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Mouvement et immobilité : le tandem à l’origine de la mobilité locale

2. La norme de mobilité locale pendant la retraite et pendant le vieillissement : entre incitation

2.3 Mouvement et immobilité : le tandem à l’origine de la mobilité locale

Comme mentionné précédemment, la définition de la mobilité locale du statisticien Jean-Pierre Orfeuil place le domicile comme point central des déplacements extérieurs. Le logement représente alors l’immobilité, la sédentarité de la personne, un point de départ nécessaire à la mise en œuvre d’une mobilité locale. Tout déplacement, dans le cadre de la mobilité locale, a un point de départ et un point d’arrivée ; tout déplacement relie deux situations d’immobilité (plus ou moins durables dans le temps).

Sans point fixe de référence, sans un moment d’immobilité, la mobilité n’existe finalement pas25. L’immobilité est pourtant souvent perçue comme un corollaire négatif de la mobilité (Belton-Chevallier, 2015). Cela s’applique particulièrement à la mobilité locale. Le domicile semble être le lieu privilégié de l’immobilité : « de ce point de vue, le domicile est le lieu à partir duquel l’individu vit et

voit la ville, forgeant ainsi non seulement des pratiques spatiales, mais aussi des représentations qui guident ces pratiques » (Ramadier et al., 2007, p. 14). C’est à partir du logement que la personne

parvient à construire et maîtriser son environnement. Cette relation entre immobilité et mobilité est nécessaire : « la sédentarité devient alors le nom donné à la mobilité quand celle-ci se limite pour

l’essentiel à l’intérieur d’un cadre au sein duquel elle a peu de sens (…). On peut donc se demander s’il est légitime d’opposer des phénomènes qui changent aussi facilement de nature et si une distinction radicale sédentarité/mobilité ne risque pas de nous cacher des conjonctions importantes » (Piolle,

1990, p. 151). La sédentarité est aussi une forme de mobilité lorsqu’il y a des déplacements à l’intérieur du logement. Pour les personnes vieillissantes, le domicile prend une importance particulière et les mobilités qui s’y déroulent sont essentielles. Il est alors intéressant d’observer les types de mobilité locale mise en œuvre par les personnes vieillissantes et fragiles, de les comparer à ce qui est attendu par la société et promu par les politiques publiques du vieillissement.

Dans son ouvrage consacré à la mise en scène de la vie quotidienne, le sociologue Ervin Goffman traite des relations humaines en comparant la société à une pièce de théâtre. Le logement peut s’apparenter aux coulisses des relations sociales : « on peut définir une région postérieure ou

coulisse comme un lieu, en rapport avec une représentation donnée, où l’on a toute latitude de contredire sciemment l’impression produite par la représentation. De tels lieux remplissent évidemment plusieurs fonctions caractéristiques. (…) En général, la région postérieure est évidemment le lieu où l’acteur peut avoir l’assurance qu’aucun membre du public ne fera intrusion » (Goffman, 1973,

25 Le besoin d’avoir un lieu de référence pour ses déplacements s’applique même aux populations sans domicile fixe. Les géographes Djemila Zeneidi-Henry et Sébastien Fleuret démontrent que les sans domiciles fixes réalisent peu d’errance : ils sont plutôt sédentaires et ont une mobilité réfléchie qui poursuit un objectif (souvent conserver des points de repère ou des relations sociales) (Zeneidi-Henry et Fleuret, 2007). Par ailleurs, le « Forum vies mobiles », qui rassemble divers chercheurs sur les questions de mobilité, a lancé une recherche sur les « Mobilités et immobilités des personnes sans-domicile dans l’espace public bordelais ». Le projet de recherche détaille la relation entre mobilité et immobilité : « L’absence d’accès à un lieu privé d’ancrage et d’intimité

implique des formes d’errance dans l’espace public, mais aussi des déplacements rendus nécessaires par la situation de précarité (démarches administratives, accès à des ressources associatives, débrouille…). La recherche d’un abri et la nécessité de se reposer mènent aussi à des formes d’investissements de ces espaces : il en résulte un agencement entre mobilités et immobilités » (Forum vies mobiles, 2020).

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p. 110‑111). Dans l’espace public, les individus ne choisissent pas toujours leurs interactions alors que dans le domicile, les interactions sont sélectionnées. Avec l’évolution des capacités physiques liées au vieillissement, les personnes se recentrent sur leur logement, car elles maîtrisent ce territoire et les interactions qui s’y déroulent. Cependant, les politiques publiques du vieillissement ne mettent en avant que la mobilité extérieure au logement. Pourtant, le logement, lieu de l’intimité, point central pour la mobilité locale, est un espace immobile qui est central pour les politiques publiques du vieillissement puisqu’elles prônent le maintien à domicile depuis les années soixante.

Dans les politiques publiques du vieillissement, l’immobilité est souvent synonyme de fragilité ; la personne vieillissante passe plus de temps dans son logement. Or, pour lutter contre la sédentarité les politiques publiques du vieillissement préconisent de multiplier les activités physiques à l’extérieur du logement, des activités qui permettent de tisser du lien social. C’est le cas par exemple de l’annexe de la loi sur l’adaptation de la société au vieillissement de 2015 : « La lutte contre la sédentarité permet

de préserver la santé des aînés, de réduire la multiplication des soins et de prévenir la perte d’autonomie ou son aggravation. La pratique sportive permet également de rompre l’isolement social et de renforcer les liens intergénérationnels » (Loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à

l’adaptation de la société au vieillissement, 2015). La sédentarité est synonyme d’isolement social et les activités extérieures sont mises en valeur. L’emploi du mot « lutte », issu du vocabulaire du combat, marque un engagement fort de la part des politiques publiques du vieillissement pour combattre l’isolement social et donc la sédentarité pour une population définie en partie par ses difficultés de déplacements et de mobilité. La mobilité est alors un enjeu central dans la prévention. L’ergothérapeute Claude Dumas résume ainsi : « La mobilité des personnes âgées est un des facteurs

clef de la prévention de la dépendance. Il est donc essentiel d’envisager, dans une logique de prévention, l’ensemble des mesures pouvant permettre de maintenir cette mobilité » (Dumas, 2012, p.

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Les institutions initiatrices de prévention (notamment l’Inpes et la HAS) diffusent des messages de lutte contre la sédentarité pour minimiser les risques de chute. En 2017, l’INVS a publié une étude sur la prévention des chutes chez les personnes âgées de 75 ans ou plus. Cette étude dénonce à nouveau la sédentarité et souligne l’articulation entre la prévention des risques et les canaux de diffusion. Deux niveaux de prévention sont cités : un niveau global, qui concerne toute la population, et un niveau plus restreint, dédié aux personnes vieillissantes. « L’inactivité et la sédentarité sont à

l’origine d’une diminution progressive de la masse musculaire (appelée sarcopénie) et, plus généralement, accentuent les conséquences du vieillissement de l’appareil locomoteur. Promouvoir l’activité physique chez toutes les personnes âgées, sans tenir compte de leur niveau de risque de chute, apparaît donc comme une mesure de bon sens, largement encouragée dans les campagnes de promotion de la santé comme ‘‘Bien vieillir’’ (www.pourbienvieillir.fr) ou ‘‘Bougez plus, mangez mieux’’ (www.bougermanger.fr) de l’agence Santé publique France. La marche est une des activités les plus appréciées des personnes âgées et présente de multiples bénéfices pour la santé » (Dargent-Molina et

Cassou, 2017, p. 337).

Cette perception dichotomique entre sédentarité et déplacement extérieur est tout de même nuancée. L’étude sur la fragilité publiée en 2016 par l’Institut de Recherche et de Documentation en Économie de la Santé (Irdes) « La prévention de la perte d’autonomie : la fragilité en question » nuance les discours généraux sur la promotion de la mobilité extérieure : « Deux hypothèses se font jour : soit

cette réduction des déplacements est voulue et témoigne des bonnes capacités d’adaptation des personnes, soit elle est subie et risque d’entraîner un isolement, voire une dépression, qui vont augmenter la fragilité et donc le risque de dépendance » (Sirven et Bourgueil, 2016, p. 15). Le texte

met en avant la notion de choix : moins faire de déplacements extérieurs peut-être un choix pour les personnes vieillissantes. Cette adaptation s’apparente d’ailleurs à la théorie de la déprise (S. Clément et al., 1995), puisque l’individu est conscient de l’évolution de ses capacités et qu’il adapte ses modes de vie et donc de déplacements.

Par ailleurs, les discours préventifs encouragent à la mobilité extérieure, mais nuancent le message en évoquant le besoin de sécurité pour que les déplacements se réalisent sereinement. Certaines personnes intègrent ce mode de prévention lorsqu’elles décident de moins se déplacer.

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L’étude de l’Irdes dédiée à la prévention de la perte d’autonomie évoque aussi la « crainte de la chute » qui se développe chez certaines personnes fragiles : « les personnes ont peut-être moins envie de se

déplacer et peuvent également avoir peur de sortir par crainte des chutes et de l’insécurité ressentie dans des lieux extérieurs » (Sirven et Bourgueil, 2016, p. 15). Cette crainte est en quelque sorte

alimentée par la prévention qui promeut à la fois la mobilité extérieure et la sécurité dans les déplacements. Les politiques de prévention poussent au « maintien » de la marche tout en alertant sur les risques de chute. Des recherches expliquent même l’impact positif que peut avoir l’activité physique sur les risques de chutes en les diminuant : « l'activité physique constitue un facteur de

protection contre les chutes des personnes âgées de plus de 60 ans. Les personnes âgées physiquement actives sont moins exposées au risque de chute (…) que ceux qui sont physiquement inactifs ou sédentaires » (Thibaud et al., 2012, p. 11).

La marche n’est pas le seul mode de déplacement abordé de façon contradictoire par les politiques du vieillissement et les recommandations de prévention. C’est aussi le cas pour la conduite automobile. Nombreux sont les articles rappelant les difficultés liées au vieillissement et leurs conséquences sur la conduite automobile (Fontaine, 2003 ; Clément et al., 2005 ; Spitzenstetter et Moessinger 2008 ; Broberg et Dukic Willstrand 2014). La conduite automobile est perçue comme une liberté pour les retraités ayant le moins de problèmes physiques et permet de pratiquer un large territoire. Mais la conduite automobile peut être problématique lorsque les capacités physiques ou les capacités à réagir en cas de danger décroissent. Les modes de transport individuels sont directement ciblés par cette contradiction entre mobilité et sécurité.

Les transports en commun n’ont pas la même place que la marche ou la voiture, dans les politiques publiques du vieillissement. Ces dernières les évoquent uniquement par la nécessité de leur adaptation aux usagers vieillissants. L’annexe n° 3 détaille l’analyse textuelle issue d’un corpus de textes des politiques publiques du vieillissement, des transports et de l’aménagement. Elle dégage des échelles d’interventions différentes dans ces politiques, échelles qui pourraient justifier en partie les difficultés d’aménagement des transports en commun pour les personnes vieillissantes. Les textes des politiques du transport et de l’environnement ne traitent pas directement des personnes vieillissantes. De manière générale, ces documents ne spécifient pas ou peu les populations auxquelles elles s’adressent. La population est définie soit de façon générale soit via le terme de PMR pour désigner les « personnes à mobilité réduite ». Ce terme désigne l’ensemble des individus pouvant connaître des difficultés, que ce soit de façon temporaire (comme des personnes ayant des charges lourdes à transporter, des femmes enceintes) ou de façon pérenne (comme c’est le cas pour les personnes ayant des troubles cognitifs ou physiques). Les politiques du vieillissement sont pourtant enclines à une adaptation des transports pour permettre aux personnes vieillissantes de continuer à faire partir la société. L’utilisation du terme PMR est remise en cause par le sociologue Serge Clément : « Face aux

problèmes de mobilité, les réponses les plus classiques des villes en matière de transports sont passées par la catégorie “Personnes à mobilité réduite” (…) Il reste qu’une catégorie “personne âgée”, qui dépasserait une vision essentiellement fonctionnelle centrée sur le manque, sur la réduction et sur l’incompétence, pour tenter de mettre en avant des qualités spécifiques aux gens qui ont vécu plus longtemps que les autres, et qui de ce fait ont un autre rapport au temps, qui ont le savoir d’une profondeur historique de l’existence, qui peuvent transmettre, par leur exemple même, les bénéfices de la lenteur, n’est pour le moment pas réellement pensée » (S. Clément, 2006, p. 75‑76).

En 2002, le rapport de l’OMS marque l’importance d’avoir des réseaux de transports accessibles aux personnes vieillissantes : « Des services de transports en commun accessibles et bon

marché sont indispensables dans les zones rurales comme dans les zones urbaines pour que les personnes de tous âges puissent pleinement participer à la vie de famille et à la vie locale. Ceci est particulièrement important pour les personnes âgées qui ont des problèmes de mobilité » (OMS, 2002,

p. 27). Le caractère sécuritaire du territoire et des transports entre en compte dans le bon développement du vieillissement actif et en bonne santé : « Éviter les traumatismes en protégeant la

circulation des piétons âgés, en sécurisant leurs déplacements, en menant des actions de prévention des chutes, en éliminant les risques domestiques et en prodiguant des conseils de sécurité. (…) Faire en sorte que les bâtiments publics et les transports en commun soient accessibles à toute personne

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souffrant d’incapacité » (OMS, 2002, p. 46‑47). À travers l’aménagement des transports en commun

et de l’espace public, la mobilité promue par les politiques du vieillissement est une mobilité sécurisée, sans danger ni difficulté pour les personnes vieillissantes. L’usage des transports en commun est caractérisé par la sécurisation du déplacement pour les politiques publiques du vieillissement, alors que l’adaptation à une seule catégorie de la population n’est pas envisageable pour les politiques des transports.

Les politiques publiques du vieillissement n’abordent donc pas le concept d’immobilité lorsqu’elles évoquent la mobilité ou le besoin de sécuriser les déplacements des personnes vieillissantes. L’immobilité est principalement perçue de façon négative, car corrélée à la perte d’autonomie. Le déplacement idéal, promu par les politiques publiques du vieillissement, est sans encombre et sans obstacle. Cependant, les difficultés de déplacement font partie de la définition des personnes vieillissantes voire des personnes « fragiles » pour reprendre le terme institutionnel. Ainsi, la contradiction entre mobilité et immobilité est transposable au public même des personnes vieillissantes. D’une part, la fragilité de ce public appelle les politiques publiques du vieillissement, à travers la prévention, à alerter sur les risques de chutes et leurs conséquences sur l’évolution du vieillissement. D’autre part, ces mêmes politiques sont pensées pour motiver le déploiement de la mobilité des personnes fragiles (les PAP26 visent, par exemple, à aider la personne dans son logement, mais aussi dans ses déplacements de proximité). La norme de mobilité apparaît donc à la fois comme un outil de prévention et un outil de mise en garde contre les risques liés au vieillissement. La mobilité locale des personnes retraitées et surtout des personnes vieillissantes se situe alors dans un entre-deux (entre sécurisation des déplacements et motivation de ces derniers) tout en ayant un objectif général de rupture de la sédentarité et du développement des liens sociaux.

2.4 La mobilité locale des personnes vieillissantes, entre mobilité généralisée et sédentarité

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