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Ne plus se penser en tant que sujet signifie pour Heidegger accéder à la possibilité de s’ouvrir à la question de l’être. C’est alors que tout s’éclaire autrement par cet étant exemplaire qui porte désormais le nom de Dasein.

Pourtant, même si la pensée du Dasein permet de dépasser une certaine façon de penser le sujet, même si Heidegger permet que vacillent les fondements de la philosophie, n’y a-t-il pas dans sa démarche l’espérance de retrouver un lieu, un habiter, un abri ? Cette espérance en le nom de l’Être n’entre-t-elle pas finalement en contradiction avec les velléités de Destruktion de l’ontologie ? Autrement dit, n’y a-t-il pas dans cette attente une finalité, une visée téléologique de la pensée, attendue comme résolution, comme retour vers un autre commencement ? N’est-ce pas contre ce retour que Derrida, lui, envisage la déconstruction considérée comme un voyage sans retour, sans la nostalgie faisant espérer un retour chez soi ?

1. 2 – Une déconstruction de Heidegger

a) Dasein et Unheimlichkeit

Se confronter avec l’angoisse est ce qui permet de déranger notre rapport au monde. C’est en pensant le Dasein comme ce qui demeure incomparable, ce qui n’autorise aucune perspective selon laquelle il pourrait encore être rangé dans les catégories existantes de la conscience ou de l’homme, que Heidegger s’approche de l’idée freudienne « d’un moi qui n’est plus maître en sa propre maison ». L’homme ne saurait être le maître du temps et de l’histoire, car en l’homme est la finitude du Dasein, plus originaire que l’homme lui-même. Alors, en quoi le Dasein ouvre-t-il des chemins de pensée dont Derrida aspire à se ressaisir ? N’est-ce pas justement parce que le Dasein s’envisage par la destitution d’un homme-maître de lui-même et de sa subjectivité, Heidegger tentant de penser le Dasein avant toute détermination ontologique ou métaphysique ? « Incomparable, Dasein l’est au premier chef parce que ce n’est pas un étant, ni même une nouvelle détermination de l’homme par rapport à d’autres (âme,

esprit, conscience, raison, etc80.). » Dasein n’est en effet pas à confondre avec l’homme. C’est pourquoi Heidegger le définit comme ce qui pour l’être humain l’enjoint à l’instance primordiale de toute tenue possible, à savoir un avoir à être. « À être quoi ? », se demande Hadrien France-Lanord dans la définition du Dasein qu’il élabore : « À proprement parler : rien, c’est-à-dire le LÀ (Da) – où nous voyons que Dasein ne détermine en effet rien81. » Et pour atteindre cette possibilité d’un rapport au monde qui puisse se confronter au rien, il faut selon Heidegger rompre avec la familiarité quotidienne rassurante, c’est-à-dire faire émerger la modalité d’un « hors de chez soi » ou comme Heidegger l’appelle, « l’inquiétante étrangeté », l’Unheimlichkeit. En effet, par rapport à la mobilité de la déchéance qui nous maintient dans un affairement et nous détourne de l’angoisse du rien, au point que l’affairement devienne une fuite de l’angoisse, il faut au contraire se confronter à cette angoisse. Dans Qu’est-ce que la

métaphysique ?, Heidegger affirme : « C’est uniquement parce que le Néant nous est

révélé dans le fond de la réalité humaine (Dasein) que la complète étrangeté de l’étant peut nous assaillir. C’est uniquement à la condition que son étrangeté nous oppresse, que l’étant éveille et attire sur soi l’étonnement82. » C’est dire que l’arrachement au

séjour familier et quotidien (unheimlichkeit) est suscité non seulement par l’étrangeté de l’angoisse mais aussi par celle de l’étonnement. L’étonnement peut angoisser précise Marc Froment-Meurice, comme l’angoisse prédispose à l’étonnement, mais tous deux ont en commun de provoquer un « charme », une fascination et disposent tous deux à un suspens du « monde ». Pour corroborer cette idée, il convient de citer ce que Heidegger dit lui-même de l’étonnement : « l’étonnement est pathos – il régit d’un bout à l’autre chaque pas de la philosophie83. » Or, Heidegger précise que pathos est en connexion avec

thaumazein. Pathos se définit comme souffrir, patienter, supporter, endurer, se laisser

porter par, céder à l’appel de… Mais aussi et en même temps, le pathos est compris en tant qu’émotion, disposition, comme ce qui meut hors de soi, ekstatique. Ce qui alors est proprement thaumazein, c’est-à-dire merveille, se situe là où nous restons en arrêt. « L’étonnement est, en tant que tel retrait et qu’un tel arrêt, en même temps arraché vers 80 Le dictionnaire Martin Heidegger, Article « Dasein » rédigé par Hadrien France-Lanord, Les Éditions du Cerf, 2013, p.301, citation de Martin Heidegger, GA 66, 325. 81 Ibid., p.301. 82 Martin Heidegger Qu’est-ce que la métaphysique ? Traduction de Henry Corbin, Éditons Nathan, 1985, p. 67.

83 Martin Heidegger Qu’est-ce que la philosophie ? Traduction de J. Beaufret et K. Axelos, In Questions II, Éditions Gallimard, p.32 à 34.

et pour ainsi dire enchaîné par ce devant quoi il fait retraite. […] L’étonnement est la disposition à l’intérieur de laquelle, pour les philosophes grecs, la correspondance à l’être de l’étant se trouvait accordée84. » L’étonnement est alors compris comme ce qui permet de céder à l’appel de l’être. Alors, si l’angoisse tout comme l’étonnement, sidèrent et arrêtent le mouvement d’une « déchéance » (Verfallenheit) de soi dans l’affairement du monde, ils permettent la confrontation au rien, et cela aussi parce que le sujet s’y démet de l’illusion de la maîtrise de lui-même. En effet, pour Heidegger, l’ipséité ne peut se fonder que sur la structure du souci dans la temporalité. Or, si l’angoisse, en cela plus spécifique que l’étonnement, est ce qui permet d’avoir un aperçu saisissant sur l’existence, c’est parce qu’elle permet que se découvre l’être-au-monde comme « souci ». Ce souci s’ouvre par l’angoisse, là où l’être vers la mort apparait de façon saisissante. Toutefois, ce saisissement n’est la saisie de rien, puisqu’il s’agit d’un face-à-face avec le rien de la possible impossibilité. C’est seulement là que l’existence s’ouvre à elle-même.

b) « Percer les écrans du ‘’on’’ ou se séparer du ‘’je’’ »

« L’angoisse perce les écrans du ‘’on’’ – c’est-à-dire d’abord ‘’je’’ – me sépare de moi-même. Elle libère le soi en le faisant accéder à sa propre et unique possibilité85. » Cette possibilité c’est celle de l’ouverture à l’éclaircie de ce qui se voile dans l’affairement. En se séparant de lui-même par les effets de l’angoisse, le sujet peut alors entrevoir le jeu de la différence. Selon l’analyse de Jean-Marie Vaysse dans L’inconscient

des modernes, la possibilité de libérer le soi de l’illusion permet de reconnaître que se

saisir de soi-même dans la présence, occasionne un « durcissement de la présence dans l’insistance d’une subsistance et d’une subjectivité, d’un upokeimenon ou d’un ego86. » C’est afin de déjouer ce durcissement que Heidegger vise dans La parole d’Anaximandre à conquérir une notion non métaphysique de la présence, et cette tentative est saluée par Derrida, même si selon lui elle échoue et finit par se maintenir dans la clôture de la métaphysique. Pour autant Heidegger est bien celui qui explore le champ de la différence entre l’être et l’étant et qui de ce fait affronte la question de la présence. Il y 84 Martin Heidegger Qu’est-ce que la philosophie ? Traduction de J. Beaufret et K. Axelos, In Questions II, Éditions Gallimard, p.32 à 34. 85 Le dictionnaire Martin Heidegger, Article « Angoisse » rédigé par Guillaume Fagniez, Les Éditions du Cerf, 2013, p.76. 86 Jean-Marie Vaysse, L’inconscient des modernes – Essai sur l’origine métaphysique de la psychanalyse, Éditions Gallimard, 1999, p. 372.

aurait ainsi , mis en évidence par Heidegger, deux formes de présence : d’une part la présence conçue comme persistance, « durcissement dans l’insistance d’une subsistance », autrement dit présence en tant que subsistance dans la conscience de son ego, cette forme de présence posant le Je comme sujet conscient et subsistant, opposé aux objets du monde, là où la pensée perd son authenticité en s’affairant, et d’autre part la présence (Anwesen), mouvement extatique et dynamique conçu comme venue en présence, figure de la pensée la plus matinale, une présence comme événement, mettant en évidence le caractère temporel de l’être. Or, ce qui pour Heidegger permet de dévoiler cette seconde forme de présence c’est un Dire plus radical que celui de la diversité des langues. Une parole matinale parole de l’origine. En effet par ce dire peut se penser l’origine de la différence qui s’efface sans cesse de sa trace dans le logos. Ce dire comme parole de l’origine, est ce qui permet de penser l’éclaircie au-delà du logos, qui est ce qui se dit dans le discours comme logique. Le dire est plus exactement envisagé par Heidegger, à partir du verbe legein, c’est-à-dire ce qui n’est pas d’abord de l’ordre de la parole, mais signifie cueillir, récolter, mettre à l’abri. Tandis que dans le legein il y a une dimension épiphanique du dire, dans le logos se trouve l’apophantique, c’est-à-dire la parole qui déclare et affirme selon la logique aristotélicienne du vrai et du faux. Ainsi, lorsque la représentation, la subsistance et la subjectivité s’excèdent, alors l’impensé peut se dire dans une parole matinale, celle du dire excédant la parole. Jean-Marie Vaysse décrit ce dire ainsi :

Ce qui est dit tire alors son origine du non-dit ou de l’imparlé (Ungesprochene), au sens soit de ce qui n’est pas dit soit de ce qui demeure en réserve. L’homme n’est pas le sujet de la parole et l’’’imparlé’’ est le lieu à partir duquel la parole advient. Aussi l’imparlé n’est-il pas seulement ‘’ce qui est privé d’ébruitement’’, mais ‘’c’est ce qui n’est pas dit, das Ungesagte (l’inédit), le non encore montré, non encore parvenu dans l’apparition’’, de sorte que ‘’ce qui doit tout à fait rester imparlé, cela est retenu et gardé dans l’inédit, demeure en tant qu’inmontrable dans le secret […] – et cela parle sans même avoir besoin de retentir87.

Ainsi, si l’inédit n’est pas un sens caché pas plus qu’un refoulé, précise Jean-Marie Vaysse, c’est parce qu’il s’envisage dans le fait de laisser se déployer l’imparlé au sein même de notre parole, c’est-à-dire lui porter écoute, répondant et correspondant, à ce qui dans la parole a été dit. C’est pourquoi « l’homme n’est pas le maître du langage : le langage est écoute silencieuse de la voix de la conscience dans son articulation à la

87 Jean-Marie Vaysse, L’inconscient des modernes – Essai sur l’origine métaphysique de la psychanalyse, Éditions Gallimard, 1999, p. 375.

mort88. » Il y a ainsi une structure de réceptivité dans le Dasein car il est destiné à accueillir ce qui se donne, le es gibt, et à correspondre à une interpellation, celle de l’être. C’est en ce sens que l’homme doit s’exposer au « langage comme dictée, épiphanie et différence [ce qui] constitue la nouvelle formule de la donation de l’être, expliquant le privilège de la poésie, car ‘’le poète nous fait savoir que la poésie est le fini qui se range dans les limites de la convenance du destin89.’’ Cet accord de la finitude et du destin métamorphose alors l’angoisse en sérénité90. »

Mais alors, considérer que l’angoisse puisse se transformer finalement en sérénité, n’est-ce pas sous-entendre que Heidegger vise à résorber ce qu’il en est de cette mise en route, provoquée par l’ébranlement des certitudes de la pensée ? Si les remises en cause de la maîtrise du sujet par lui-même sont entérinées par Derrida, et s’il les ressaisit lui-même, n’est-ce pas surtout pour montrer ce qui avec Heidegger demeure encore prisonnier des carcans de la métaphysique de la présence d’une part et de l’anthropologie d’autre part ?

c) L’espérance de Heidegger

La pensée de Heidegger constitue pour Derrida un chemin à suivre. Chemin en forme d’ouverture, ce que Derrida appelle « l’ouverture des questions heideggériennes », sans lesquelles sa pensée n’aurait pu avoir lieu. Parmi ces questions se repèrent celles que nous venons d’examiner chez Heidegger : l’idée d’une présence se pensant nécessairement en différences, celle d’un Dasein qui se démet de la maîtrise du temps, de l’histoire et du langage, question aussi à propos de la façon dont Heidegger étudie la possibilité d’un imparlé demeurant dans le secret d’un non-dit, et partant la remise en cause du logocentrisme. Pourtant, nous l’avons montré d’emblée, les textes de Heidegger sont lus par Derrida comme tout autre texte, c’est-à-dire dans une perspective déconstructive. « J’ai marqué, très explicitement et, on pourra le vérifier, dans tous les essais que j’ai publiés, un écart par rapport à la problématique 88 Jean-Marie Vaysse, L’inconscient des modernes – Essai sur l’origine métaphysique de la psychanalyse, Éditions Gallimard, 1999, p. 377. 89 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, trad. H. Corbin, M. Deguy, F. Fédier, J. Launay, Paris, 1962, p. 162, cité par Jean-Marie Vaysse dans L’inconscient des modernes – Essai sur l’origine métaphysique de la psychanalyse, Éditions Gallimard, 1999, p. 378. 90 Jean-Marie Vaysse, Op. cit, p. 378.