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La naissance et l’évolution de la notion — Un mois après le début des atrocités

Dans le document Crime contre l'humanité et terrorisme (Page 34-38)

B. L E CRIME CONTRE L ’ HUMANITÉ

33. La naissance et l’évolution de la notion — Un mois après le début des atrocités

commises à l’encontre des Arméniens, la France, la Grande-Bretagne et la Russie lancèrent un avertissement dans une déclaration conjointe du 24 mai 1915. Leur condamnation était précise : « en présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre

l’humanité et la civilisation, les Gouvernements alliés font savoir publiquement à la

Sublime Porte qu’ils tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du Gouvernement Ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres » 121.

Il s’agit de la première apparition du concept de crime contre l’humanité sur le plan international. Pour la première fois, le principe classique de l’irresponsabilité pénale des chefs d’État et de leurs représentants était remis en cause. Bien que la France, la Russie et la Grande-Bretagne affirment la responsabilité individuelle des dirigeants d’État 122,

c’est-à-dire contrecarrent le principe classique d’immunité des chefs d’État et des agents diplomatiques, ils ne prévoient cependant aucune sanction pénale. Bien que la condamnation ne soit pas pénale 123, elle n’en demeure pas moins significative, en ce

119 A/59/2005 « Dans une liberté plus grande : développement, sécurité et respect des droits de

l’Homme pour tous ». « Rapport du Secrétaire général », 24 mars 2005, p. 31, § 91.

120 CHALIAND Gérard (dir.). Les stratégies du terrorisme. Paris : Desclée de Brouwer, 2002, p. 9-10. 121 TERNON YVES.L’État criminel : les génocides au XXe siècle,op. cit.,p. 184.Nous soulignons.Notons que,

contrairement à l’auteur, d’autres auteurs comme DADRIAN Vahakn (Histoire du génocide arménien :

conflits nationaux des Balkans au Caucase, op. cit., p. 68) reproduisent le même texte, mais parle de

nouveau crime au singulier et non au pluriel.

122 En l’occurrence, les autorités ottomanes.

123 La condamnation était surtout politique. Lorsque le ministre des affaires étrangères anglais, Sir

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sens qu’elle donne un fondement aux crimes contre l’humanité et à la civilisation. Le ton est donné, la communauté internationale se donne désormais un droit de regard sur les actes des dirigeants visant leurs propres ressortissants, indépendamment du contexte de guerre, lorsque ceux-ci remettent en cause les principes fondateurs de la civilisation humaine, choquant par là-même la conscience de l’humanité toute entière.

Les trois gouvernements fondent donc leur condamnation sur des principes supérieurs et moraux. Les actes incriminés dans la déclaration du 24 mai 1915 constituent en effet, un irrespect, non pas d’un ou plusieurs textes juridiques, mais de l’« humanité » et de la « civilisation ». La tentative de poursuivre les responsables turcs sur un fondement juridique ne se fera que quelques années plus tard à Paris, dans le cadre de la préparation d’une répression pénale internationale des crimes de guerre. En effet, pendant les travaux de la Conférence de paix de Paris de 1919 124, tenue au

lendemain de la Première Guerre mondiale, la Commission dite des quinze, chargée de l’examen des responsabilités pour violation des lois et coutumes de la guerre, projette, parallèlement au jugement des criminels de guerre, la poursuite des responsables turcs pour les « crimes contre l’humanité » commis à l’égard de la population arménienne de l’Empire ottoman, indépendamment du contexte du conflit armé international 125.

Quatre ans après l’utilisation de l’expression « crime contre l’humanité », la volonté de créer une nouvelle catégorie de crimes indépendante de celle de crime de guerre est manifeste. Nicolas Politis, membre grec de la Commission des Quinze propose l’adoption de cette nouvelle incrimination dans le but de traduire en justice les dirigeants turcs responsables des massacres et déportations des arméniens. Tenant compte des difficultés juridiques relatives à la création d’une nouvelle notion, et lui cherchant un fondement, il qualifie les actes à juger d’ « offenses graves aux droits de l’humanité » 126.

menace de punir les autorités ottomanes n’est qu’une « continuation de la politique menée au XIXe

siècle contre les autorités turcs » (DADRIAN Vahakn. Histoire du génocide arménien : conflits nationaux des

Balkans au Caucase, op. cit., p. 643).

124 Trente-deux États furent représentés. Nous avons fait le décompte à partir de l’ouvrage Conférence

de la paix, 1919-1920. Recueil des actes de la Conférence. Partie III, Séances plénières de la Conférence et réunions des représentants des puissances à intérêts particuliers (Protocoles et procès-verbaux). Paris : Imprimerie nationale, 1922, p. 16. « Jamais Conférence n’[avait] jusqu’à ce jour compté autant de Nations » (p. 9).

125 L’on retrouvera ultérieurement des références à ces travaux de 1919 dans la jurisprudence des TPI,

plus précisément dans le cadre de développements faits par les juges et portant sur la genèse du concept de crime contre l’humanité. Voir par exemple, pour le TPIY, affaire n° IT-94-1, Tadic, jugement du 7 mai 1997, § 663, et pour le TPIR, affaire n° ICTR-96-4, Akayesu, jugement du 2 septembre 1998, § 565.

126 DADRIAN Vahakn. Histoire du génocide arménien : conflits nationaux des Balkans au Caucase, op. cit., p. 483.

Les droits de l’humanité en l’espèce renvoient aux lois de l’humanité positivées dans la clause de Martens.

Après quelques hésitations 127, la Commission approuve néanmoins le raisonnement de

Politis. Elle accepte de prévoir la poursuite des dirigeants turcs pour « crimes contre l’humanité », en prenant tout de même pour fondement la clause de Martens 128, au

risque de laisser subsister une confusion entre droits de la guerre et « droits humains » 129.

En attribuant à la nouvelle incrimination un fondement juridique quoique inadéquat, la Commission concrétise l’avertissement du 24 mai 1915. Elle permet ainsi un glissement du principe d’intervention diplomatique pour cause d’humanité à celui d’intervention judiciaire pour violation des lois de l’humanité ou pour crimes contre l’humanité, ceux-ci étant entendu au sens de « droits humains » ou de « droits fondamentaux de la personne humaine hors du contexte de guerre ». Si le principe de la responsabilité des dirigeants turcs et la nécessité d’un jugement sont retenus par la commission 130, les moyens de poursuite, quant à eux, posent problème.

Ce n’est que bien plus tard, face aux actes discriminatoires par nature, aux atrocités et persécutions commises dans l’intention de ramener les Juifs à leur seule condition de Juifs sans qu’aucun autre caractère de l’être humain ne leur soit reconnu, que la nécessité de création de la notion de crime contre l’humanité s’est faite plus que jamais impérative. « Stigmatiser et dénoncer la criminalité nazie à la face du monde ; avertir, mettre en garde les instigateurs et les exécutants ; enfin, proclamer la volonté commune et solidaire de châtier les coupables constituent autant de déclarations de principes dont il s’agira, désormais, de tirer toutes les conséquences pratiques » 131. Aussi, à la suite des

travaux préparatoires 132, la notion de crime contre l’humanité fut-elle retenue dans

127 Pour les raisons des hésitations en question, voir GARIBIAN Sévane. Le crime contre l’humanité au regard

des principes fondateurs de l’État moderne : naissance et consécration d’un concept, op. cit., p. 112.

128 Depuis sa première apparition dans le préambule de la Convention II de La Haye de 1899

concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, la clause de Martens fait partie du droit des conflits armés. La clause se fondait sur une déclaration lue par le professeur Frédéric de Martens — à qui elle doit son nom —, délégué russe à la Conférence de la paix réunie à La Haye en 1899 : « En attendant qu’un code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les Hautes Parties contractantes jugent opportun de constater que, dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par elles, les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique ». Nous soulignons. Disponible sur : http://www.icrc.org/fre/resources/documents/misc/5fzgrl.htm (consulté le 17 février 2014).

129 Ceux-ci pourraient s’assimiler aux « droits de l’humanité » ou « droits de l’homme ». Pour plus de

développements sur ce point, voir GARIBIAN Sévane. Le crime contre l’humanité au regard des principes

fondateurs de l’État moderne : naissance et consécration d’un concept, op. cit., p. 78-81.

130 Malgré les réserves renouvelées des américains au motif du non respect du principe de légalité. 131 GRYNFOGEL Catherine. Le crime contre l’humanité, notion et régime juridique : thèse pour le doctorat en droit

nouveau régime. Université des sciences sociales de Toulouse I, 1991, p. 76.

132 Sur ce point, voir GARIBIAN Sévane. Le crime contre l’humanité au regard des principes fondateurs de l’État

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l’article 6c du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg 133 qui la définit

comme suit : « l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la

compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime » 134.

Cette définition suscite deux remarques. D’une part, la condition discriminatoire est exigée pour la qualification de crime contre l’humanité. Née dans un contexte de négation de la qualité d’être humain à une catégorie de personnes, cet état de fait a marqué l’incrimination. D’autre part, un lien de connexité entre le crime contre l’humanité et les crimes de guerre et ceux contre la paix est exigé. Ce n’est que plus tard que la nouvelle notion va acquérir son autonomie 135.

Le Statut du Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient 136 a également

défini le crime contre l’humanité d’une façon presque identique au Statut du TMI de Nuremberg. Cependant, ce crime ne figurait pas parmi les inculpations devant le TMIEO. Seuls les crimes contre la paix et les crimes de guerre avaient été retenus. Le TMIEO n’a donc pas été d’une grande importance dans la construction de la notion de crime contre l’humanité. En revanche, la Loi n° 10 du Conseil de contrôle allié pour la punition des personnes coupables de crimes de guerre, crimes contre la paix et crimes contre l’humanité 137 et la richesse de la jurisprudence qu’elle a suscitée 138 ont été d’un

grand apport dans la formation du crime contre l’humanité 139.

notion et régime juridique : thèse pour le doctorat en droit nouveau régime, op. cit. Voir également le B du § 1 de

la section I du chapitre I du titre II de la 2e partie.

133 Ce Statut est issu de l’Accord signé à Londres le 8 août 1945 par le Gouvernement Provisoire de la

République Française et les Gouvernements des États-Unis d’Amérique, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques.

134 Nous soulignons.

135 Sur ce dernier point, voir infra n° 34.

136 Promulgué le 19 janvier 1946 par le général américain Douglas Mac Arthur.

137 Cette loi a été promulguée le 20 décembre 1945. Son article II-1c portant sur le crime contre

l’humanité incrimine les : « atrocités et délits comprenant, sans que cette énumération soit limitative, l’assassinat, l’extermination, l’asservissement, la déportation, l’emprisonnement, la torture, le viol, ou tous autres actes inhumains, commis contre la population civile, et les persécutions pour des motifs d’ordre politique, racial ou religieux que lesdits crimes aient constitué ou non une violation de la loi nationale du pays où ils ont été perpétrés » (BOLYA BAENGA. La profanation des vagins : le viol, arme de

destruction massive. Paris : Le serpent à plumes, 2005, p. 149).

138 Sur ce point, lire MEYROWITZ Henri. La répression par les tribunaux allemands des crimes contre l’humanité

et de l’appartenance à une organisation criminelle en application de la loi n° 10 du conseil de contrôle allié. Paris :

L.G.D.J., 1960.

139 La Loi n° 10 du Conseil de contrôle allié qui constituait une base juridique uniforme sur tout le

territoire allemand pour juger des criminels autres que les grands criminels traduits devant le TMI de

Trois ans après l’adoption du Statut du TMI de Nuremberg, le crime contre l’humanité fut réintroduit en droit international par l’incrimination de sa manifestation suprême, à savoir le génocide. Alors que les droits internes avaient pris le relais, il a fallu vingt-huit ans pour que le droit international redonne vie à la notion de crime contre l’humanité par le biais de l’incrimination de l’apartheid 140, une autre de ses formes. À la

suite des atrocités commises en ex-Yougoslavie et au Rwanda, la version originelle de la notion de crime contre l’humanité connut d’autres modifications 141.

Le Statut de la CPI — l’instrument juridique le plus récent en la matière — énumère une série d’actes 142 qu’il ne qualifie de crime contre l’humanité que s’ils ont été

« commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque » 143. La définition du crime contre

l’humanité est alors construite sur la combinaison d’un contexte (une attaque généralisée ou systématique) et d’une finalité (attaque dirigée contre une population civile). Cependant, la notion de crime contre l’humanité suscite quelques interrogations qui contribuent à la rendre peu ou prou opaque.

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