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CARRIÈRE ET LIGNÉE

C. Les ultimes missions sous Innocent VI

4. Un cardinal savant ?

4.1 Pierre Bersuire

Pierre Bersuire - Petrus Berchorius - est un bénédictin, originaire de Saint-Pierre-du-Chemin, dans l'ancien diocèse de Maillezais, village situé aux environs de Bressuire, aujourd'hui dans le département de la Vendée. Comme nous l'avons évoqué pour Pierre des Prés, il est très difficile de retracer les premières années de sa vie, faute de documents. Sa famille et son milieu social restent mal connus. Il appartient peut-être à une famille noble ou

anoblie mais sans fortune315. Il serait né à la fin du XIIIe siècle. Dans ses manuscrits, il se

présente comme bénédictin. Pourtant, il est aujourd'hui avéré qu'il a à l'origine prononcé des vœux au sein de l'ordre franciscain, mais dans un couvent non identifié. Il est ensuite entré

dans l'ordre bénédictin, à une date là encore floue316. Il pourrait être rentré jeune à l'abbaye

bénédictine de Maillezais, car il y est avant 1317, date à laquelle le pape Jean XXII promeut le monastère cathédrale du nouveau diocèse qu'il vient d'ériger. Est-ce au sein de ce monastère qu'il s'initie à la théologie et à l'exégèse, comme il le rapporte lui-même dans son

Reductorium morale ? La riche bibliothèque de cette maison pourrait lui avoir servi dans ses

études. Il ne semble pas avoir acquis un quelconque grade universitaire. Ses années d'études en théologie sont juste mentionnées dans une bulle qui lui confère un bénéfice lorsqu'il était

jeune317. En 1317, l'abbé de Maillezais, Geoffroy Povereau, devient de fait évêque du nouveau

diocèse. Il s'est rendu en Avignon pour recevoir la consécration épiscopale. A-t-il emmené avec lui Pierre Bersuire ? Aucun document ne permet de l'affirmer. Il est certain par contre

315 L'un de ses parents, Jean « Bersuyre » est qualifié d'écuyer en 1346 ; un document de 1349 fait connaître deux de ses neveux, Nicolas et Arnaud, mais sans titre nobiliaire. L'une de ses sœurs, Lorence, eut de son mari, Guillaume Philippeau, au moins un fils, prénommé lui-aussi Pierre, qui succédera à son oncle comme prieur de Saint-Éloi.

316 Sa situation est clarifiée par le pape Jean XXII en 1332, lorsqu'il le pourvoit du prieuré de La Fosse. Voir Thomas, 1884, p. 23.

que Bersuire est présent dans la cité pontificale entre 1320 et 1325. Il rentre au service du cardinal Pierre des Prés vers 1325 ou 1328, suivant la date retenue (1340) pour son

Repertorium morale. Bersuire écrit en effet qu'il est au service du vice-chancelier depuis

douze années. Comment se sont-ils rencontrés ? La question demeure en suspens. Les liens de Pierre des Prés avec le Poitou ou Maillezais ne paraissent pas évidents. Bersuire a pu être recommandé au vice-chancelier par une connaissance commune, mais qui n'est pas identifiée faute de sources. Ce qui est certain, c'est que Bersuire appartient à la familia du cardinal de Palestrina. Il l'écrit lui-même : « cujus ego sum familiaris et domesticus ». Bersuire précise également que Pierre des Prés lui a ouvert les portes de sa riche bibliothèque et l'a encouragé dans la rédaction de ses deux ouvrages, le Repertorium morale et le Reductium morale. Le jeune Poitevin aurait-il été au départ chargé de gérer les ouvrages personnels du vice-chancelier ?

Le premier ouvrage de Bersuire s'intitule le Repertorium morale (fig.17). Il s'agit d'une vaste entreprise qui se veut un outil de travail pour les prédicateurs : cette sorte de « dictionnaire » comporte plusieurs milliers de mots tirés de la Bible. Pierre Bersuire s'efforce d'en dégager, et ce pour chaque mot, le sens moral et spirituel. Il pratique ainsi l'art des

distinctiones, une forme de l'exégèse médiévale. Comme le précise Bruno Roy : « l’auteur

d’une distinctio cherche à fractionner un mot ou un concept biblique de façon à en dégager

d’autres mots ou concepts qui à leur tour renvoient à d’autres textes de la Bible 318». Ainsi,

chaque terme est découpé en de multiples sens, quasiment à l'infini. Bersuire donne toutefois à ses distinctiones un fil directeur : celui du « mépris du monde ». Selon ce concept, le chrétien se doit de lutter constamment contre le péché qui peut le tenter sous la forme du trio infernal : le Monde, la Chair et le Démon. Toujours pour Bruno Roy, l'ouvrage de Pierre Bersuire peut être considéré « à la fois comme le plus monumental et comme le point terminal

de la littérature des Distinctiones319 ». La rédaction de cette importante somme d'exégèse a

nécessité, outre un temps et des capacités de travail importants, une connaissance aiguë de la Bible. Bersuire précise dans son livre même qu'il connaît le livre saint par cœur - il possède donc une mémoire des plus remarquables - mais qu'en plus il dispose d'autres livres de référence, notamment les Grandes concordances de Saint-Jacques320 et les travaux du franciscain Giraud Mallette. Ces derniers écrits se trouvaient certainement dans la

318 Roy, 2003, p. 398.

319 Roy, 2003, p. 401.

320 Il s'agit d'une vaste et précise concordance biblique, rédigée par les dominicains du couvent de Saint-Jacques de Paris, achevée en 1240.

bibliothèque du cardinal des Prés. Le prélat a fait réaliser une table de l'ouvrage de Bersuire

par l'un de ses clercs, Jean Colombe, entre 1340 et 1342321.

Le second opus majeur écrit par Pierre Bersuire lors de son séjour en Avignon est le

Reductorium morale, sorte d'encyclopédie qui vise à démontrer pour tous les sujets exposés

-Dieu, les anges, les démons, l'homme, les organes du corps, les animaux, les plantes, les minéraux, … - les leçons morales qu'il est possible d'en tirer. Bersuire s'inspire très largement

de l'ouvrage d'un autre franciscain du XIIIe siècle Barthélémy l'Anglais, intitulé Le livre des

propriétés des choses, composé à Magdebourg vers 1247. Mais il y rajoute deux autres

chapitres ou livres, l'un consacré à un commentaire moral des Métamorphoses d'Ovide ; le second à un commentaire moral de la Bible. Bersuire devait, en plus de sa connaissance des textes saints, assimiler la majeure partie de la littérature de l'Antiquité et du Moyen Âge. Là encore, ce travail d'érudition lui a demandé temps et documentation abondante. Le succès fut au rendez-vous, et ses ouvrages connurent une certaine diffusion, notamment auprès des prédicateurs, des professeurs et des étudiants. Bersuire acquit également une notoriété non négligeable, qui lui valut entre autre le respect de Pétrarque lui-même. Le poète, qu'il visitait régulièrement soit à Avignon, soit à Fontaine-de-Vaucluse, le qualifiait de vir insignis pietate

et litteris 322.

La question de la provenance de la documentation qui s'est avérée nécessaire à Bersuire pour constituer ses ouvrages reste encore aujourd'hui en suspens. Il a précisé que le cardinal des Prés l'a encouragé dans sa vaste et ambitieuse entreprise, mais lui a également prêté des ouvrages323. Or, nous ne connaissons pas la composition de la bibliothèque personnelle du cardinal de Palestrina, aucun inventaire après décès n'étant apparu, et aucun ouvrage qu'il aurait pu posséder n'est actuellement repéré dans les manuscrits conservés. Et même si nous partons du postulat que le vice-chancelier possédait certainement plusieurs dizaines d'ouvrages, ces derniers n'offraient pas les ressources suffisantes à Bersuire pour compulser autant de littérature ancienne. Le poitevin a très certainement pu avoir accès à la

321 Ce manuscrit se trouve aujourd'hui conservé à la British Library, sous la cote MS Arundel 238, folio 108. La table dressée par Jean Colombe précède une copie de l'ouvrage de Bersuire. Voici la dédicace rédigée par Colombe à son maître Pierre des Prés : Reverendissimo in Christo patri ac domino suo Domino Petro, digna

Dei providentia Episcopo Penestrino, Johannes Columbe, pauper ipsius familiaris et clericus, se ipsum ad perpetuam et humilimam servitutem. Cum ex irjuncto Reverende patermiratis vestre ultra vires ingenii mei manum meam extenderim ad ardana, videlicet, ad faciendum tnbulam super librum noviter editum a religioso viro, fratre Petro Brichorii, Salmuriensi monacho, qui liber Moralis Tabula seu Morale Repertorium nuncupatum.

322 Samaran, 1962, p. 267.

riche bibliothèque pontificale, reconstituée par Jean XXII. Pierre des Prés, son protecteur, n'a eu aucun mal à lui faire octroyer cette faveur, d'autant plus que les deux bibliothécaires du pape qui se succédèrent, Barthélémy Gras et Jean Tissandier, étaient des compatriotes quercynois.

Bersuire, outre cet appui intellectuel, a bénéficié également de l'aura du vice-chancelier pour mener à bien son propre cursus honorum. Le cardinal des Prés s'est entremis directement auprès des papes successifs pour que son protégé reçoive des bénéfices ecclésiastiques : le prieuré bénédictin de la Fosse-de-Tigné, près de Saumur en 1332 ; le prieuré bénédictin de Bruyère-le-Châtel, près de Corbeil, en 1336, qu'il échange en 1342 contre celui de La Trinité de Clisson ; chambrier du monastère Notre-Dame de Coulombs au diocèse de Chartres en 1349. Cet office lui valut d'être en conflit avec son abbé, un certain Gauthier, dont le parent touchait en réalité les revenus de chambrier au détriment de Bersuire. Ce dernier fit appel au Saint-Siège pour faire valoir son droit. Mal lui en pris, car l'abbé Gauthier, fin 1350 ou début 1351, le taxa d'hérésie et le cita à comparaître devant l'official de l'évêque de Paris, qui le décréta de prise de corps et le fit jeter dans les prisons épiscopales.

Bersuire, bien qu'ayant quitté le service du vice-chancelier quelques temps auparavant324, usa

de son amitié avec Pierre de Prés, comme il appert de la bulle du pape Clément VI, envoyée à l'abbé de Saint-Denis, le cardinal Gilles Rigaud, pour que ce dernier agisse auprès de l'official de Paris et obtienne la libération du clerc poitevin325.

Le roi Jean II le Bon, qu'il paraissait connaître avant son accession au trône et qui a lui-aussi pesé dans le dénouement heureux de son emprisonnement, lui a passé commande d'une traduction de Tite-Live, tâche à laquelle Bersuire s'est attelé, entre 1352 et 1356. Il résidait alors à Paris, soit dans une maison de son Ordre, soit chez un de ses parents, un certain Jean Bersuire326.

En avril 1354, toujours grâce à l'appui de Pierre des Prés, Pierre Bersuire a obtenu du pape Innocent VI le droit de permuter son office de chambrier de Coulombs avec celui de prieur de Saint-Éloi de Paris327.

Enfin, en janvier 1361, il retrouva Pétrarque, venu dans la suite de l'ambassadeur

324 Bersuire argue de sa position d'étudiant auprès de l'université de Paris lorsqu'il proteste contre son emprisonnement abusif : il a donc quitté Avignon et le service de Pierre des Prés.

325 La bulle est conservée et publié dans les Lettres secrètes et curiales relatives à la France du pape Clément VI, sous le n° 004914, en date du 2 mars 1351. Le pape rappelle les liens entre Bersuire et Pierre des Prés, et demande à l'abbé de Saint-Denis, en considération du cardinal de Palestrina, d'intervenir auprès de l'official.

326 Samaran, 1962, p. 288.

Galéas Visconti de Milan, avec qui il échangea à de multiples reprises. Il est mort à Paris avant la fin de l'année 1362.