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Le choix d’une méthode qualitative semi-directive longitudinale pour analyser la mobilité

1. Une diversité de méthodes pour analyser la mobilité locale

1.3 Le choix d’une méthode qualitative semi-directive longitudinale pour analyser la mobilité

La réalisation d’entretiens permet d’observer les attitudes des individus, leurs motivations, leurs opinions (Grawitz, 2001). Certains chercheurs ont déjà utilisé une méthode qualitative pour étudier la mobilité. Katrine Hartmann-Petersen et Kenêth Roslind ont mené des entretiens pour aborder la mobilité locale sous l’angle « d’histoires structurelles ». « Les histoires structurelles sont une

expression de certaines des histoires les plus courantes sur la mobilité dans les conversations de la vie quotidienne. (…) Les histoires structurelles sont une expression des différentes formes que prend la mobilité dans notre vie quotidienne » (Freudendal-Pedersen, 2009, p. 8). Les histoires structurelles de

mobilité exposent les choix qui ont été influencés par l’éducation, le genre, les ressources (Freudendal-Pedersen, 2009). Même si les entretiens réalisés pour la thèse n’ont pas vocation à dégager des « histoires de mobilité », l’observation de ces « vérités générales » est faite sous l’angle du récit des mobilités passées en comparaison avec le discours sur les mobilités actuelles. La méthode qualitative par entretiens semi-directifs présente aussi des limites, elles sont principalement de deux ordres dans la thèse : la difficulté de monter en généralité et la relation enquêteur/enquêté pendant l’entretien. La réalisation d’entretiens semi-directifs dans le cadre d’une thèse, qui plus est, en insistant sur les représentations sociales rend impossible la montée en généralité des futurs résultats qui ne seront pas représentatifs des comportements de l’ensemble des retraités et des personnes vieillissantes. Les résultats ne seront donc que des tendances, des mécanismes. De même, les entretiens qualitatifs semi-directifs permettent rarement de vérifier ce que l’enquêté a confié à l’enquêteur au cours de l’entretien. Le sociologue Ambroise Zagre a consacré à la méthodologie de recherche en sciences sociales un article qui résume les écueils des entretiens qualitatifs, et notamment ceux liés à la relation entre enquêteur et enquêté : « L’enquêté dit à l’étudiant ‘‘ce qu’il peut et veut lui dire’’, rien ne prouve

qu’il lui dit ‘‘la vérité’’, ni même qu’il lui dit ‘‘sa vérité’’, dès lors, quel crédit accorder à cette déclaration ? Comment faire la différence entre ‘‘ce qui est’’ et ‘‘ce que dit l’enquêté’’ (autrement dit entre l’objectif et le subjectif) ? » (Zagre, 2013, p. 10). Certes il est impossible de vérifier le discours

tenu par l’enquêté, mais cela ne constitue pas un biais lorsque la recherche, car ce qui importe c’est la « vérité » de l’enquêté au moment de l’entretien. De plus, comme c’est le cas dans cette thèse, la parole de l’acteur est perçue non comme une illustration de faits, mais comme une représentation sociale au sens de Denise Jodelet (Jodelet et al., 1989). Si l’étude des faits est nécessaire pour caractériser les déplacements, le discours permet d’accéder aux images qu’a l’enquêté sur la mobilité de façon générale et sur sa situation en particulier. Par ailleurs, quels que soient le type et la fréquence des entretiens, il ne s’agit que d’une rencontre à un moment précis entre deux personnes. Le discours est toujours orienté par rapport au sujet de l’entretien. La prise de contact et la façon dont l’enquêté a été rencontré influencent aussi la façon dont l’enquêté perçoit l’enquêteur. Néanmoins, pour l’étude des représentations sociales mentales et publiques, seule une méthode d’entretien en face à face semi-directive semble adéquate à la fois pour rassembler des éléments factuels (nombre de trajets, destination des déplacements, mode de transport), mais aussi des discours sur ce que le déplacement

50 Les décideurs au sein des institutions sont rarement en lien avec les assistantes sociales et aides à domicile. Pourtant, ces professionnels qui sont en première ligne chez les bénéficiaires pourraient donner des indices sur l’interprétation que ces derniers ont des actions décidées par les institutions.

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représente et finalement sur l’ensemble du processus de mobilité allant du choix du déplacement (son élaboration) au déplacement (la réalisation) et parfois à la relation sociale qui en découle.

La technique qualitative choisie dans cette thèse est donc celle des entretiens en face à face, de préférence au domicile de l’enquêté. Elle permet d’interroger les personnes dans l’intimité de leur logement, l’un de leurs espaces vécus qui, comme nous l’avons vu dans les chapitres II et III, est un espace central pour les retraités et personne vieillissante. Composer des entretiens en face à face permet d’observer la personne dans son milieu et offre une plus grande liberté de parole pour l’enquêté. Dans son ouvrage dédié à l’analyse qualitative, le sociologue David Silverman identifie trois variantes de données de l’entretien qualitatif : positiviste, constructionniste et émotionaliste (Silverman, 2001). La variante positiviste cherche à énoncer des faits à partir d‘entretiens structurés ; la variante émotionaliste se concentre sur les expériences authentiques ; la variante constructionniste fait de l’interaction un objectif de l’entretien (Silverman, 2001). L’élaboration du guide a été faite pour produire des entretiens en lien avec la variante émotionaliste et positiviste, puisque l’objectif est d’observer les faits de mobilité locale d’une part et le discours sur le ressenti que la personne peut avoir vis-à-vis de la mobilité d’autre part.

La Figure 5 représente l’articulation des thématiques du guide d’entretien51 (cf. annexe n° 2). La première et la dernière thématique ont toujours été abordées au même moment durant les entretiens ; en revanche, en fonction du discours de la personne, la troisième thématique a pu être discutée avant d’aborder le parcours et l’historique de mobilité, l’objectif étant que la discussion soit fluide et ne mette pas l’enquêté en difficulté.

Figure 5 : Thématiques du guide d'entretien de la première vague (2016)

Source : Broussard 2020.

La figure précédente schématise les thèmes abordés dans le guide. Deux thématiques centrales gravitent autour de la problématique générale : le territoire et les relations sociales. Les deux

51 La grille d’entretien a été construite en collaboration avec l’URV puis testée en 2016 auprès de trois personnes test en Île-de-France.

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premières bulles permettent de comprendre les représentations sociales mentales, au sens de Denise Jodelet (Jodelet et al., 1989), que l’individu a de son espace vécu et la façon dont il pratique cet espace. La thématique du logement amorce l’entretien à travers les habitudes de la personne. La mobilité locale est une notion complexe. Le risque, en abordant la thématique de front, est que chaque personne l’interprète à sa façon, ce qui rendrait plus complexe l’analyse. Aussi, entamer l’entretien par ce sujet permet d’avoir une première approche sur la façon dont la personne se positionne par rapport à son logement, si elle y passe beaucoup de temps ou bien si elle préfère directement mettre en valeur ses activités extérieures. Cette thématique concerne l’hypothèse sur l’influence de l’environnement physique comme frein ou non à la mobilité locale des personnes vieillissantes, la notion de proximité aux services et aux transports est évoquée dès cette première partie. Par ailleurs, connaître les habitudes de déplacement des personnes interrogées permet de savoir rapidement si ces dernières sont accompagnées ou non dans leurs déplacements. Cela peut amener des éléments de réponse à l’hypothèse de recherche sur les personnes institutionnellement identifiées comme fragiles, ayant une aide pour leur mobilité locale, en comparaison avec les personnes non aidées.

La deuxième thématique aborde la mobilité dans le passé. Le passé, le souvenir, la perception de soi dans les années antérieures sont des éléments forts qui construisent l’individu : « L’immense capacité

d’enregistrement sélectif de la mémoire d’expérience de toutes les époques de la vie constitue l’un des facteurs qui jouent un rôle décisif dans l’individualisation humaine » (Elias, 1998, p. 244). Chaque

individu vit un vieillissement physique différent et chacun est confronté à la synthèse des expériences sociales vécues. Cette thématique est liée à la deuxième hypothèse de recherche, puisqu’elle évoque une approche déterministe avec les modes de vie et les modes de transport utilisés pendant l’enfance et la vie professionnelle.

La troisième thématique du guide d’entretien fournit des éléments sur l’hypothèse selon laquelle l’intervention institutionnelle a des effets (ou non) sur l’organisation de la mobilité locale des personnes vieillissantes. La relation à l’aide pour les déplacements du quotidien concerne l’aide formelle (l’aide à domicile) et l’aide informelle (la famille et autre proche). Enfin, l’étude de l’aide informelle permet d’interroger la proximité spatiale, mais aussi sociale (hypothèse 3).

La quatrième et dernière thématique du guide d’entretien concerne la projection dans le vieillissement. L’objectif est de comprendre ici comment la personne se situe par rapport à son entourage et son territoire, si elle y est très attachée et si elle souhaite y vivre le plus longtemps possible, ou au contraire si elle anticipe de nouvelles formes de mobilité. Cette thématique permet aussi d’interroger la formulation : « maintien à domicile le plus longtemps possible » développée par les politiques publiques du vieillissement, impliquant de ce fait de disposer d’un domicile parfois inadapté (comme l’explique le sociologue Daniel Reguer : le maintien à domicile le plus longtemps possible est érigé en norme unique ne proposant pas d’autres choix aux personnes vieillissantes (Legrand et al., 2001) comme les résidences services, par exemple).

Tous les entretiens réalisés avec des retraités ou des personnes vieillissantes ont subi un traitement identique afin d’en faciliter l’analyse : le jour même de l’entretien, une fiche de synthèse a été réalisée. Ce document rassemble les moments importants de l’entretien, l’environnement physique et social de la personne. Des photos des logements ont parfois été prises. L’environnement proche du logement et les éventuelles aides techniques étaient spécialement scrutés. Une partie de la fiche de synthèse52 est consacrée aux projets de la personne et au ressenti global sur l’entretien. L’objectif de cette fiche est d’éviter « l’effet de mémoire » (Lelièvre et Courgeau, 1989).

Par ailleurs, une partie des entretiens étant dédiée au parcours de vie et de mobilité de la personne, une fiche « ageven53 » a également été créée pour chaque enquêté. L’annexe n° 2 présente une fiche « ageven » et détaille les évènements présentés lors de l’entretien. Cet outil consiste à

52 Cette fiche a d’ailleurs été réalisée pour l’ensemble des entretiens, qu’ils se soient déroulés avec des retraités, des personnes vieillissantes ou des professionnels du vieillissement.

53 Cette fiche « ageven » contracte deux mots : « âge » et « évènements » elle permet sur un même tableau d’observer les grands événements de la vie de la personne enquêtée.

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rassembler sur une même fiche les évènements ponctuant le parcours de vie et l’âge de l’enquêté. « De façon minimale, cet outil permet donc d’obtenir la trame ou l’ossature de la biographie du

répondant, étape après étape. De ce point de vue, il peut constituer un support intéressant pour la collecte qualitative de récit de vie » (Vivier, 2006, p. 120). L’utilisation de cette fiche « ageven » permet

donc de retracer les grandes étapes du parcours de vie en lien avec la mobilité (entendue au sens large, qu’il s’agisse de la mobilité résidentielle ou de la mobilité locale) de la personne. Faire appel aux souvenirs de mobilité évoque les notions de « capital culturel » et de « capital social » et la façon dont les personnes les mobilisent tout au long de leur cycle de vie : « avec les mobilités et les parcours, au

sens d’enchaînement de mobilité, l’individu construit son existence sociale et exprime ses rapports au temps, à l’espace, aux autres » (Séchet et al., 2008, p. 324). Les entretiens réalisés avec les retraités et

les personnes vieillissantes ont ensuite été retranscrits mot à mot puis les retranscriptions ont été intégrées au logiciel d’analyse Sonal. Chaque entretien est alors découpé (colorisé par le logiciel) de deux façons : en fonction des grandes thématiques des entretiens ; en fonction des hypothèses de recherches. Chaque section d’entretien colorisée peut constituer un corpus par thématique. Une double analyse est alors possible : par entretien ou par thématique.

Lors d’un entretien semi-directif, un lien très spécifique se forme entre deux inconnus, poussant l’enquêté à se confier. Arriver à une confiance est assez difficile, encore plus lorsque l’enquêté doit se confier sur ses difficultés physiques, sa vie parfois intime et sur son vieillissement. Le premier entretien se concentre sur la mobilité locale actuelle de l’individu, mais une large part concerne les mobilités passées. L’intérêt de revoir les personnes un an plus tard est central chez les personnes qui bénéficiaient en 2016 d’une première année de PAP54 : en effet, ces personnes expérimentaient pour la première fois l’intervention d’une aide à domicile, la visite d’un évaluateur, etc. Revoir ces personnes un an plus tard a permis d’observer comment elles ont accepté l’aide formelle ou non, qu’elles ont été leurs difficultés et leurs freins à cette aide institutionnelle. L’un des intérêts d’un second entretien est aussi d’interroger le rapport à la norme et aux représentations sociales publiques diffusées par les politiques publiques du vieillissement. La personne enquêtée peut être tentée de donner des réponses « convenues », attendues par la société. Une deuxième rencontre avec les mêmes personnes et sous le même format permet d’atteindre des questionnements plus profonds comme le rapport à la norme en évitant les prérequis et réponses rapides. Le sociologue Georges Gurvitch, fondateur de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), divise la sociologie en paliers : « La sociologie en profondeur construit et délimite la réalité

sociale en paliers plus ou moins artificiels pour aboutir à des cadres opérationnels efficaces comme point de repère, en vue de la recherche empirique » (Gurvitch, 1950, p. 69). Atteindre ce palier impose

une confiance forte envers l’enquêteur. La personne peut se confier sur son opinion, même si cette dernière est à l’encontre de ce qui est attendu par la norme. Dans notre enquête, la construction de cette confiance a été très compliquée, surtout à cause des difficultés de prise de contact avec les enquêtés. En effet, un courrier55 signé par le directeur de l’action sociale de la Cnav en région a été envoyé à chaque enquêté potentiel bénéficiant d’un PAP pour l’informer de la visite de l’enquêtrice. Ce courrier a parfois représenté un biais au recrutement des personnes pour l’entretien : certaines personnes ont accepté, car elles craignaient que leurs aides ne soient supprimées par l’institution si elles ne participaient pas à l’entretien, même si le courrier expliquait le cadre de la recherche, précisait que cette recherche était indépendante des aides perçues par la Cnav et que la participation (ou la non-participation) n’aurait pas d’effets sur ces dernières. Malgré ces précautions, les personnes bénéficiaires d’un PAP se sont souvent montrées méfiantes. Commencer un entretien dans ces conditions a rendu la création d’un climat de confiance particulièrement difficile.

Ainsi, une seconde vague d’entretiens a été réalisée auprès de ces mêmes individus à un an d’intervalle. Le second guide d’entretien se compose de 4 thématiques : les changements dans la vie

54 Plan d’action personnalisé (PAP) délivré par la Cnav aux retraités du régime général en GIR 6 ou 5.

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quotidienne ; les déplacements ; la distance à autrui ; le rapport à la norme de mobilité et au modèle du « bien vieillir ».

La première thématique fut identique à celle de la première vague d’entretiens : l’entretien commençait par la même question (« Racontez-moi ce que vous faites dans la vie de tous les jours ? Qu’avez-vous fait hier ? ») Même si un premier entretien avait déjà eu lieu un an auparavant, cette entame permettait de rassurer les enquêtés. La deuxième thématique visait à recueillir les déplacements extérieurs, nous avons souhaité observer les éventuelles modifications dans l’accompagnement extérieur, dans leurs fréquences et leurs durées depuis la première rencontre. La troisième thématique est relative aux relations à autrui, à la place de l’aide par rapport à l’année passée : les bénéficiaires rencontrés lors de la première vague d’entretien recevaient, pour la majorité, une aide pour la première fois ; la réalisation d’un deuxième entretien un an plus tard a permis de confirmer ou d’infirmer leur besoin d’aide. Cette seconde vague est intervenue après une analyse de la première vague d’entretiens et un affinage des hypothèses et de la problématique. De nouvelles questions ont donc été ajoutées : la dernière thématique du second guide d’entretien est différente de celle de la première vague : il s’agissait de rappeler la projection de la personne dans le vieillissement, mais aussi de comprendre comment la personne se situe par rapport à la norme de mobilité et au modèle du « bien vieillir ». Ce dernier temps de l’entretien a donc été enrichi de questions liées à l’exclusion sociale. La Figure 6 représente la structure du second guide d’entretien. Figure 6 : Thématiques du guide d'entretien de la seconde vague (2017)

Source : Broussard 2020.

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