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Les modes opératoires spécifiques au crime contre l ’humanité

Dans le document Crime contre l'humanité et terrorisme (Page 84-89)

Conclusion de la section

L A PROTECTION DE LA LIBERTÉ DE DÉPLACEMENT

A. Les modes opératoires spécifiques au crime contre l ’humanité

93. La liberté est un droit acquis par tout homme par sa seule naissance. Dans le but de

déshumaniser sa victime, le criminel contre l’humanité la prive de ce droit, lui niant ainsi son égale appartenance à l’humanité. Les actes de déportation, d’expulsion ou de transfert forcé, constitutifs de crime contre l’humanité, visent bien un tel but (1). Il en est de même de l’emprisonnement et des disparitions forcées (2).

1. La déportation, l’expulsion, le transfert forcé

94. La première incrimination de la déportation par le droit humanitaire — La

règlementation des conflits armés fut celle qui, pour la première fois, posa l’interdit de la déportation en droit international. Si les conventions de la Haye de 1899 et 1907 peuvent être interprétées comme interdisant le déplacement des populations civiles, c’est

308 Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des

institutions et pratiques analogues à l’esclavage, Genève le 7 septembre 1956 (entrée en vigueur le 30 avril 1957). Disponible sur : http://www2.ohchr.org/french/law/esclavage_abolition.htm.

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à la quatrième Convention de Genève que revient le mérite d’avoir assuré une condamnation spécifique 309.

95. La déportation des Arméniens — Pendant la Première Guerre mondiale, plusieurs

déportations furent commises. La déportation avait, dès lors, été retenue comme crime contre « les lois de l’humanité » — précurseur de crime contre l’humanité —, incluant celles par un État de ses propres nationaux. Toutefois, aucune poursuite n’a été engagée contre les auteurs de telles déportations, le traité de Sèvres n’ayant pas été ratifié, et le traité de Lausanne le remplaçant ayant amnistié les crimes. La déportation, de par les souffrances et la barbarie additionnelles qu’elle implique, est une arme ultime du crime contre l’humanité. Après les Arméniens, les Juifs et d’autres populations subirent la cruelle expérience.

96. Les déportations pratiquées par les nazis — Le déplacement de populations

pratiqué par les nazis revêtait deux aspects, selon qu’il avait pour but de réprimer et décourager toute velléité de résistance ou d’opposition dans la population, par la privation de liberté généralement suivie de l’envoi en camp de concentration ; ou de mettre en œuvre la solution finale de la question juive en Europe, en déportant vers les camps d’extermination hommes, femmes et enfants, raflés par familles entières. C’est ainsi que la situation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale suscita de vives réactions des Alliés qui condamnèrent les actes inhumains à leur encontre, y compris leur déportation 310. Par ailleurs, durant toute la période d’occupation par les Allemands

des pays de l’Ouest et de l’Est, la politique du Gouvernement et du Haut Commandement allemands fut de déporter les citoyens valides d’un territoire occupé, soit en Allemagne, soit dans d’autres pays occupés, pour les obliger à travailler à des ouvrages de fortifications, dans des usines, et à d’autres tâches ayant trait à l’effort de guerre allemand. Une telle politique entraina des déportations en masse de tous les pays de l’Ouest et de l’Est pendant toute la période de l’occupation 311. Crime de guerre

originellement, puis crime « contre les lois de l’humanité », la déportation sera introduite dans l’article 6c du Statut du TMI de Nuremberg et reconduite dans certaines définitions

309 L’article 49 dispose que « les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le

territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre État, occupé ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif ».

310 Déclaration des Nations unies sur le châtiment des crimes commis contre les personnes de race

juive, 17 décembre 1942. Reproduite dans ARONEANU. Le crime contre l’humanité, op. cit., annexes, p. 290.

311 Pour aller plus loin, lire TRIBUNAL MILITAIRE INTERNATIONAL (Nuremberg, Allemagne). Procès des

grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international : Nuremberg, 14 novembre 1945-1er octobre

1946 : texte officiel en langue française. Tome I, documents officiels. Nuremberg : Tribunal militaire

de la notion de crime contre l’humanité 312. L’importance de la politique de déportation

allemande, d’une part, des Juifs aux fins d’extermination, d’autre part, des habitants de territoires convoités, a amené l’acte d’accusation devant le tribunal de Nuremberg à développer spécifiquement ce chef d’accusation. Il est à noter que la notion de déportation connut un élargissement ultérieur.

97. Les autres déplacements de population — Face aux nouvelles pratiques

criminelles, l’incrimination de déportation connut un premier élargissement au travers de la notion d’expulsion 313. Cependant, si la déportation sous-entend le déplacement

forcé du territoire national, l’expulsion, quant à elle, peut avoir lieu à l’intérieur d’un même État. Dans la poursuite de sa logique d’extension de l’incrimination, le droit international va étendre la déportation au transfert forcé de population. Aussi, le Statut de la CPI 314 incrimine-t-il la déportation ou le transfert forcé de population 315. Le statut

vise en effet « le fait de déplacer de force des personnes, en les expulsant ou par d’autres moyens coercitifs, de la région où elles se trouvent légalement ». Les actes visés pourraient ainsi se perpétrer à l’intérieur des frontières d’un État ou hors de celles-ci, quand on sait qu’à l’intérieur d’un État, on peut parler de région, tout comme entre États. En outre, l’expression « autres moyens coercitifs » pourrait laisser entendre que le danger présenté par les criminels, conduisant les habitants à fuir, suffit par exemple à établir l’incrimination. Le TPIY va d’ailleurs dans ce sens 316.

La déportation des populations à des fins criminelles, en raison de sa gravité internationalement reconnue, doit être distinguée des transferts licites organisés à l’intérieur d’un État ou entre États pour des raisons justifiées 317. Mis à part les cas liés à

312 Article 5c du Statut de Tokyo ; II-1c de la Loi n° 10 du Conseil de contrôle allié. Les projets de code

de la CDI incriminèrent aussi constamment la déportation de l’article 2 § 11 du projet de 1954 à l’article 18g du projet de 1996.

313 Articles 5d du Statut du TPIY et 3d de celui du TPIR. 314 Article 7-1d.

315 Soulignons qu’une telle incrimination conjointe fit son apparition bien avant en droit humanitaire.

L’article49 de la quatrième Convention de Genève incrimine « les transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations ». De même, le projet de Code de 1996 (ACDI, 1996, Vol. II, 2e partie, article 18g) inclut parmi les crimes contre l’humanité « la déportation ou le transfert forcé

de populations, opérés de manière arbitraire ». Notons par ailleurs que la convention sur le génocide incrimine aussi les transferts forcés, mais de manière très partielle. Il dénonce seulement « le transfert forcé d’enfants » (article IIe).

316 Dans l’affaire n° IT-01-45, Gotovina, l’acte d’accusation modifié le 19 février 2004 retient aux § 23 et

24, sous le chef « expulsion/ déplacement forcé », le fait que les intimidations et les violences aient été commises à l’égard des serbes de Krajina, notamment le pillage et la destruction de leurs biens les contraignant à fuir. Le procureur précise que ces actes visaient à dissuader ou empêcher ceux qui avaient déjà fui immédiatement avant ou pendant l’opération Tempête, parce qu’ils redoutaient le déclenchement d’un conflit armé, de retourner chez eux.

317 À titre d’illustration, l’extension de souveraineté, le déplacement des frontières, la suppression d’un

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des traités ou à des nécessités internes 318, le droit international qualifie les déportations

de graves infractions et les prohibe de manière générale, à moins qu’elles ne soient justifiées par des impératifs militaires ou la sécurité des populations.

98. Des moyens du génocide — Armes inhérentes d’une politique de purification

ethnique 319, la déportation ou l’expulsion peuvent établir le crime de génocide si

l’intention qu’elles poursuivent est la destruction d’un groupe visé comme tel. C’est pourquoi fut évoquée devant la CDI, la possibilité d’inclure les déportations parmi les actes constitutifs de génocide, au motif qu’il s’agissait là d’un moyen de réaliser ce crime 320. Certes, le déplacement peut être, dans certaines de ses conséquences, un

moyen utilisé dans les politiques génocidaires mais, contrairement à l’extermination, elle ne vise pas intrinsèquement la destruction des groupes, à moins qu’un tel déplacement soit en réalité une marche vers la mort 321. Dans ce cas, ce sont les conditions de

déplacement des victimes qui peuvent s’avérer génocidaires et non le fait de déplacer en soi.

99. Les déplacements des populations visés par l’incrimination de crime contre

l’humanité sont ceux qui, commis en application d’une politique discriminatoire, passent par la privation de liberté afin de déshumaniser leur victime. L’emprisonnement et les disparitions forcées procèdent également d’une telle logique.

2. L’emprisonnement, les disparitions forcées

100. La qualification de l’emprisonnement — Pour une partie des déportations

réalisée par les nazis, si un transfert forcé a bel et bien eu lieu, son ultime but était de soumettre les personnes à la captivité et non de les exterminer comme ce fut le cas pour les victimes du système d’extermination. Nonobstant ces actes de privation graves de liberté, l’emprisonnement ne fut pas incriminé dans le Statut du TMI de Nuremberg. Conscient d’une telle lacune répressive, le droit international introduisit l’emprisonnement dans les textes postérieurs 322. Plus tard, l’incrimination s’étendit aux

disparitions forcées.

318 Les « motifs admis en droit international » (article 7-2d du Statut de la CPI).

319 Par exemple en ex-Yougoslavie ou en Irak d’où les turcs furent violemment expulsés.

320 Question posée par le Comité de rédaction, ACD, 1991, Vol. I, p. 226, § 9 ; argumentation en

faveur de l’extension de M. Barsegov (§ 21) et réponse irrémédiablement négative du Comité (§ 29).

321 Voir sur ce point la marche de la mort relatée par BROWNING Christopher R. Des hommes ordinaires :

le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne. Paris : Les Belles lettres, 2002.

322 Article II-1c de la Loi n° 10 du Conseil de contrôle allié, II-a de la Convention sur l’apartheid, 5e du

Statut du TPIY, 3e du Statut du TPIR, 7-1e du Statut de la CPI. Voir également l’article 18h du projet de Code de la CDI de 1996.

101. Le principe de l’incrimination des disparitions forcées — crimes contre l’humanité — Pratiqué dans le secret — comme dans certaines dictatures sud

américaines 323 —, l’emprisonnement aboutit aux disparitions forcées. L’idée

d’incriminer les disparitions forcées comme acte constitutif de crimes contre l’humanité existait avant le Statut de la CPI 324, mais c’est l’élaboration de ce dernier qui a présenté

l’occasion de « criminaliser au plan international des infractions incertaines — disparitions forcées — » 325. « Conscients de l’extrême gravité » de ces pratiques

privatives de liberté, les États partis à la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées 326, dans la même optique que leur

prédécesseurs, incriminent « la pratique généralisée ou systématique de la disparition forcée [comme] un crime contre l’humanité » 327. Les disparitions forcées ne deviennent ainsi

constitutives de crimes contre l’humanité que si elles s’inscrivent dans un contexte de multiplication d’actes qui présume d’une politique qui se veut discriminatoire.

102. Le contenu de l’incrimination — Les disparitions forcées, formes de privation

grave de liberté, renvoient aux cas où « des personnes sont arrêtées, détenues ou enlevées par un État ou une organisation politique ou avec l’autorisation, l’appui ou l’assentiment de cet État ou de cette organisation, qui refuse ensuite d’admettre que ces personnes sont privées de liberté ou de révéler le sort qui leur est réservé ou l’endroit où elles se trouvent, dans l’intention de les soustraire à la protection de la loi pendant une période prolongée » 328. Il s’agit en effet d’une infraction globalisante constituée de

plusieurs autres infractions, notamment l’arrestation, la détention, l’enlèvement 329.

323 Si le phénomène de disparitions forcées a pris une ampleur considérable sous ces régimes, elle fit

son apparition durant la Seconde Guerre mondiale. À ce sujet, voir CURRAT Philippe. Les crimes

contre l’humanité dans le Statut de la Cour pénale internationale. Bruxelles : Bruylant, 2006, p. 467.

324 L’Assemblée Générale de l’ONU, dans sa résolution 47/133 du 18 décembre 1992 « déclaration sur

la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées », disposait déjà dans son quatrième considérant : « Considérant que les disparitions forcées portent atteinte aux valeurs les plus profondes de toute société attachée au respect de la légalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et que leur pratique systématique est de l’ordre des crimes contre l’humanité ».

325 PELLET Alain. « Pour la Cour internationale, quand même ! Quelques remarques sur sa compétence

et sa saisine », L’Observateur des Nations unies, n° 5, 1998, p. 149.

326 Il est à noter que, l’Assemblée Générale de l’ONU a adopté cette Convention dans sa résolution

A/RES/61/177 du 20 décembre 2006, mais celle-ci n’est pas encore entrée en vigueur. Cette Convention est également disponible dans la résolution du Conseil des droits de l’homme, A/HRC/1/L.2, 22 juin 2006.

327 Article 5 de la Convention. L’article 1-1 de la même Convention appose l’interdit au préalable :

« Nul ne sera soumis à une disparition forcée ». Nous soulignons.

328 Article 7-2i du Statut de la CPI.

329 « …Ou toute autre forme de privation de liberté ». Innovation extensive apportée par l’article 2 de la

Convention de 2006 qui reprend la substance de cette définition du Statut de la CPI ; la forme ayant été légèrement modifiée. Notons que l’arrestation, la détention et l’enlèvement constituent également des moyens du terrorisme ; souvent sous des appellations différentes. Par exemple, la détention correspondrait à la séquestration. Les disparitions forcées sont ainsi susceptibles de

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Cependant, la question qui mérite d’être posée est celle de savoir si les disparitions forcées pourraient constituer des actes de torture.

103. Des actes de torture ? — « Tout acte conduisant à une disparition forcée […] cause

de graves souffrances à la victime elle-même, et à sa famille » 330. En raison de telles

souffrances, les disparitions forcées — « outrages à la dignité humaine » 331

pourraient-elles être constitutives de torture 332 ou de traitement cruel, inhumain ou

dégradant ? À la suite de certaines institutions 333, notons qu’une telle qualification ne

fait pas l’objet d’un accord unanime parmi les juridictions qui ont eu à se prononcer sur la question. Même si les germes de cet accord sont nettement visibles, un travail doit encore être fait pour persuader les juges internes et internationaux ainsi que les experts membres des organes internationaux de contrôle que les disparitions forcées constituent en elles-mêmes un acte de torture ou un traitement inhumain et/ou dégradant à l’égard non seulement de la victime directe, mais aussi à l’égard des victimes indirectes, notamment la famille du disparu.

104. L’emprisonnement et les disparitions forcées, tout comme les actes de déplacement

étudiés précédemment, constituent de graves atteintes à la liberté physique. Au travers de leur incrimination, c’est la protection de ladite liberté qui est visée. Une telle volonté protectrice se retrouve également dans la prohibition de certains comportements auxquels ont recours les seuls terroristes.

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