce qui concerne la difficulté de penser l’Être et le nihilisme tout s’éclaire si nous reconnaissons que : Subjectivité et Objectivité se fondent déjà pour leur part dans une évidence particulière de l’ ’’Être’’ et de l’ ’’Être-de-l’homme’’, qui attache la représentation à la distinction de l’un et de l’autre comme Objet et Sujet. Cette distinction vaut dès lors comme un absolu et condamne la pensée à une situation sans issue. Une invocation de l’ ’’Être’’ qui voudrait nommer l’ ’’Être’’ à partir de la relation sujet-objet ne prend pas garde à ce qu’elle a d’avance laissé impensé et qui mérite question77.

C’est pourquoi, Heidegger finira par apposer sur le mot Être une biffure en forme de croix, afin de « repousser cette habitude presque inextirpable de représenter l’ ‘’Être’’ comme un En-face qui se tient en soi et, ensuite seulement qui parfois advient à l’homme78. ». Françoise Dastur, commentant ce texte de Heidegger, affirme :

De ce lieu où la représentation métaphysique de l’être comme grand objet fait l’épreuve de son caractère illusoire, du monde, nous ne pouvons approcher que si nous-même ne nous posons plus en sujets. Ce à quoi il serait alors possible de s’ouvrir, ce ne sont plus aux ‘’objets’’, mais à l’inapparence et à la proximité des choses. Car c’est en elles qu’advient le monde. L’événement du monde ne peut en effet avoir lieu qu’à partir du moment où ce qui est n’apparaît plus sous la figure de l’autosuffisance, de ce qui tient en

77 Martin Heidegger, Questions I et II – « Contribution à la question de l’être », Éditions Gallimard, 1968,

Pour la traduction française de Gérard Granel, Zur Seinsfrage : 1955 by Vittorio Klostermann, p.228-229.

vis à vis (Gegen-stand) et en soi (Selbst-stand) et où ce n’est plus l’ab-solu, mais au contraire l’ajointement (Fuge) qui est le véritable sens de l’être79.

Ne plus se penser en tant que sujet signifie pour Heidegger accéder à la possibilité de s’ouvrir à la question de l’être. C’est alors que tout s’éclaire autrement par cet étant exemplaire qui porte désormais le nom de Dasein.

Pourtant, même si la pensée du Dasein permet de dépasser une certaine façon de penser le sujet, même si Heidegger permet que vacillent les fondements de la philosophie, n’y a-t-il pas dans sa démarche l’espérance de retrouver un lieu, un habiter, un abri ? Cette espérance en le nom de l’Être n’entre-t-elle pas finalement en contradiction avec les velléités de Destruktion de l’ontologie ? Autrement dit, n’y a-t-il pas dans cette attente une finalité, une visée téléologique de la pensée, attendue comme résolution, comme retour vers un autre commencement ? N’est-ce pas contre ce retour que Derrida, lui, envisage la déconstruction considérée comme un voyage sans retour, sans la nostalgie faisant espérer un retour chez soi ?

1. 2 – Une déconstruction de Heidegger

a) Dasein et Unheimlichkeit

Se confronter avec l’angoisse est ce qui permet de déranger notre rapport au monde. C’est en pensant le Dasein comme ce qui demeure incomparable, ce qui n’autorise aucune perspective selon laquelle il pourrait encore être rangé dans les catégories existantes de la conscience ou de l’homme, que Heidegger s’approche de l’idée freudienne « d’un moi qui n’est plus maître en sa propre maison ». L’homme ne saurait être le maître du temps et de l’histoire, car en l’homme est la finitude du Dasein, plus originaire que l’homme lui-même. Alors, en quoi le Dasein ouvre-t-il des chemins de pensée dont Derrida aspire à se ressaisir ? N’est-ce pas justement parce que le Dasein s’envisage par la destitution d’un homme-maître de lui-même et de sa subjectivité, Heidegger tentant de penser le Dasein avant toute détermination ontologique ou métaphysique ? « Incomparable, Dasein l’est au premier chef parce que ce n’est pas un étant, ni même une nouvelle détermination de l’homme par rapport à d’autres (âme,