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d) Une a-destination Pour l’amour de Lacan

psychanalyste français, la lettre (tout comme le signifiant) est unique, indivisible, indestructible, son trajet propre la reconduit toujours à sa place, elle arrive toujours à destination. Le lieu de la lettre, se situe, dans le conte, entre les jambages de la cheminée, ce qui représente selon Lacan, la femme, comme figure de la castration, là où le phallus manque à sa place. La question de la destination de la lettre et de la destination en générale, devient alors entre Derrida et Lacan, l’enjeu de la vérité. Une vérité du texte qui selon Lacan serait unique, ce qui pour Derrida est une façon de dévoiler une vérité (celle de Lacan) qui était déjà là, inscrite. N’est-ce pas alors par rapport à la question de la destination (ou plus exactement d’une nécessaire a-destination) que se pense aussi pour Derrida son lien avec Lacan ?480

d) Une a-destination Pour l’amour de Lacan

Dans Résistances, de la psychanalyse, donc en 1996, Derrida publie le texte Pour

l’amour de Lacan extrait du colloque de mai 1992 organisé à l’Unesco par Le Collège

International de Philosophie et intitulé Lacan avec les philosophes. Pour l’amour de Lacan est une réponse de Derrida à la communication de René Major dans laquelle ce dernier s’interroge sur le fait que Badiou à l’occasion de ce colloque ait pu exiger de lui que soit retirer le titre de son intervention : Depuis Lacan, y a-t-il une psychanalyse derridienne ?, au motif que ce titre présupposerait de sa part une posture intellectuelle favorisant Derrida dans l’ensemble du colloque. Ayant en effet adressé une lettre de protestation à ce propos, Badiou précise ainsi son désaccord : « Que cependant, à cette place

480 Afin de clarifier les enjeux autour de cette question de la destination de lettre prééminente dans le « débat » entre Lacan et Derrida, que nous reprendrons ci-dessous longuement, nous renvoyons à l’article de Jean Petitot édité dans la revue Confrontation, intitulée Affranchissement du transfert et de la lettre. Jean Petitot y donne une définition de la lettre en partant des définitions proposées par Lacan et reprises par Jacques Derrida dans Le facteur de la vérité : « La lettre est la matérialité non empirique du signifiant et conjugue, selon Lacan, les deux caractéristiques eidétique d’indivisibilité (elle ne supporte pas la partition) et de localité non-réelle ou de délocalisation (elle ‘’manque à sa place’’). Par ces deux caractères, la lettre insiste comme répétition. Elle détermine dans leur persistance les conduites des sujets car son trajet même les positionne. Comme l’a bien montré Jacques Derrida, Lacan centre sa lecture de la lettre volée sur le trajet propre de la lettre. À travers le détour d’un trajet propre, la lettre revient en son lieu propre, celui d’un manque structurel (transcendantal). Le signifiant a son lieu dans la lettre et celle-ci, en retournant, retrouve son sens contractuel car le lieu propre est celui du contrat de la vérité avec elle-même, ‘’le lieu d’où elle a commencé à se détacher de son détenteur ou légataire féminin’’ (Derrida). Quant à son sens propre, il est celui du pacte de la loi phallique, loi dont la reine a la garde. » (Actes du colloque autour de La carte postale de Jacques Derrida, des 4 et 5 avril 1981, avec Jacques Derrida, article de Jean Petitot, Signifiant indivisible vs Envoi divisible, page 51.)

temporellement conclusive, interviennent et le signifiant ‘’Derrida’’ – unique philosophe vivant, ou ‘’non classique’’, à être mentionné dans l’étendue entière du colloque – et plus encore la possible relève de Lacan par Derrida jusqu’au cœur de la psychanalyse elle-même, cela me paraît saturer la signification de nos travaux que la mention d’une possible relève de Lacan jusqu’au cœur de la psychanalyse elle-même481. » Ce à quoi René Major, répond, après avoir accepté de transformer son titre (qui devient Depuis

Lacan : _______ ) :

J’entends bien qu’il s’agit des propriétés imaginaires du nom propre, telles qu’elles peuvent exercer des effets de colle, d’École, de rassemblement ou de dispersion sans que le référent n’en soit désigné pour autant, ni même la théorie à laquelle le nom s’attache ou ne s’attache pas à donner consistance. Dans la ‘’possible relève de Lacan par Derrida’’ – expression qui me reste étrangère – il est question cette fois de la pensée, de la théorie ou de la science qui se lient à un nom propre ou s’en délient – comme la trilogie Imaginaire/Symbolique/Réel est associée au nom de Lacan et la ‘’déconstruction’’, jusqu’à un certain point, associable au nom de Derrida ou dissociable de ce nom. Là, je suis en plein dans mon sujet d’aujourd’hui, ce sujet dont la lettre – je n’en parlerai pas autrement – est venue, à point nommé, manifester le symptôme de manière exemplaire. Il avait suffi de produire graphiquement l’énoncé Depuis Lacan (la préposition signifiant, je le répète aussi bien ‘’ à partir de’’, ‘’avec’’, que ‘’après’’) : Y a-t-il une psychanalyse ‘’derridienne’’ ? pour qu’il devienne performatif, qu’il induise un jugement assertorique – Il y a – et que l’attribut soit transformé en prédicat. On y entendait une promesse et une menace, selon les cas, ou les deux à la fois, comme si elles étaient déjà exécutées482.

Si nous rendons compte de cette polémique, c’est parce qu’elle sert particulièrement notre propos. Là encore, se profile la question du polémos dans lequel toute analyse, toute interprétation s’inscrivent, les mettant dans un rapport de force incontournable, toujours empreint de violence. Or, ce que Derrida récuse, c’est que le rapport de force puisse s’achever, ou autrement dit se résoudre, se dissoudre dans une solution, au sens chimique du terme, où s’impose la contrainte faite à l’autre : « tu as raison, tu es dans le vrai, si tu ne résistes plus à ma solution». Autrement dit, consentir à la solution de l’autre, serait une façon de rendre raison à l’autre, c’est-à-dire de reconnaître que sa raison est plus apte à déceler la vérité que la mienne. Il y a là reddition (reddere : rendre raison) à l’exigence d’un tiers. Si Derrida, à travers l’idée du polémos, en appelle au rapport de force, c’est parce qu’il est souhaitable tant qu’il reste ouvert (« les désaccords doivent s’exprimer librement et les discussions s’exposer au grand jour », écrit Derrida dans un Post-scriptum, rédigé à propos de la polémique entre Badiou et Major), c’est-à-

481 Voir les annexes des Actes du Colloque Lacan avec les philosophes, Correspondance, Éditions Albin Michel, 1991, p. 425 et suivantes.

482 Voir les Actes du Colloque Lacan avec les philosophes, texte de René Major : Depuis Lacan : _________ , Éditions Albin Michel, 1991, p. 373.

dire sans fin. La polémique ne devrait jamais être résolue, elle ne devrait pas avoir de

solution, c’est-à-dire que le nœud du conflit, de l’opposition, du non-consentement doit

demeurer. Il doit être vif, vivant. Sans quoi, la solution, toute solution, même celle analytique, relève de l’efficacité du performatif : « Celle-ci dénoue, résout, voire absout, elle défait le nœud symptomal ou étiologique. » Dès lors, la vérité s’impose et peut, le cas échéant, dissoudre la liberté de l’autre en jouant sur sa culpabilité, notamment. Car, ne pas se soumettre à la solution de l’autre, implique la menace de devoir porter les conséquences de l’entêtement.

De même, mais cette fois dans le registre du soin, le patient, rétif à la solution analytique du thérapeute, la refusant, est, à ce moment-là, responsable, coupable, comptable de sa résistance. Dans Le rêve d’Irma, Freud reproche à sa patiente de ne pas encore accepté sa solution : « Si tu as encore des douleurs, c’est vraiment de ta faute. » Derrida, dans Résistances, de la psychanalyse, commente : « Freud donne ainsi l’exemple d’une loi. Quelle loi ? Celle qui commande en général d’interpréter comme résistance à l’analyse, à la solution, à la résolution (Lösung), la réserve de quiconque n’accepte pas votre solution. […] Analyser quoi que ce soit, qui que ce soit, pour qui que ce soit, cela

voudrait dire à l’autre : choisis ma solution, prends ma solution, aime ma solution, tu seras dans le vrai si tu ne résistes pas à ma solution483. » Ce qu’en dit ensuite Derrida est essentiel pour comprendre comment, une fois encore, il est nécessaire de faire sortir la psychanalyse, ainsi que toute autre analyse, des processus métaphysiques que contient le fantasme de la solution. Car Freud, lui-même reste ancré dans cette tradition, à tel point que Derrida affirme qu’il n’est jamais effleuré par le fait qu’il puisse exister autre chose qu’« une résistance pleine de sens à une analyse pleine de sens. Même si elle est définitive, la résistance appartient, comme ce à quoi ou à qui elle résiste, à l’ordre du sens, et d’un sens dont le secret est seulement le secret caché, la signification dissimulée, la vérité voilée : à interpréter, à analyser, à expliciter, à expliquer484. » Cette autre chose ou cet au-delà qui ne sont pas pensés par Freud, c’est l’idée d’une vérité qui ne serait jamais explicable, ni interprétable, pas même « dévoilable ». Or, consentir à la solution de l’autre exclut d’une part la possibilité de penser qu’une vérité puisse être ailleurs, cachée, dissimulée, introuvable, voire inexistante. D’autre part, cela suppose que l’on arrête l’énergie de la dispute, le mouvement de ce qui donne à penser lorsque par

483 Jacques Derrida Résistances De la psychanalyse, « Résistances », Éditions Galilée 1996, p. 22.

l’impossibilité d’unifier des concepts en une vérité stable et définitive, est continûment relancée – déconstruite -, l’analyse. Enfin, cela induit l’idée d’une soumission de l’un à l’autre des protagonistes et donc le risque toujours contenu de la question du pouvoir, inhérent à tout rapport de force. Il faut qu’existe et demeure la controverse, que la vérité puisse être discutée, envisagée selon d’autres voies, en un au-delà du sens logique. Dans

Politiques de l’amitié, au chapitre « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité »,

Derrida s’adresse de façon particulièrement polémique à la psychanalyse. En une longue parenthèse il relate « un épisode comique, vertigineux et hautement significatif dans l’histoire de la psychanalyse elle-même485. » Un épisode qui rend compte de la façon dont Freud réclame, lui, au contraire, de la part de ses disciples, un assentiment, bien loin de l’éveil critique que permet la controverse ; épisode qui montre également comment la soumission à l’autorité du Père est attendue, valorisée et légitimée par Ferenczi, disciple de Freud, fustigeant le tiers – ici Jung. Or, cette parenthèse de Derrida s’insère au moment même où, à partir des analyses de Kant autour du respect de l’ami, il vient interroger la force du tiers, celui qui peut faire polémique, interrompant la relation duelle, la prémunissant du narcissisme inhérent à toute relation d’amitié singulière et en cela même toujours enfermée entre « moi » et « moi », entre « je » et « moi ». Ce tiers devrait empêcher, en somme, de sombrer dans l’abîme de la jalousie spéculaire. Or, à l’inverse ici, Derrida rend compte d’une lettre de Ferenzci qui stigmatise le comportement de Jung, déclarant au Père – Freud fondateur de la psychanalyse -, que son disciple dissident est d’une impertinence inouïe, incapable de supporter une autorité au-dessus de lui et les correctifs analytiques qui en découlent. Cette dissidence aurait pu pourtant faire tiers et venir interrompre la position d’autorité paternelle, dont le meurtre est d’autant plus inutile, précise Derrida, « qu’il donne encore plus de pouvoir au père mort486. » Au regard de ce seul exemple, Derrida considère que la psychanalyse n’a pas su s’ouvrir à la polémique, puisque ces propos de Ferenczi sont le symptôme d’une fermeture au tiers, à ce qui pourrait arrêter la voix de l’unicité sclérosante. Il parle, en particulier d’une « transcendance irréversible de l’instance archontique ou fondatrice au regard de l’institution fondée, la transcendance irréversible de la position paternelle au regard d’une communauté fraternelle », lisible dans cette lettre qui le fait éclater de rire ; d’un « rire terminable interminable dont elle nous secouera jusqu’à la fin, tant que 485 Jacques Derrida Politiques de l’amitié, chapitre 10 « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité », Galilée, Paris 1994, p.310-311. 486 Ibid.

nous nous dirons, à lire une telle lettre (par exemple), que vraiment, si quelque chose n’est pas arrivé, jusqu’ici, à la psychanalyse, c’est bien la psychanalyse, et que sans doute elle ne lui arrivera jamais , surtout pas dans la chaîne des générations de ses pères fondateurs, à moins qu’elle ne soit déjà arrivée dans ce non-événement et que ce soit cela même, l’événement de ce non-événement, qu’il nous faille peut-être tenter de penser, de vivre, d’avouer enfin487. » Outre son ton polémique, il nous paraît ici important de souligner dans cette citation cette expression de Derrida : « instance

archontique », dans la mesure où elle va nous permettre de donner deux précisions

quant à cette question du pouvoir, en jeu dans les communautés analytiques et plus largement intellectuelles. La première, c’est que ce terme, archontique - dont l’étymologie Arché signifie le principe ou le commandement -, renvoie aux Archontes, c’est-à-dire aux hauts magistrats de la Grèce Antique, qui détenaient l’autorité, le commandement, et étaient dépositaires et gardiens des documents officiels. En cela nous voyons comment Derrida insiste sur ce pouvoir transcendant de l’autorité du Père, vue comme une instance archontique ici détenue par Freud, alors même que l’on parle de « communauté analytique », donc de ce qui se devrait d’être compris en une logique collégiale. La seconde, c’est que l’Arché désigne aussi l’origine, le commencement et par voie de conséquence la généalogie. Or, dans une note de bas de page de Résistances, Derrida parle, à propos de l’analyse, d’une nécessaire remontée « critico-généalogique », car « la simple généalogie risque toujours de privilégier le motif archéogénétique, voire le schéma au moins symbolique de la filiation, de l’origine familiale ou nationale. » Il ajoute : « je me permets de renvoyer sur ce point et notamment à propos de la figure du frère et de la fraternisation, à Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994488. » C’est une façon pour Derrida de rappeler que deux ans auparavant, dans Politiques de l’amitié donc, il discutait déjà les tentations « archéo-génético-généalogiques » de Freud. Celles qui se conjuguent à la fois du point de vue d’une tentation analytique de désirer revenir aux origines et de maintenir en cela un pouvoir, autrement dit, de garder la capacité de demeurer le maître du clan, des solutions analytiques et des forces pulsionnelles. Ainsi, il faut endurer la polémique comme une tension de résistant légitimée, là où reste encore le reste, encore et toujours, c’est-à-dire ce qui est à-venir : un au-delà de Freud et de Lacan. Or, à évoquer les récriminations de Badiou à l’encontre de Major,

487 Jacques Derrida Politiques de l’amitié, chapitre 10 « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité », Galilée, Paris 1994, p. 310-311.