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Sommaire – Partie

II. B Restaurer des capacités d’action managériale : le point de vue de la conception

5. Apports et limites des travaux en gestion des ressources humaines

Dans le cas des entreprises conventionnelles, la gestion des ressources humaines (GRH) vise principalement à ajuster au mieux les besoins en main d’œuvre d’une organisation pour réaliser une activité commerciale, avec les attentes d’individus pouvant être des employés potentiels, tout en respectant un cadre légal de contractualisation entre ces deux parties.

Dans le cas des entreprises artistiques, des difficultés semblent apparaître sur chacune des dimensions de la GRH traditionnelle. Ainsi, comment décrire et classifier des « métiers artistiques », dont les pratiques tendent à évoluer sans cesse et où la place de la subjectivité est fondamentale ? De même, les attentes d’un « artiste » recouvrent-elles les attentes d’un « salarié » classique ? Enfin, le droit peut-il s’adapter à des situations toujours nouvelles et exploratoires ? De telles difficultés ont été relevées par les auteurs ayant étudié la gestion des artistes. Nous allons maintenant évaluer leur contribution.

5.a. L’apport de la GRH : les limites des appareillages gestionnaire et juridique classiques

Influencés, par les travaux en sociologie des professions, de nombreux chercheurs ont conduit des recherches sur la spécificité de la gestion des artistes. Trois classes de difficultés majeures peuvent alors être distinguées :

 La description de besoins en main d’œuvre pour des métiers très instables : Les travaux du Centre de Gestion Scientifique de l’ École des Mines de Paris sur les institutions culturelles (Kletz, Moisdon et Pallez 1993; Fixari, Kletz et Pallez 1996), ont mis en évidence les difficultés de description et de classification des métiers du monde culturel. Ainsi, dans le cas des institutions culturelles, selon Fixari, Kletz et Pallez (1996) : « pour chaque activité, pour chaque service, voire pour chaque

individu: la définition des tâches est, dans la plupart des cas, imprécise[…] » (Fixari,

Kletz et Pallez 1996, p.18), si bien que : « au total, cet univers particulièrement

qui est peu formalisable. Ceci est de plus renforcé par le déficit des systèmes de gestion en présence, où […] il n'y a pas de définition précise des tâches, où les dispositifs permettant la coordination des acteurs ne sont qu'en voie d'introduction, et enfin où les systèmes d'évaluation sont quasiment inexistants » (Fixari, Kletz et Pallez 1996, p.22).

Selon ces auteurs, les outils classiques de classification ou d’évaluation des métiers « butent » donc devant la dynamique de l’activité artistique.

 La réponse aux attentes de collectifs opposés au monde de l’entreprise : Ce constat découle en fait des résultats des travaux de la sociologie des professions, qui a conduit à une caractérisation des artistes en tant que « professionnels » (Moulin 1983, p.18), appartenant à des « mondes de l’art » spécifiques (Becker 1982, 1983), et où la production collective des œuvres repose sur des conventions partagées (Becker 1982, 1983), mais souvent en opposition avec celles du management (Chiappelo 1998). Ces travaux ont ainsi conduit à un rapprochement entre les interrogations académiques sur le management des « professionnels » en général (ex : les médecins, les avocats, consultants…) et le management des « artistes » en particulier (ex.: Mintzberg 1998). En management, il est ainsi admis que l’une des difficultés spécifiques du management des artistes réside dans une culture sociologique de « clan », rétive aux tentatives de rationalisation managériale (Kéravel 1993; Castaner 1995; Chiappelo 1998). A ce propos Kéravel (1993) précise: « Dans l’entreprise artistique, l’introduction de la

gestion des ressources humaines heurte cette culture clanique et contribue à entretenir des craintes […]. Certains artistes auront du mal à reconnaître la contribution de [chaque membre] au projet culturel de l’entreprise (à ne pas réduire au seul projet artistique) et vivront [les arbitrages de différenciation] comme des remises en question du primat de la fonction artistique. [De même], la gestion des ressources humaines introduit des critères de promotion et de recrutement autres que l’épreuve initiatique du terrain et l’accès lent aux responsabilités qui est le garant de cette « culture de clan ». [Enfin], l’apparition de nouveaux métiers comme ceux de spécialistes de la gestion […] est souvent ressentie par les artistes comme une intrusion dans leur domaine réservé. » (Kéravel 1993, p.109). Ces oppositions de valeurs et d’objectifs

nuisent souvent aux relations entre la fonction managériale et le centre opérationnel (Chiappelo 1998).

 Les modes de contractualisation pour des activités exploratoires : les questions de contractualisation (voir par ex: Caves 2000) et de législation (ex : les droit d’auteurs et la propriété intellectuelle) dans les contextes artistiques sont problématiques en général. Au niveau des organisations, les difficultés à recruter ou à rémunérer des artistes, par exemple, dépendent fortement de la capacité, ou non, du « droit » à décrire et reconnaître l’ « artiste » dans un pays donné. Concrètement, cette difficulté se traduit

par un flou et une variété des conditions de l’artiste dans nos sociétés contemporaines51. Les situations dépendent alors beaucoup du droit local et la loi ne reconnaît pas nécessairement de « statut » juridique, fiscal ou social à l’artiste dans tous les pays. En France, par exemple, le système de sécurité sociale fait une distinction entre les artistes du spectacle vivant (ex : régime des « intermittents du spectacle ») et les artistes des « arts visuels » (ex : « Maison des Artistes », « Agessa »). La notion d’ « éphémérité » était, parmi d’autres, à la base de cette distinction. Le droit distinguait ainsi, d’un côté, des œuvres « plastiques » supposées investir un espace sans forcément interroger la temporalité, et de l’autre, des œuvres « vivantes » s’inscrivant dans des temporalités brèves sans nécessairement renouveler les formes de spatialité. Or, les pratiques artistiques contemporaines52 brouillent les frontières disciplinaires classiques et remettent en question les hypothèses de classification, qui fondaient auparavant le droit. En France, comme dans d’autres pays, le législateur est donc régulièrement amené à réinterroger ses premières hypothèses et à modifier les cadres contractuels existants, pour tenir compte de la dynamique exploratoire des activités artistiques53.

En conclusion, la littérature précédente permet de comprendre que la dynamique des activités artistiques remet en question les leviers d’action classiques de la GRH. Ainsi, en premier lieu, la logique de renouvellement des pratiques artistiques complexifie la description des métiers et révèlent les limites des outils traditionnels de classification. En second lieu, les attentes des artistes, comme dans de nombreuses organisations « professionnelles », peuvent conduire à des conflits de valeurs et d’objectifs, entre la fonction managériale dirigeante et le centre

opérationnel. En troisième lieu, le cadre légal, nécessaire à la contractualisation des parties,

n’est pas toujours existant selon les pays. De surcroît, quand il existe, il se trouve mis à l’épreuve par la logique d’exploration des artistes et doit sans cesse s’ajuster, pour caractériser des situations radicalement nouvelles.

5.b. Les limites de la GRH classique : la notion de « co-direction »

Comme nous venons de le voir, les travaux sur la gestion des artistes insistent particulièrement sur les tensions « sociologiques » entre artistes et managers.

51 Voir les études de l’Observatoire Mondial sur la Condition sociale de l'Artiste créé en 1997 52

« Performances », « œuvres éphémères », « installations », « land art »…

53 Le droit d’auteur, notamment en lien avec la dématérialisation des œuvres, est bien entendu l’un des

questionnements les plus vifs en matière de droit. Sur la question de l’ « éphémérité » des œuvres contemporaines, on pourra se reporter au colloque sur « La Propriété intellectuelle des oeuvres éphémères » organisé par l’Université de Sceaux le 15 juin 1998.

Toutefois, ces difficultés sont-elles spécifiques aux entreprises artistiques ? Ne peut-on pas comparer ces problématiques à toute forme d’organisation, où le « common purpose » (Barnard 1938) ne peut se réduire uniquement à l’atteinte d’objectifs commerciaux définis à l’avance (ex: Townsend 2000) ? Ainsi, par exemple, dans les « entreprises démocratiques » la combinaison d’attentes fortes des individus en termes de participation, avec des objectifs d’efficacité commerciale, pose également de sérieux problèmes de gestion. Dans ces cas, nous avons suggéré à ce propos, avec Gand (2007), que ces difficultés, pour être surmontées, impliquaient de repenser la fonction managériale des entreprises (Gand et Béjean 2007a, 2007b). Qu’en est-il dans le cas d’une entreprise artistique ? Doit-on faire une « place » particulière à la « parole » de l’artiste ? Et selon quelle modalités ? Quel sens donner à l’expression de « direction artistique » ?

Dans la littérature classique, le modèle de la « co-direction » est alors souvent présenté comme une solution organisationnelle permettant de combiner objectifs artistiques et commerciaux. Par exemple, alors que Chiappelo (1998) propose la notion de direction « binomiale », pour trouver des « compromis organisationnel », visant à résoudre les tensions sociologiques de la « critique artiste du management »54, Voogt (2006) reprend les travaux de Gronn (1999), sur le « leadership distribué », et présente le « dual leadership », comme un outil efficace, pour résoudre les conflits dans les organisations artistiques. Dans ces deux cas, le « binôme dirigeant » veille à la poursuite conjointe des objectifs artistiques et commerciaux de l’entreprise. Lapierre (2001) estime, par ailleurs, que la distinction entre management et

leadership est cruciale dans ces organisations. Le « leadership artistique » renvoie alors, selon

l’auteur, à une capacité intrinsèque et individuelle des artistes, à conduire les changements nécessaires, pour atteindre l’excellence dans leur art, ultime but de l’organisation.

Selon nous, ces éléments clarifient en fait la répartition des rôles, implicitement présente dans le modèle de la « co-direction », et révèle que dans cette perspective, le management est alors souvent réduit à une direction « administrative »55 subordonnée. Or, est-ce toujours le cas ? Le manager est-il toujours réduit à un administrateur support ? N’y a-t-il pas des cas, où ses liens avec l’artiste sont plus forts et profonds (Bendixen 2000; Béjean 2007b) ? De même, les conditions d’existence d’une relation de co-direction sont-elles toujours données à l’avance ? Sait-on toujours organiser le « dialogue » entre artistes et managers ? Le « compromis » et l’« ajustement mutuel » (Chiappelo 1998) sont-ils suffisants ? Ces questions demeurent encore, selon nous, sans réponse satisfaisante pour le moment.

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Chiappelo (1998) suggère que la tension entre artistes et managers est liée à la critique historique des artistes (romantisme, lyrisme..) du management (bourgeoisie, matérialisme ; utilitarisme…). Selon elle, on assiste aujourd’hui à un rapprochement des deux figures d’acteurs à la faveur d’une démystification du statut d’ « artiste » et de nouveaux besoins en gestion dans les organisations culturelles.

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L’ensemble des analyses précédentes, nous conduit, maintenant, à suggérer qu’il est nécessaire d’étendre l’action managériale classique, pour prendre en compte de nouveaux

régimes d’activité dans les EPA. Avant d’avancer sur ce programme, nous allons synthétiser

Conclusion-synthèse : la nécessité d’un agenda managérial

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