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L’invention d’un nouvel espace de conception du jardin : la naissance du topiarius

Le cas de l’entreprise H : vers un nouvel agenda managérial des EPA

I. A Brève généalogie 77 des référentiels artistiques du jardin

2. L’invention d’un nouvel espace de conception du jardin : la naissance du topiarius

Avant le IIè siècle de notre ère, tout comme nous avons vu que le concept de « jardin », au sens de « jardin d’agrément », est inconnu en occident, il n’existe pas de terme particulier pour désigner le « jardinier ». La fonction d’un tel acteur va néanmoins être rendue visible avec l’invention d’un nouvel espace de conception du jardin.

2.a. Une évolution de la division du travail de jardinage

Le « jardin », en tant qu’espace privé, est attaché à la domus ou à la villa. Il est donc à la charge d’un esclave – servus84. Ainsi, le soin de l’hortus (verger ou potager) relève d’abord

84 Pour rappel, l’esclavage est l’une des formes de « travail » qui existent dans la Rome Antique. Les esclaves

uniquement de l’esclave villicus85. Puis, avec l’extension des surfaces, la sophistication des villas privées et impériales, et le développement des jardins d’agrément, les tâches de ces esclaves vont se différencier et se spécialiser. La division du travail de jardinage évolue ainsi selon deux dimensions :

 Une spécialisation horizontale du travail : l’olitor devient ainsi en charge de cultiver le potager, l’arborator le verger et le vinitor les vignes. L’arrosage est parfois délégué à l’aquarius. Cette spécialisation touche principalement les pratiques horticoles et concernent les esclaves que l’on nomme à l’époque hortulani.

 Une spécialisation verticale du travail : le jardin n’étant plus réduit à l’hortus classique, de nouvelles tâches de jardinage apparaissent. Il s’agit notamment de la conception et du suivi de l’ornementation du jardin.

Les nouvelles tâches de conception du jardin vont être confiées à un nouvel acteur : le

topiarius. Les fonctions de ce nouveau « jardinier » ne vont cesser de s’étendre et il jouera

progressivement un rôle de « chef d’orchestre du jardin ».

2.b. La naissance d’une nouvelle figure d’acteur : le topiriarus romain

Comme le note Baridon (1998) : « Quand un art nouveau se développe à une telle échelle, il

ne manque pas de se faire une place dans le langage en y introduisant des néologismes »

(Baridon 1998, p.140). Parmi les néologismes de l’époque, le terme topiarius est l’un des plus intéressants pour notre étude :

 L’étymologie – un créateur de « lieu » : Topiarius est un adjectif substantivé. Il constitue une latinisation du mot grec topia, qui appartenait à la base au vocabulaire artistique de la peinture. Il désignait la représentation picturale d’un lieu (topos) par un artiste (Baridon 1998, p. 147). L’objectif premier du topiarius était donc de créer un

lieu. On retrouve la même racine dans le vocable français topographie, qui signifiait

initialement « description détaillée d’un lieu »86. De nos jours, de nombreux livres et articles sur le paysagisme ramènent le terme topia à « paysage », car ces représentations antiques faisaient souvent intervenir des « scènes naturelles ». Nous reviendrons sur ce glissement sémantique dans la suite de la section.

Jusqu’au Principat (1er siècle avant notre ère) les maîtres ont un droit de vie et de mort sur leurs esclaves. La condition de ces derniers s’améliore ensuite sous l’Empire et l’on voit apparaître des « esclaves impériaux » à des postes de l’administration d’État.

85 Source : Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio. Beaucoup d’éléments

historiques de cette section proviennent de cette source, disponible en ligne sur le site de l’Université de Toulouse Le Mirail.

86

 Les compétences – une multiplicité de ressources « artistiques » : en sus des techniques horticoles propres aux hortulani, le topiarius utilise d’autres « ressources artistiques »87. Il a par exemple recours à la sculpture, à la peinture ou à la scénographie. Il utilise à ce titre des guirlandes de plantes grimpantes palissées ou se lovant autour de colonnes en pierre, ou encore des fresques peintes en « trompe-l’œil » et qui se jouent des perspectives du jardin88. Il devient également très vite reconnu pour sa technique de taille des végétaux. Très en vogue à l’époque, cette technique sera restaurée par les jardiniers de la Renaissance pour réaliser les « topiaires ». Ces sculptures végétales peuvent alors prendre des formes géométriques (boules de buis -

buxus, rangées d’ifs - taxus), d’animaux (le plus souvent effrayants), ou encore

représenter la signature du propriétaire, voire même de l’« artiste.

 L’autonomisation professionnelle - un statut paradoxal : Le topiarius devient l’un des esclaves les plus élevés et respectés de la hiérarchie romaine. Il est par exemple l’un des seuls esclaves à posséder parfois une épitaphe gravée sur sa pierre tombale. Il arrive même que ce soit son « élève » (discens) qui lui grave un texte en l’honneur de sa mémoire. Son statut est donc très paradoxal. Alors même qu’il est un esclave de la

domus ou de la villa, et qu’il ne se possède donc pas lui-même, il devient un technicien

reconnu et un homme de l’art qui peut signer des « œuvres » en son nom. Les expressions opus topiarium, puis ars topiaria désignent d’ailleurs successivement cette nouvelle pratique de « peinture » du jardin qui « fait œuvre »89.

Cet acteur va prendre une telle importance, que sur la période considérée, le terme topiarius remplacera finalement celui d’hortulanus pour prendre le sens moderne de « jardinier ».

2.c. De nouveaux langages de conception du jardin

Avec la reconnaissance de cette nouvelle pratique de jardinage, de nouveaux langages de conception du jardin se développent. Ils portent sur de multiples objets, que l’on peut regrouper en trois catégories :

87

Nous sommes conscients que le terme « artistique » doit être ici manié avec précaution, en ce que l’ « artiste » de la Rome antique ne correspond pas en tout point à la définition moderne ou contemporaine. Mais revenir sur ces nuances demanderait un examen approfondi qui sortirait largement du cadre de cette thèse…

88 Nous reviendrons dans la suite sur ce rapport à la « perspective » et à la « scénographie » dans cette pratique

de jardinage.

89 On ne manquera pas d’observer, que cette nouvelle pratique, en tant que travail, a un statut d’opus et non de labor. Sans s’égarer dans des spéculations qui demanderaient une analyse plus approfondie, il est toutefois

intéressant de se remémorer le texte d’Hanna Arendt, La condition de l’homme moderne, qui revient sur la distinction entre « œuvrer »(homo faber) et « travailler » (animal laborans).

 Végétaux et botanique d’ornement : distincte de l’horticulture classique (légumes –

cibaria – et plantes officinales et alimentaires – condimenta), la botanique d’ornement

traite uniquement des herbae topiariae. Ce langage codifie les espèces de plantes

utilisables et intéressantes pour créer un jardin d’ornement. Il enchevêtre un langage

botanique « classique » avec un langage de description nouveau. Ainsi, les termes botaniques décrivent les spécificités physiologiques de la plante et fournissent les principes techniques concrets pour réussir une plantation90. Mais progressivement des adjectifs complémentaires viennent préciser les couleurs, les formes ou les textures des plantes sélectionnées dans les herbae topiariae. Ce nouveau type de description porte sur les propriétés « ornementales » de la plante. Il est d’ailleurs important de noter que l’adjectif topiariae ne désigne pas uniquement ici les végétaux destinés aux « topiaires » (tonsiles), mais l’ensemble des plantes qui jouent un rôle dans l’ornementation du jardin. Certaines ne sont donc pas taillées, mais palissées, ou encore tissées autour d’un porticus (portique) ou d’une pergula (pergola) pour créer des effets de parure.

 Agencement de l’espace et dessin : l’opus urbanissimum traite des dipositions savantes des « allées » et des espaces différenciés. On parle ainsi d’ambulationes pour les « petites allées », de gestatio interior ou exterior, pour les allées plus larges et concentriques, ou encore d’hippodromus pour des allées centrales en forme de rectangle allongé et terminé en hémicycle. En ce qui concerne, les espaces différenciés, les créateurs de jardin s’amusent à faire succéder différentes scènes et atmosphères, de la plus urbaine et travaillée, à la plus sauvage et rustique. Ces jeux sur le « vide et le plein » donnent un mouvement et des circulations au jardin. Ils participent à la scénographie générale du lieu.

 Dramaturgie du lieu et scénographie : un ensemble assez disparate d’éléments traite de ce que l’on pourrait aujourd’hui appeler la « scénographie » du jardin. Il s’agit d’une part des perspectives, lignes d’horizons qui peuvent être réelles (ouvertures vers le paysage extérieur) ou imaginaires (évoquées par des « trompe-l’œil »), notamment dans les petits jardins urbains. D’autre part, il s’agit d’éléments liés à la décoration et à la « narration » du jardin. De nouveau la peinture et la sculpture sont utilisées pour créer des effets scénographiques. Fresques et statues91 de héros ponctuent ainsi le

90 Il est par exemple question de la capacité d’une plante à s’adapter au climat de la plantation (« rusticité »).

Toutefois, la connaissance des plantes « exotiques » étant limitée à l’époque, cette question est moins présente que la question des maladies. De même, la chimie moderne n’existant pas les principes techniques liés aux « besoins physiologiques » de la plantes (azote, carbone…) sont davantage exprimés de manière « intuitive » que « scientifique ».

91 Ces œuvres d’art, parfois importées de régions lointaines, remplissaient à la fois une fonction esthétique et une

parcours des promeneurs et leur suggèrent des histoires liées aux grands mythes du passé. L’usage de construction était également de mise. Les grottes, par exemple, d’où s’écoulaient les sources, passaient pour être la demeure des Nymphes et des Muses. On leur donna le nom de musea. Les jardiniers en reproduisaient avec des rocailles artificielles, qui servaient d’asile aux philosophes et hommes de lettre lors d’étés particulièrement chauds.

L’engouement pour les jardins d’agrément conduit donc à ce que le jardin devienne un réel objet de « conception artistique », dont la légitimité et la noblesse sont reconnues par les Romains. Le topiarius est à ce titre l’un des esclaves les plus respectés de Rome. Pour autant, un autre acteur émerge comme le spécialiste des questions générales de la construction. Il s’agit de l’architectus. L’apparition de commandes impériales de parcs et jardins, cette fois publiques, précipite le croisement de son histoire avec celle du topiarius.

3.

L’architectus: au centre d’un référentiel artistique

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