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a) Endurer l’hyperbole de la pensée

pensée ne se met-elle pas en situation d’éprouver l’errance et l’extravagance, et donc de se décharger du poids de la réalité ? De même, et dans un autre registre, la pensée ne produit-elle pas, en convoquant ce sentiment d’irréalité, l’insécurité qu’appelle Derrida de ses vœux afin de déconstruire les stigmates d’une pensée enkystée dans les concepts traditionnels ? Ne plus maîtriser les errance de la pensée, mais les soutenir, s’y laisser aller dans leur méandres labyrinthiques, n’est-ce pas se démettre de la pulsion de savoir dont les concepts témoignent ? Ne s’agit-il pas ainsi de penser au-delà de Freud, lorsqu’il reprend la tradition philosophique consistant à affirmer une capacité de jugement tout à fait en mesure d’être opératoire pour distinguer la réalité de la représentation ? Derrida lui, tente au contraire d’interroger tous les sens de la représentation, lorsqu’ils reconduisent à l’insu du penseur, les illusions d’une maîtrise du sujet sur l’objet de sa pensée. D’ailleurs dans Envoi, Derrida pointe les vacillements de sens qui s’opèrent chez Freud autour du terme « représentation ». Il affirme que Freud ne parvient jamais à sortir du schème représentatif en ce qui concerne la pulsion, pensée comme « représentant psychique ». Ou surtout, en reconduisant la distinction classique entre représentation de mot et représentation de chose (dont on sait quel rôle Freud lui assigne entre le processus primaire et le processus secondaire ou dans la structure de la schizophrénie), Freud reste enfermé dans ce que Derrida appelle « l’époque de la représentation », qui n’est pensable, même avec Freud, que par référence à une tradition sémantique fondamentale ou encore à « une détermination époquale unifiante de la représentation qu’elle continuerait à représenter encore328. »

1 – 1 Penser au-delà des apports théoriques freudiens

a) Endurer l’hyperbole de la pensée

Les constitutions du sujet sont provisoires selon Derrida, elles se constituent de se (dé)constituer et ont ceci de spécifique qu’elles impliquent que le sujet puisse

endosser le risque du vacillement, de la folie, de la perte de soi, de l’errance de soi, mais aussi de la perte du sens, tandis que dans la tradition métaphysique, il s’agit de maîtriser, de rassembler, de penser l’Un et en particulier de penser la pensée par la mesure et la vérité. La pensée se pense alors elle-même dans son processus, comme exercice de maîtrise. Dans Désistance Derrida fait référence à Lacoue-Labarthe, notamment pour appuyer cette idée d’une désistance en errance. Lacoue-Labarthe affirme en effet :

L’incohérence, la démesure, l’absence de contrôle (la fuite ou la perte sans retour de la pensée elle-même dans toutes les pensées, dans la multiplicité effrénée des mots, des langues et des noms, - la philosophie et la philologie déchaînées), tout ce mouvement de moteur emballé, de machine folle, qui est celui du ‘’dernier Nietzsche’’, cela, en effet, échappe à la maitrise. Ou bien il faut y opposer, pour ainsi dire aveuglément toutes les ressources les plus profondes, les plus profondément enfouies de la pensée. Arrêter la pensée, ou l’écarter, d’un pas en arrière , de ce danger : reculer. Et par conséquent mesurer, maintenir, économiser. Sauver et sauvegarder : la terre pour le monde, la Dichtung contre la littérature, la vérité contre tout ce qui pourrait l’entamer. […]

Autrement dit, il faut écrire pour interrompre l’errance et pour reconnaître au fond, que :

‘’Ce qui m’oblige d’écrire, j’imagine, est la crainte de devenir fou.’’ Ce qui vaut tout autant pour ‘’Nietzsche’’ que pour ‘’Heidegger’’329.

Cette dernière remarque de Lacoue-Labarthe peut laisser entendre que Heidegger aurait refusé dans son parcours philosophique, d’affronter les errances jusqu’au bout de ce qu’elles impliquent, qu’il aurait cherché la pérennité de sa pensée dans les tentatives pour rechercher le nom unique de l’Être, contrairement à Derrida, qui lui, au contraire endure la possibilité de penser la folie et l’excès à l’œuvre dans la pensée. En effet, une certaine philosophie jusqu’à Heidegger inclus, ne parvient pas à éprouver, l’errance du sujet lorsqu’il s’égare dans les dédales d’une pensée s’excédant toujours elle-même. Le philosophe est alors acculé soit à faire silence devant la profusion de la pensée, soit à la rassembler dans l’écriture afin de sauvegarder le sens et la raison. C’est au cœur de cette alternative, le silence ou dire la folie, que se jouent les enjeux du logos et de la philosophie en général. Derrida veut endurer l’errance, emprunter les labyrinthes de la pensée, et plus spécifiquement, s’interroger sur le sujet qui serait démis de ces déterminations classiques et ainsi, il veut ouvrir les questions éthiques qui seraient réinterrogées par une raison psychanalytique.

329 Philippe Lacoue-Labarthe, Le sujet de la philosophie – Typographies I, Éditions Aubier-Flammarion, 1979.p. 175-176.

Il faut donc in vivo flirter, jouer, se glisser vers la folie de l’hyperbole. L’endurer pour la parler sans la résoudre, sans ne jamais parvenir à la dissoudre. De l’alternative, en forme d’opposition, entre le silence et le dire, à laquelle se heurte toute philosophie, Derrida veut s’extirper et endurer la folie contenue dans tout processus de pensée. Dès le début de la philosophie grecque, l’identité du logos est déjà fissurée et divisée, il y a d’emblée une altérité dans la philosophie qui ne provient pas de l’extérieur. C’est cette dissension originaire, sans origine, à l’intérieur de la pensée, cette fêlure du logos que la philosophie ne cesse de chercher à réduire par….le logos. Cette alternative entre silence et dire est mise en évidence par la lecture que fait Derrida de Michel Foucault, dans

Cogito et histoire de la folie, à propos de la question de la folie dans Méditations Métaphysiques de Descartes, « une lecture « critique » faite par-dessus l’épaule de

Foucault », selon les mots mêmes de Derrida. Une lecture où il refuse de penser le silence face à ce qui ne peut pas se dire comme opposable au dire. Car le silence est déjà selon Derrida une modalité, une condition d’un vouloir-dire. Ce qui est en jeu est le fait d’affirmer qu’avec l’hyperbole du doute chez Descartes et sa confrontation avec l’hypothèse d’une folie généralisée, il ne s’agit pas d’enfermer la folie, mais au contraire de la pousser au paroxysme de l’hyperbole, dans l’hyperbole absolue que permet l’hypothèse (la fiction) du Malin Génie. Là, l’hypothèse va convoquer la possibilité d’une

folie totale, d’un affolement total. Descartes, selon Derrida, va plus loin par cette fiction

qu’il ne le fait avec l’argument du rêve : « Cette fois la folie, l’extravagance, n’épargne plus rien, ni la perception de mon corps, ni les perceptions purement intellectuelles. […] Nous sommes donc bien loin du congé donné plus haut à l’extravagance330. » L’extravagance se déploie alors dans l'instant-limite où l'exploration de ce qui est déroutant, ouvre à la folie et en assume l'errance. Derrida poursuit : « À tous les sens de ce mot, la folie n'est donc qu'un cas de la pensée (dans la pensée) ». Car, il y a dans la pensée un projet de penser la totalité en lui échappant c'est-à-dire en excédant la totalité, ce qui n'est possible que vers l'infini ou le néant. Ce projet est donc « d'un excès inouï, d'un excès vers le non-déterminé, vers le Rien et l'Infini331. » Cependant, ce débordement ne peut qu'être arrêté, « Car si le Cogito vaut même pour le fou le plus fou, il faut n'être pas fou en fait pour le réfléchir, le retenir, le communiquer, en

330 Jacques Derrida, L'écriture et la différence « Cogito et Histoire de la folie », Éditions du Seuil, 1967, p. 86.

communiquer le sens332. » Pour faire œuvre, il convient alors dans un mouvement incessant, d'enfermer le fou, et quand il réapparait, l'enfermer à nouveau, ce qui reste la seule façon de faire histoire :

C'est en cela que la crise ou l'oubli n'est peut-être pas l'accident mais la destinée de la philosophie parlante qui ne peut vivre qu'en enfermant la folie mais qui mourrait comme pensée et sous une violence encore pire si une nouvelle parole à chaque instant ne libérait l'ancienne folie tout en enfermant en elle, dans son présent le fou du jour. C'est grâce seulement à cette oppression de la folie, que peut régner une pensée finie c'est-à-dire une histoire333.

Or, c'est en traversant cette crise que la philosophie « est plus proche de la source vive quoique silencieuse ou murmurante du sens334. » Cette crise est donc fructueuse tout autant que cyclique. Elle s’affronte à la raison, qui associée au vouloir-dire intentionnel, est alors ce qui résiste, fait obstacle à l’extravagance et à l’errance afin de les réguler. Or, c’est à ce vouloir-dire intentionnel que Derrida oppose « un vouloir-dire-l’hyperbole-démonique, à partir de laquelle la pensée s’annonce à elle-même, s’effraie elle-même et se rassure au plus haut d’elle-même contre son anéantissement dans la folie et dans la mort335. » Il conclut alors ainsi le propos : Ce vouloir-dire-l’hyperbole-démonique n’est pas un vouloir parmi d’autres ; ce n’est pas un vouloir qui serait occasionnellement et éventuellement complété par le dire, comme par l’objet, le complément d’objet d’une subjectivité volontaire. Ce vouloir-dire qui n’est pas davantage l’antagonisme du silence mais bien sa condition, c’est la profondeur originaire de tout vouloir en général. Rien ne serait d’ailleurs plus impuissant à ressaisir ce vouloir d’un volontarisme, car ce vouloir comme finitude et comme histoire est aussi une passion première. Il garde en lui la trace d’une violence. Il s’écrit plutôt qu’il ne se dit, il s’économise. L’économie de cette écriture est un rapport réglé entre l’excédant et la totalité excédée : la différance de l’excès absolu336.

Le vouloir-dire dont parle Derrida ici, n’est donc pas celui qui ressort d’un volontarisme, d’un vouloir-dire-intentionnel qui se formulerait de façon consciente, claire et limpide, mais il est parcouru de silences, d’excès, de folie, de passions et dès lors ce vouloir-dire-l’hyperbole ne peut être qu’une tentative. Car, il est jalonné d’un im-pouvoir, il est indicible, et se dit de ne plus jamais cesser de vouloir se dire, il s’excède sans cesse lui-même, au-delà de lui-même, ailleurs. Un dire en formation, une formation du dire sans cesse provisoire précaire. Ainsi, la pensée ne se totalise jamais, excédant le sens par le non-sens, puisque l’hyperbole ne ressort pas de la volonté libre d’un sujet, mais au 332 Jacques Derrida, L'écriture et la différence « Cogito et Histoire de la folie », Éditions du Seuil, 1967, p. 89. 333 Ibid., p. 94. 334 Ibid., p. 96. 335 Ibid., p. 95. 336 Ibid., p. 96.

contraire ne peut se dire que dans la violence faite au « fou de la pensée ». Les protagonistes du jeu se croisent : le logos et le sujet raisonnable faisant face à la pensée et au fou de la pensée. Le sujet dont parle Derrida, celui qui endure la folie, et qui ne peut plus s’envisager par l’appellation même de sujet, n’est jamais ce qui ressort de la subjectivité volontaire. Autrement dit, l’errance de la pensée ne se totalise jamais, sinon en faisant violence à l’excès et à la surabondance de la pensée (en tentant de la maîtriser par l’écriture dont parle Lacoue-Labarthe, qui mesure, maintient, économise). Le sujet, tout comme la pensée, ne peuvent jamais être considérées comme des formations stables, mais se tiennent aux limites de la folie, endurant l’angoisse de l’instabilité et cela, même par l’écriture.

Or, Derrida poursuivant ainsi la posture hyperbolique de Descartes, propose de soutenir encore plus radicalement l’angoisse de l’instabilité ou les limites de la folie. Pour cela, il ouvre au plus large le champ des prérogatives de la philosophie en montrant qu’il existe une autre écriture, une archi-écriture qui ne peut sauver ou contenir, qui ne sauvegarde pas, mais qui est seule apte à soutenir la folie de ce qui excède dans la pensée. L’écriture est pensée par Derrida comme étant hors de proportion, excédant toujours le contenant, irréductible à un lieu, un tenant-lieu. C’est pourquoi l’archive ne peut retenir sans détruire ce qu’elle prétend archiver. « Le corps d’un écrivain est-il archivable ? Ne déborde-t-il pas l’ensemble qui prétend l’inclure ? », se demande Évelyne Grossman à propos de l’appartenir selon Derrida. L’écriture est a-topique selon Derrida et même la bibliothèque, qui prétend sauvegarder les écrits des penseurs, est « tombale », « une institution muette, vouée au silence de mort d’une tombe qui se ferme sur le génie, c’est-à-dire sur la vie (car le génie, son nom l’indique, témoigne toujours

pour la vie). Une tombe se fermerait sur le génie, c’est-à-dire sur la vie des secrets qu’elle

garde337. » Le Génie est malin avec Descartes car il permet que s’exprime l’hyperbole, déjouant un instant la philosophie lorsqu’elle enferme le fou. De même, Derrida pense le génie d’une écriture qui n’est pas seulement écriture phonétique-alphabétique où se produit la métaphysique logocentrique déterminant le sens de l’être comme présence, mais qui est en tant qu’archi-écriture, une « topo-logique atopique, folle » qui excède de toute part l’enfermement tombal de l’archive, une explosion atomique :

La topo-logique atopique, folle (atopos veut aussi dire ‘’fou’’, ‘’extravagant’’ en grec), l’impensable géométrie d’une partie plus grande que ce qui l’inclut, d’une partie plus puissante que le tout, d’une

337 Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie – Les secrets de l’archive, Éditions Galilée, 2003, p. 70.

phrase hors de proportion avec le quoi et le qui de ce qui la contient et de quiconque la comprend, l’atopie et l’aporie d’un élément apparemment atomique qui inclut à son tour, au-dedans de soi, l’élément qui le déborde et dont il entame une sorte de fission en chaine, une véritable explosion atomique338.

Or, précisément Derrida repère avec Freud les mêmes enjeux primordiaux, à propos d’une écriture qui ne s’enferme jamais dans une représentation présentée au sein d’un théâtre. Là où l’écriture nous joue une scène. Cette scène de l’écriture que Derrida travaille à déconstruire avec minutie, se rendant à une amitié infraternelle avec Freud. Sans doute est-ce lorsque Derrida affirme la nécessité d’un immense travail de déconstruction de la complicité de Freud avec la métaphysique que l’hommage à la puissance révolutionnaire de la psychanalyse prend sa pleine mesure. C’est là, en effet que Derrida ne cessera plus, à partir de 1965 et de La grammatologie, par sa lecture des textes de Freud, de faire en sorte que les apports freudiens se déploient au-delà d’eux-mêmes, emportant en ce mouvement une philosophie autre, une autre promesse de la philosophie ; là que l’hyperbole endure l’extravagance au-delà des schèmes de la représentation, présents tout autant chez Freud que chez Heidegger, toujours déjà ancrés dans une détermination temporelle classique.

b) L’archi-écriture ou penser la fin des oppositions traditionnelles

La scène de l’écriture s’ouvre sur deux questions. La première concerne l’écriture

et le refoulement raté de la philosophie, c’est-à-dire « la répression historique de l’écriture depuis Platon qui constitue l’origine de la philosophie comme épistémè ; de la vérité comme unité du logos et de la phonè339. » Depuis « la forme symptomatique du

retour du refoulé » se situe dans la métaphore de l’écriture qui hante le discours européen et dans le logo-phonocentrisme, qui loin d’être une erreur philosophique ou historique, est l ‘histoire de la possibilité symbolique en général et « l’histoire de la différance, histoire comme différance, qui trouve dans la philosophie comme épistémè, dans la forme européenne du projet métaphysique ou onto-théologique la manifestation privilégiée, mondialement maîtresse de la dissimulation, de la censure en général, du texte en général340. » 338 Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie – Les secrets de l’archive, Éditions Galilée, 2003, p. 70. 339 Jacques Derrida, L’écriture et la différence « Le scène de l’écriture », Éditions du seuil, 1967, p. 293. 340 Ibid., p. 294.