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b) L’identification à la langue allemande chez Heidegger : De l’esprit

aucun recours, Heidegger tout à la fois redoute et souhaite cette destruction. Il la souhaite parce qu’elle est le seul moyen de rendre possible un autre commencement, mais il la redoute car rien non plus ne garantit ni le passage au commencement, ni même l’accomplissement définitif de la destruction (c’est-à-dire l’autodestruction de l’Occident144).

Certes, Derrida ne répond pas cette fois-là, cette dernière fois à la demande de Jean-Luc Nancy de dire quelque chose de l’impensable, de cette mort sacrificielle pour le peuple, mais ne peut-on pas affirmer qu’il l’avait déjà fait dans De l’esprit ? N’est-ce pas précisément au cœur de ces enjeux que l’on retrouve cette question rencontrée chez Derrida à propos d’une liberté de type formelle, d’une absence de liberté donc, qui serait dès lors confondue avec le pouvoir, la puissance, et qui serait à l’origine d’une

responsabilité retorse, lieu de toutes les tentations racistes, fascistes, totalitaires,

enracinées dans des processus d’identification les plus ambivalents du point de vue de l’affirmation-disparition-élection de sujets s’aliénant au sein de communautés puissantes ?

b) L’identification à la langue allemande chez Heidegger : De l’esprit

C’est certainement dans l’analyse du Discours du rectorat de Heidegger, à laquelle s’applique Jacques Derrida, que se trouve apportée l’explicitation des dangers éthiques de ces stigmates d’une « métaphysique de la subjectivité » – selon l’expression récurrente de Derrida dans De l’esprit145-, alors même que cette métaphysique est évidemment interrogée par Heidegger lui-même. Comment peut-on comprendre le paradoxe suivant : pourquoi, alors que Heidegger évite soigneusement tous les concepts de la série subjective, ou subjectale, et en particulier celui de l’esprit, est-il reconduit pourtant, selon Derrida, vers une métaphysique de la subjectivité en laquelle le Dasein, reste exemplaire élu parmi les étants ? Peut-être est-ce d’abord dans le glissement qui s’opère chez Heidegger entre le je, le soi-même (Selbst) et le nous. Déjà dans Les fins de L’homme Derrida s’interroge sur ce 144 Jean-Luc Nancy, Banalité de Heidegger, Éditions Galilée, 2015, p. 66-67.

145 Il est à remarquer que cette expression « métaphysique de la subjectivité » ponctue le texte de De

l’esprit et que Derrida tente de le repérer à l’œuvre dans « toute » l’histoire de la philosophie, y compris

chez Nietzsche, à propos duquel, au début du chapitre VIII de De l’esprit, il affirme : « Comme chez Hegel, il s’agirait encore d’une métaphysique de l’absolue subjectivité. Mais la subjectivité inconditionnée n’est plus ici celle du vouloir qui se tait lui-même, à savoir de l’esprit, mais la subjectivité absolue du corps, des impulsions et des affects : la subjectivité inconditionnée de la volonté de puissance. »

qu’est ce nous chez Heidegger. A tel point qu’il clôture l’article avec cette question même : « Mais qui, nous ? ». En 1987, dans De l’esprit, Derrida insiste sur cette même question : « Or, qui sommes-nous ? Ici, ne l’oublions pas, nous sommes d’abord et seulement déterminés depuis l’ouverture à la question de l’être. […] Telle est l’exemplarité de l’étant que nous sommes, du nous-même dans cette situation discursive du Mitsein où nous pouvons, à nous-même et à d’autres, dire nous146. » Toutefois selon

Derrida, alors que l’opération de la Destruktion chez Heidegger permet que soient évités les écueils de la métaphysique de la subjectivité, le philosophe allemand procède pourtant et par ailleurs au « lent travail de réappropriation qui se confondra, je voudrais le démontrer, avec une re-germanisation147 ». Il y aurait ainsi, à la suite de Sein und Zeit où Heidegger était prudent et associait l’esprit (le Geist) aux guillemets de la retenue, un passage à une ferveur éloquente, à « la proclamation parfois un peu édifiante qui se dédie à l’auto-affirmation de l’université allemande ? » Et même, se demande Derrida : « Qu’est-ce qui néanmoins de l’un à l’autre [de la retenue de Sein und Zeit à la ferveur du

Discours du rectorat] se confirme et continue ? ».

La réponse se trouve, même si Derrida ne l’exprime pas directement, dans le

nous, celui du Mitsein. En effet, en définissant dans le Discours du rectorat l’esprit comme

« l’être-résolu à l’essence de l’être », Heidegger proclame la nécessité que soit ébranlée, c’est-à-dire mise en mouvement, l’existence, par l’affirmation de « la puissance de conservation la plus profonde de ses forces de sang et de terre, en tant que puissance d’émotion la plus intime148. » Autrement dit, « seul un monde spirituel garantit au peuple sa grandeur », parce qu’est mise en œuvre par cette force spirituelle, par l’entremise de la volonté de grandeur de la pensée, l’ébranlement de l’existence qui peut ainsi s’ouvrir à l’éclaircie de l’être. Cette grandeur ouvre à la possibilité d’éviter la chute, elle entrave le laisser-faire de la déchéance (des Verfalls) dans le non-pensé, elle éveille ce qui n’est jamais ébranlé dans le mouvement de l’existence. Il s’agit donc d’exalter ce qui s’érige au plus haut : la vigueur de la pensée, l’érection d’un horizon aperçu depuis plus haut. Or, pour satisfaire à cette pensée vigoureuse et haute, le sujet doit s’effacer, comme nous l’avons déjà montré à travers ce qu’est la « résolution devançante ». Mais si

146 Jacques Derrida, Heidegger et la question De l’esprit et autres essais, « De l’esprit Heidegger et la question », Éditions Flammarion, 1990, p. 29-30.

147 Ibid., p. 37.

le nous en l’unité du Mitsein doit entrer en scène, c’est afin qu’il puise sa force dans les puissances du sang et de la terre : La célébration correspond proprement, littéralement, à une exaltation du spirituel. C’est une élévation. Il n’y va pas seulement du ton kérygmatique, de la proclamation ou de la déclamation. Mais d’une exaltation en laquelle se déclare et s’érige le plus haut. Comme toujours, le profond et l’altier s’allient dans le plus haut : le plus haut de ce qui guide les guides spirituels de die hohe Schule et la profondeur des forces de terre et de sang. Car c’est en elles que consiste justement le monde spirituel149. Le nous enraciné dans la profondeur des forces de la terre et du sang, conserve ainsi sa puissance et il s’entend également dans la proximité à soi, cette fois puissance d’émotion la plus intime, une intimité en présence à soi-même, où se rassemble le

Dasein, à l’abri de la maison de l’être, là où est restauré l’habiter de l’être, une puissance

qui seule serait à même d’ébranler l’existence pour l’ouvrir à la volonté de penser l’impensé. L’être ne doit plus se comprendre dans le je de la subjectivité, qui fait s’échoir la grandeur de la pensée, mais l’être doit se comprendre là où le sujet rompt avec son

subjectivisme pour s’élever plus haut, pour se hisser jusqu’à la volonté d’être

lui-même dans le nous. C’est là même que les tentations les plus délétères se repèrent dans la pensée de Heidegger, là que se profilent les identifications, projections ou encore la « mimétologie inavouée » dont parle Philippe Lacoue-Labarthe. Avec l’auto-affirmation de l’Université allemande et le soutien accordé au national-socialisme, Heidegger extirpe le Dasein de sa solitude existentiale pour lui redonner une force, celle de l’exaltation du spirituel, pour consolider l’appartenance dans le rassemblement. S’il s’agit, affirme Derrida, d’en appeler aux forces obscures de terre et de sang, c’est bien pour promouvoir une spiritualisation de ces puissances. Derrida s’interroge ainsi :

Une métaphysique de la race, est-ce plus grave ou moins grave qu’un naturalisme ou un biologisme de la race150 ?

Il répond en affirmant que se démarquer « du biologisme, du naturalisme, du racisme dans sa forme générique », suppose nécessairement que l’on réinscrive « l’esprit dans une détermination oppositionnelle, en en faisant de nouveau une unilatéralité de la

subjectivité, fut-ce sous la forme volontariste151. » Derrida rejette ce volontarisme de la puissance, en le considérant comme propice à ouvrir le sujet à des identifications auto-affirmatrices et à produire un rapport au monde fondé sur des oppositions. Or, les

149 Jacques Derrida, Heidegger et la question De l’esprit et autres essais, « De l’esprit Heidegger et la question », Éditions Flammarion, 1990, p. 50.

150 Ibid., p. 93.

oppositions binaires (chez Heidegger, celle paradigmatique, entre authentique et inauthentique), véhiculent nécessairement de la violence. « Un des deux termes commande l’autre (axiologiquement, logiquement, etc.), occupe la hauteur152 », affirme Derrida : il y a une structure conflictuelle et subordonnante de l’opposition. Du reste, cette unilatéralité de la subjectivité atteint son acmé avec la volonté de puissance de la pensée, se spécifiant à travers la grandeur de la langue allemande et du peuple allemand, « notre peuple » affirme Heidegger. Là se retrouve toute la pertinence de l’interrogation de Derrida à propos de ce nous heideggérien. Car le doute est permis. Si nous avons posé l’hypothèse d’un nous qui serait celui du « nous les mortels », dans De l’esprit, Derrida affirme : Heidegger dénonce donc une « déchéance spirituelle » (geistige Verfall). Les peuples sont en train d'y perdre leurs dernières « forces spirituelles ». Cette dernière expression revient fréquemment. Le Verfall de l'esprit ne peut se laisser penser que dans sa relation au destin de l'être. Si l'expérience de l'esprit paraît, dans le questionnement, proportionnelle au « danger », le peuple allemand, « notre peuple », ce « peuple métaphysique » (das metaphysische Volk) par excellence, est à la fois le plus spirituel (ce que Heidegger précisera clairement plus loin en parlant de la langue) et le plus exposé au danger. Car il est pris dans l'étau au milieu (in der Mitte) entre ses voisins européens, la Russie et l'Amérique. C'est à lui que revient la « grande décision » (die grosse Entscheidung), celle qui engagera le destin de l'Europe, le déploiement de « nouvelles forces spirituelles à partir de ce milieu » (neuer geschichtlich geistiger Kräfte aus der Mitte). Emphase, emphasis : le mot « spirituel » est encore souligné à la fois pour marquer que là se trouve la détermination fondamentale du rapport à l'être et pour conjurer une politique qui ne serait pas de l'esprit. Un nouveau commencement est appelé. Il est appelé par la question « Wie steht es um das Sein? », qu'en est-il de l'être? Et ce commencement, qui est d'abord un re-commencement, consiste à répéter (wiederholen) notre existence historialement spirituelle (Anfang unseres geschichtlich-geistigen Daseins). Le « nous » de ce « notre »..., c'est le peuple allemand153.

Ainsi, ce « nous » s’entend bien ici comme « nous le peuple allemand » en sa caractéristique d’être un peuple qui s’entend, se comprend, se rassemble en une langue, une seule langue : la langue allemande. Ce « nous », supposerait donc un lieu unique, où se récupérerait l’unité propre dans la propriation d’une seule langue.

Par conséquent, la responsabilité pour Heidegger, se situe bien d’abord dans un idéal d’authenticité de la pensée, tant la pensée est exposée au danger d’une « déchéance spirituelle ». Et c’est cette responsabilité-là qui est retorse, dans la mesure où elle confond souci de la question de l’être et prise en charge d’une mission, la mission historiale de notre peuple. Derrida reprend la question heideggérienne dans De l’esprit :

152 Jacques Derrida, Positions – Entretien avec Jean-Louis Houdebine et Guy Scarpetta, intitulé « Positions », Les Éditions de Minuit, 1972, p. 57.

Comment réveiller l’esprit ? Comment le conduire de la démission à la responsabilité ? en le rappelant au souci de la question de l’être et dans le même mouvement, en lui, à la prise en charge de l’envoi (Sendung), d’une mission, la mission historiale de notre peuple, en tant que milieu de l’Occident. […]

Le réveil de l’esprit, la réappropriation de sa puissance passe donc, une fois encore, par la responsabilité du questionnement, telle qu’elle se trouve confiée, assignée, destinée à « notre peuple ». Que le même chapitre s’ouvre, en sa conclusion, sur la destinée de la langue (Schiksal der Sprache) en laquelle se fonde le rapport (Bezug) d’un peuple à l’être, cela montre bien que toutes ces responsabilités sont entrelacées, celle de notre peuple, celle de la question de l’être, celle de notre langue154. En effet, selon Heidegger, la langue allemande a la qualité spirituelle qui définit son privilège. Elle est la seule, selon lui, à pouvoir nommer une certaine compréhension de l’esprit, le Geistlichkeit, qui avant de dire la spiritualité chrétienne du souffle (spiritus) parviendrait à dire la flamme. En effet, le Geist de cette Geistlichkeit ne serait pensable que dans notre langue. « Les deux langues jumelées, le grec et l’allemand, qui ont en commun la plus grande richesse spirituelle, l’une seulement peut nommer ce qu’elles ont et sont en commun par excellence, l’esprit. Et nommer c’est donner à penser. L’allemand est donc la seule langue, au bout du compte et de la course, à pouvoir nommer cette excellence maximale ou superlative (geistigste) qu’elle ne partage en somme que jusqu’à

un certain point avec le grec155. » La langue allemande serait donc la seule, selon Heidegger, qui puisse correspondre avec l’être « et ne peut lui correspondre que selon l’événement singulier d’une langue capable de nommer, d’appeler l’être ou de s’entendre, plutôt appelée par l’être156. » C’est dire qu’en dehors de la langue allemande, la pensée n’a pas lieu. Et la langue française, selon les propos de Heidegger dans une interview au journal Der Spiegel, ne pourrait élaborer une pensée qu’à la condition de recourir à la langue allemande. Derrida pointe ici la « tranquille arrogance » de Heidegger, mais surtout, il déplore que ces affirmations relèvent « d’une assurance dogmatique et discourtoise », provoquant la violence de la dissymétrie où s’interrompt le partage. L’interruption du partage, c’est ce qui peut conduire au resserrement dogmatique dans l’hégémonie d’une seule langue.

Du point de vue éthique, qu’en déduire ? Autrement dit, y a t-il en ce privilège accordé à la langue allemande par Heidegger, les germes d’une pensée tyrannique, c’est-à-dire susceptible d’encourager l’idée violente d’une interruption du rapport à l’altérité,

154 Jacques Derrida, Positions – Entretien avec Jean-Louis Houdebine et Guy Scarpetta, intitulé « Positions », Les Éditions de Minuit, 1972, p. 85.

155 Ibid., p. 89.

en même temps que les questions de l’identification à une figure unique, celle de la propriété de la langue, comme appropriation absolue ?

c) Plus d’une langue

Dans Le monolinguisme de l’autre, Derrida travaille, comme il l’annonce dans le

Prière d’insérer, à entrelacer des thèmes avec « la petite auto-biographie d’un goût

immodéré pour ce qu’on appelle la ‘’déconstruction’’, dont la seule définition jamais risquée, la seule formulation, explicite fut un jour, il vaut mieux le rappeler ici, ‘’plus d’une langue157’’. » « Plus d’une langue », cette formule se conjugue avec celle énigmatique qui ouvre le propos de cet ouvrage de Derrida : « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne ». Nous voudrions entendre dans cette phrase, impossible à embrasser dans la totalité du sens - du fait de l’opposition entre affirmer posséder une langue et que pour autant elle ne soit pas appropriable à moi-même -, entendre donc, une reprise des thèmes critiqués par Derrida à la lecture de Heidegger, à propos de la question de l’identification à l’unique langue allemande et partant celles du rassemblement de l’être près de soi. Car il n’y a pas, selon Derrida, de propriété « naturelle » de la langue et considérer le contraire consiste à nier et même à dénier le fait qu’il existe dans la langue le ferment d’une terreur possible. Derrida l’affirme clairement : « une terreur dans les langues, c’est notre sujet158. » Ce que Derrida cherche à nous faire entendre, c’est qu’il y a un double mouvement dans le rapport à la langue, par le fait même que la langue ne soit pas ma propriété, que je ne puisse en être le maître. Dans un premier mouvement, le maître de la langue se croit tel par une appropriation au cours d’un procès non-naturel de construction politico-phantasmatique ; mais comme cette appropriation est illusoire, parce qu’il n’y a pas d’appropriation ou de réappropriation absolue de la langue, cela donne lieu à un deuxième mouvement, celui de la rage appropriatrice et de la jalousie violente. C’est alors que peuvent se produire « le viol d’une usurpation culturelle, c’est-à-dire toujours d’essence coloniale » où le maître feint de pouvoir s’approprier la langue, pour l’imposer comme la « sienne », d’où dérivent la surenchère de violence, l’emportement

157 Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Éditions Galilée, 1996, Prière d’insérer, p. 2.